La mer, cette étendue sidérante tant qu'illusoire d'eau salée qui s'effiloche à l'horizon et coule sous nos pieds. Petit point dans ce vaste océan rempli de vie, du plus petit plancton au plus grand monstre marin, notre bateau semble impertinent dans l'harmonie bleue de cette vaste plaine dont la couleur rappelle vaguement le méthylène au coucher du soleil.
- Aaahh...
Le ciel, cette carte de terres blanches vaporeuses, délimitées par des fleuves oranges et mauves plus ou moins larges se joignant chaleureusement à l'astre doré qui disparaît au loin. Je me demande finalement comment je peux être capable de réfléchir, desséchée comme je suis. Mes camarades gisent là, eux-aussi, mais en moins piteux état. Il faut dire que le rhum n'avait pas arrangé les choses, que les effets secondaires s'étaient voulus tardifs et que j'avais finalement rencontré le plancher quelques jours plus tôt pour ne plus trop m'en détacher, sinon aller bouffer un bout de nos maigres réserves ou boire un peu d'eau. De l'eau, c'est ça, il me faut de l'eau.
- On est perdus. Mugit une voix un tantinet braillarde dans mon crâne.
Je me retourne, l'écureuil me zieute avec un regard interrogatif, dressé sur ses pattes arrières. S'en suit une conversation muette de pupille à pupille, parfois accompagnée d'un sourcil dubitatif ou interrogateur.
- Hum...
J'approche du tonneau d'eau. Ça au moins on risque pas d'en manquer : comme le temps est jamais fixe sur Grand Line, le beau soleil s'amuse à danser avec le temps pluvieux, le venteux et le nuageux et nous on est là, ballotés ; et ce grand tonneau qui se fait remplir et vider est la preuve de notre plus grand malheur. Des trucs flottent à la surface, mais je m'en balance. J'y plonge ma tête, ça me refroidit. Quand je la ressors, j'apprécie mal le caractère sec de l'atmosphère : j'aurais aimé y rester plus longtemps, me dé-zapper, là, m'y enfoncer toute entière comme dans un grand bain et m'endormir. Fascinée telle Narcis, je regarde mon reflet dans le miroir ondulant de la barrique.
- Huh...
Des mèches blanches, plus, toujours plus nombreuses, toujours plus blanches, un peu partout. Jour après jour, ce phénomène prend de l'ampleur et ma belle couleur de cheveux disparaît, déjà éparse au sein de ma crinière. Je ne m'interroge plus, ne cherche plus à savoir pourquoi, c'est comme ça : un jour je saurai ce qui m'arrive. Je plaque mes longs cheveux vers l'arrière, regarde tout autour de moi. Ils sont pas là, probablement dans la loge du capitaine. C'est comme ça, y'a que deux lits. Balisto s'approche, grimpe le long de mon mollet et retrouve sa place sur mon épaule.
- Vous allez bien, ma dame ?
J'ai toujours rêvé qu'il y ait une personne capable de s'enquérir de mon état de santé, mais jamais que celle-ci soit un écureuil. M'enfin des fois je reste sceptique, peut-être cette voix n'appartient pas à l'écureuil, peut-être que j'invente tout. Non, probablement pas, c'est trop coïncident, beaucoup trop. Je fais un pas, puis deux. Tiens ? Je recule, appuie du pied gauche, avance à nouveau puis cours jusqu'au bastingage. Rien ne bouge. En pleine mer. Nous avons du accoster sur un banc de sable. Je le vois, un peu difficile à remarquer à cause du crépuscule, mais il est bel et bien là : une longue plage de sable blanc. Je sors de ma poche le Logpose : l'aiguille indique l'exacte opposée.***Çà fait tellement du bien de s'allonger dans le sable chaud. Ces derniers jours, j'en avais même oublié quel plaisir c'était de se trouver sur un lopin de terre, véritablement immobile. Collée au sol, sur le dos, l'écureuil en profite et vient se nicher sur mon ventre, s'élevant et s'abaissant sous mon regard au rythme de ma respiration. J'en viens même à me demander où il a pu trouver la noisette qu'il tient entre ses petites griffes. Posée comme ça, je tâte mon sein, satisfaite de la tournure que prend ma blessure : cicatrisée mais pas entièrement guérie, je peux néanmoins respirer sans ressentir de douleur, à condition de ne pas forcer.
Cela allait tout de même faire une semaine que nous ne faisions rien que dormir et vider la réserve de nourriture du bateau. Certes cette dernière était assez imposante pour permettre un long voyage pour une personne, mais certainement pas pour trois adultes et une gamine maladive. Ainsi donc, si nous ne trouvons pas d'île dans les prochains jours, nous serons condamnés à dépérir, emportés par la disette.C'est finalement le couinement des gonds grinçants de cette satanée porte qui résonne dans ce silence absolu, bientôt suivi par des bruits de pas. A la pesanteur de ces derniers, je devine Kaitô avant même de le voir.
J'avais plutôt changé ces derniers temps, peut-être était-ce du au pétage de cable que m'avait valu ma blessure au poumon, ou peut-être était-ce autre chose, en tout cas je n'avais pas eu de crise de démence depuis. Pas eu envie d'en finir brutalement avec Scarlet car elle avait dévoré l'intégralité des digestifs des réserves, pas non plus eu envie de jeter sa mioche par dessus bord pour l'empêcher de se plaindre constamment de son mal de mer et de ne rien avoir à vomir désormais. Toutes ces petites choses me tapaient sur le système, mais j'étais rassurée de voir que mes problèmes psychologiques n'avaient pas empiré comme j'avais pu m'y attendre. Non en fait tout allait mieux, Bachibouzouk ou quel que soit son nom ne se manifestait plus.
- Le Logpose indique qu'on a pris le mauvais chemin, enfin je crois...
Je pousse la bestiole et me redresse, dévisageant le vieil homme qui rejoint la terre ferme à son tour. On échange les politesses routinières, s'inquiète de l'état de chacun, partage notre haine commune pour la gamine de Scarlet et son comportement bizarre avant de finalement en venir à un sujet crucial, celui que j'avais gardé sous silence depuis que nous avions quitté Innocent Island.
- Çà va faire longtemps que j'y songe, mais désormais c'est même certain. Grand Line est peuplé d'individus plus forts et plus dangereux, je ne peux pas rester un poids mort comme je l'ai été jusqu'alors. Mon regard se perd dans l'astre couchant, je réajuste l'une des mèches blanches qui me tombent sur le front derrière mon oreille. Il me faut être plus forte. Peut-être que le moment est mal choisi, mais...
Le concerné soulève un sourcil interrogateur tandis que je me tâte à lui demander ce service. Honteuse donc, le visage fixé vers le sol tandis que je modèle des petites boulettes de sable, je demande finalement :
- ...tu serais capable de m'initier au rokushiki ?
Dernière édition par Annabella Sweetsong le Mer 25 Juin 2014 - 19:25, édité 4 fois