Qu’il est bon de séjourner dans le royaume de Luvneel, de s’enivrer des odeurs alléchantes des échoppes des artisans et commerçants bouffis de thunes à plus savoir qu’en foutre, de s’exalter devant cette vie trépidante et pas morne pour un sou de ces bourgeois aux comptes en banque garnies et à l’allure élégante, harmonieuse, qui sied parfaitement à leur rang et condition si singulières. Qu’il est bon de s’évoquer que toute la lie de la terre qui infestait autrefois les rues pavées et autres artères de notre belle cité, prolifère désormais à Luvneelpraad, là-bas, où le mauvais-goût, l’abjection et l’infamie sont monnaie courante. Qu’ils aillent donc copuler entre eux, tous ces roturiers, bon à essuyer et cirer nos pompes, tous ces parias, ces reclus et autres déchets insignifiants que le monde ne sait que faire.
Qu’ils se terrent dans leur friche désolé à l’assaut du vent et de la marée et viennent pas nous les briser, qu’ils s’estiment encore heureux qu’on fasse pas raser leur cité pouilleuse, comble de la souillure. Moi, j’aime tout ce fric qui suinte dans l’auguste cité et j’ai le pifomètre qui dit bon dès qu’il s’agit de métal sonnant et trébuchant, j’aime toutes leurs parures hors de prix et tous leurs petits parfums aux senteurs délicates dont ils s’aspergent la couenne toute la journée durant. Moi, j’aime toute leur verve, leur dédain outrancier, leur condescendance manifeste dès lors que ça se place au-dessus de leurs jolis minois à tous ces parvenus. J’aime toute la pompe dans laquelle ils s’évertuent à transparaître, leurs airs maniérés, leurs registres de langue et toutes ces petites mimiques caractéristiques de leurs classes bourgeoises enorgueillies. Pourquoi j’aime tant cet état de fait ? Parce que ça les rend stupide, mon neveu. Ils n’ont que leur oseille à la bouche, ils se gorgent dans la parure, dans les fastes et la somptuosité en dénigrant tous ceux qui s’affairaient à être différents des codes et normes qu’ils ont établis si bien que ça finit par tellement leur tourner au coin de la caboche qu’ils en perdent le sens des réalités.
L’oseille c’est qu’un moyen et non une finalité comme ces demeurés ont semblé mystérieusement l’oublier dès qu’ils ont touché le pactole. Le flouze sans vision ne sert strictement à rien si ce n’est de s’adonner aux frivolités habituelles de nouveaux riches, de s’endimancher pour plaire et draguer les gourgandines des rues bondées de la capitale. Parce que figurez vous qu’à l’heure actuelle, Sharp Jones, il a pt’et pas de pétrole mais il a des idées dans le ciboulot, mon gars. Dieu sait qu’il lui manque juste un peu d’expérience dans le milieu, un peu d’oseille et le réseau qui va bien, pour se lancer à son compte. Suffit de me voir quoi, je suis beau et frais comme un gardon, pas de raison que je me rétame avant d’avoir concrétisé cette petite entreprise héhé.
Mais avant de faire mon propre beurre, il faut d’abord foutre les mains dans le cambouis. Ca a beau me faire suer mais faut dégraisser le bestiau, apprendre les ficelles du métier pour savoir où et comment frapper au moment venu. Personne connait le Sharp à Luvneel mais un de ces quatre, tous me craindront et me redouteront, parole de truand de la galère. Depuis le temps que j’arpente cette foutue ville, je la connais comme ma putain de poche, je pourrais presque faire le guide touristique. Du palais du roi Dayo aux boyaux mercantiles de la luxueuse capitale, des divertissements à gogo de Taraluvneel aux coins les plus malfamés de Luvneelpraad, je la connaissais sur le bout des ongles.
Fallait bien que je mette à profit ma connaissance du lieu et que j’en tire queq’ chose de foutrement juteux. J’avais creusé suffisamment mon petit bout de chemin pour qu’on s’intéresse en haut lieu à mon cas, fallait montrer que t’en avais dans le falzar sans pour autant passer pour une tête brulée sinon tu te ferais refroidir fissa. ‘Fin en haut lieu, je m’entends hein, disons suffisamment pour qu’un des sbires de Tempiesta veuille bien me convoquer, moi et une batterie d’autres lascars à la gueule foutrement avenante et au passé abscons. Se faire appeler par Tempiesta, ca a du bon pour la carte de visite et ca flatte l’ego, quoi de mieux pour un mec de ma trempe qui a besoin de faire ses preuves.
Il serait question d’un sacré coup, le genre de coup fumant qui paraitrait en première couverture si ca réussissait, enfin c’est ce qu’on m’a dit au den den mushi…maintenant allez savoir si ca sent pas le condé cette histoire. Mouais, je ne suis pas l’âne bâté de service qui se réjouit de tout et de hameçon qu'on me fourgue sous le nez, je demande à voir, je juge sur pièce moi Messieurs Dames. Et c’est d’ailleurs tant mieux puisque j’ai rendez-vous dans 1 heure pour voir si je fais l’affaire et au cas échéant faire un topo de la situation.
Vl’a que les vingt-deux heures sonnent et que je me présente dans le dock 44 où je suis censé montrer pâte blanche. Je frappe sur l’épais volet d’acier, un gars regarde à travers un judas, enfin un impact de balle transformé en judas plutôt et le lourd volet se lève dans une cacophonie métallique. Le temps de passer la fouille corporelle et que les gusses réquisitionnés pour me palpent les parties avec un sourire à peine dissimulé. Je pénètre dans un hall d’hangar, une lumière éclatante au centre de la pièce illumine un type étrangement fardé, un couvre-chef noir de jais qui fume, un collier de barbe relié à une moustache charnue et une foutue peau d’animal qui doit bien tabler dans les six zéros, parbleu.
L’énergumène me toise d’un œil inquisiteur, cambre sa moue et me fait signe de m’asseoir avec la petite assemblée réunie. Bientôt je sens une odeur d’iode, comme une odeur d’embruns dans le hangar et instinctivement je lève les yeux vers ce qui empeste cette foutue pestilence et je tombe nez à nez avec une enflure d’homme-poisson qui me reluque comme si l’ovipare qu’il était, comptait me becqueter. Le début des emmerdes, je vous le dis.
Dernière édition par Sharp Jones le Dim 18 Mai 2014 - 11:05, édité 6 fois