De longues journées de convalescence scotchés au pieu, à me tourner les pouces, à compter les minutes, les secondes, le temps s’écoulant inexorable. Modo avait été formel quant à ses prérogatives en salle de réveil, je me devais de rester le cul juché dans le brancard et pas bouger un cil. ‘Fin, en théorie seulement, en pratique, c’était une autre paire de manches. Je n’étais pas pour autant le dernier à plaindre dans l’affaire, je pouvais taper la bavette avec les civils, estropiés, éclopés et autres invalides venant de se faire charcuter eux aussi comme de la barbaque. On voyait de tout dans la tante de fortune sous laquelle on avait été logé. Du jeune fougueux s’étant pété le tibia par excès de zèle aux vieux briscards amputés qui tenaient bon et s’accrochaient à cette chienne de vie qui leur avaient tant pris. Des gars qui avaient ciré de leurs culs ces foutus bancs à force d'être assis dessus, presque à se chopper des escarres tellement ils en décollaient pas. Des gars qui en dépit des circonstances, témoignaient d’un engouement certain pour la vie. Tous s’accordent à dire que plus tu passes près du couperet, plus tu passes près de la lame froide et austère de l’émissaire drapé, plus çà te fait frétiller le myocarde et émoustiller l’âme.
Une bonne semaine qu’on se tenait tous au chevet les uns des autres, dans une sorte d’atmosphère conviviale fabriqué de toutes pièces, parce qu’on devait écouler le sablier et que c’était dans l’intérêt de chacun que d’échanger son chemin de vie, de narrer le foutu de chemin de croix qu’est le sien à autrui. Çà nous fait penser qu’on est pas seul dans la mouscaille, que le gars que tu méprises chaque fois que tu croises son regard, n’est pas aussi indifférent à tes problèmes qu’il le laisse présager. Çà te fait songer que t’es pas la lie de la terre et que la déchéance que tu te rumines au fin fond du cervelet n’est pas aussi décadente que t’as envisagé et que même si c’est déplorable et inconvenant de le penser, çà fait du bien de savoir que ton voisin est pt’et encore plus embourbé dans la panade que tu ne l’es et que t’es pas la dernière des merdes. Ouais, çà, çà passe du baume sur le cœur. Tous ces mecs en avaient vu de sacrées, ils avaient sacrément morflés, bien plus que ma ridicule carcasse en avait vu jusqu’à présent. Une sorte d’empathie, de sollicitude émergeait dans nos rapports.
En marge à ces instants de vie commune, je devais me réadapter à cette nouvelle enveloppe de chair’ moelleuse, lisse, fibreuse, bien loin de ma carne rugueuse, hâve et décharné, de cet amas d’os noirci par l’épreuve du temps, mon vrai moi. La chose était aisé, une couche d’épiderme, sensible et sensitive, changeait singulièrement la donne, appréhender l’environnement et toute le tact qu’il revêtait était une expérience qui m’avait été retiré il y a bien des lunes. Je me sentais plus fragile, plus vulnérable, plus faillible que le moi d’antan, faute d’années de conviction à se dire que je n’avais strictement plus rien à perdre. Une enveloppe cassante, facilement ébranlable, qu’on pouvait blesser et maltraiter, une chair molle et tenue bien loin de la robustesse et de la dureté de ma dépouille osseuse. Une enveloppe précaire et éphémère qui subissait les affres du temps qui passe, une enveloppe aux antipodes de l’icône immortelle d’un crâne, presque immémorial. Je réapprenais à jauger les distances, à saisir tous types d’objets, à user et abuser encore de ces nouvelles connexions nerveuses, de toute cette fibre musculaire et musculeuse qui m’était dorénavant permis d’employer à l’escient convenu. Des muscles fuselés, une silhouette svelte, l’épiderme commençait progressivement à épouser la forme du tronc et de son ossature teintant de maigres reliefs cette apparence au demeurant trop lisse, trop plate. Le galbe d’un homme d’une petite quarantaine. Une rééducation en bonne et due forme, bien que particulièrement paradoxale vis-à-vis des confrères de brancard. Je réapprenais à me familiariser à de nouveaux organes tandis qu’eux faisaient l’inverse, presque tous sans exception. Les amputations en pagaille avait été le lot quotidien des toubibs pendant l’échauffourée avec la révolution, seulement tous les patients n’avaient pas encore reçus une prothèse digne de ce nom’.
Tous ces gars-là étaient des appelés au champ de bataille, des gars qui avaient répondu présent pour braver la terreur révolutionnaire. J’étais la petite tafiole du groupe, m’étonnerait pas qu’ils me qualifient d’un petit sobriquet bien pensé comme ils savent les imaginer. C’était assez déroutant pour un truand de mon cru, de se retrouver aussi bien entouré d’un coup. Çà vous brise dans l’œuf le moindre petit soupçon de magouille ou d’embobinage qui vous germe dans le globe droit. Surtout que je me voyais mal faire mon margoulin avec des gars déjà au bout du rouleau dont j’avais rien à tirer et qui attendaient pour certains le passage de la faucheuse sur leur lit de mort. Déjà que satisfaire la hiérarchie en tant qu’homme du rang ou officier fout du plomb dans l’aile de votre petite cellule familiale, il y avait fort à parier que parmi toute cette réunion de culs de jatte, de mutilés et autres infirmes, la plupart se feront lourder par leur petit brin de femme pour chercher meilleur partie ailleurs.
Pas de repos du guerrier pour les braves mecs du front, si c’est pas un monde franchement. Ils le savent très bien, ils en ont des échos avant eux en songeant que la leur de Germaine serait fidèle au bout du bout et leur claquerait pas dans les doigts. Mais, quand çà leur est tombé sur le coin du tarin, ils se sont fait une raison’, une de plus j’imagine, quant au coup du sort, à ce destin fallacieux auquel ils s’étaient promis en signant le papelard. Çà leur fait rien, plus rien devrais-je dire, ils sont plus à une désillusion près, ce qu’ils ont au fond est mort ou périclite à petit feu et consume les bribes de ce qui demeure. Les sentiments s’en sont allés bien qu’ils se rappellent tantôt, réminiscences spectrales et fugaces, tiraillant l’âme, meurtrissant la chair qui est l’empreinte de ce passé.
Dernière édition par Sharp Jones le Ven 20 Juin 2014 - 9:44, édité 1 fois
Posté Mer 18 Juin 2014 - 19:03 par Sharp
On était foutrement bien traité, les infirmiers et autres brancardiers étaient aux petits soins avec nous. Ils mettaient les petits plats dans les grands, bien conscients que l’assistance qu’ils constituaient était chose salvatrice pour leurs patients. Une humanité singulière se dégageait de ces hommes et femmes, de leur vocation, de leur sacrifice à rendre à ses hommes un soupçon de dignité, de respectabilité et d’amour-propre. Leur état n’avait que faire, çà allait bien au-delà de l’empathie, c’était de la bienveillance, une mansuétude sans bornes. Au fil des jours, je m’étais entiché d’un gars, Hans Jaeger de son patronyme, un gars tout droit sorti d’une île obscure de North qui s’était embrigadé la-dedans davantage par devoir familial que par véritable piété. Parachuté dans le conflit et volontaire pour botter des culs, il avait vite déchanté en faisant face au bourbier glacé du royaume de Sakura. Un mois à se peler le jonc et à aller au turbin contre les barbares, à enchaîner les assauts et les boucheries, à tirer à boulet rouge contre les insurrectionnaires. Une vraie chienlit pour reprendre les termes de Hans et qui plus est, il avait laissé des plumes dans l’affaire.
Il voulait pas me le dire, ouais, parce qu’il est trop respectueux pour s’apitoyer sur son sort, parce qu’il a trop d’honneur pour s’attrister en public, qu’il préfère son petit lopin de lit pour le faire lorsque tout le monde pionce, mais Hans est malade. Il veut pas le reconnaître, m’exhorte à pas me faire de bile pour son compte mais il a le teint pâle, blafard, des mauvais jours, qui de concert avec son apathie laisse à penser tout l’inverse de ce qu’il argue. La lippe tremblante, des suées quotidiennes, l’homme bégaye parfois, balbutie tantôt mais garde toujours ce sourire bienheureux envers et contre tout. Hans reste ce boute-en-train que l’on connait tous, le cœur sur la main, de ces gars prêt à donner un rein, à foutre les mains dans le cambouis pour vous tirer du mauvais pas, de ce gars qu’est resté sympa bien qu’il ait bouffé tout son lot de couleuvres. Ouais, ce gars-là, ce gars qu’on qualifie le plus souvent par la maxime « trop bon, trop con », ce gars pour qui on a cette peine navrante, ce type tellement niais et naïf qu’on en a tous profité une fois. Vous vous sentez tout con d’un coup, hein ? Ouais et encore, vous êtes pas devant ses yeux humides et sa mine décrépie. Ce mec attend la mort, littéralement, le sourire aux lèvres et il l’avouera jamais. Un déshérité, un pauvre hère, presque un paria pour sa famille resté en arrière. Qu’est donc ce mal qui te pourrit de l’intérieur, Hans ?
Hans était condamné, le pronostic vital était engagé, une maladie incurable, une pathologie sournoise qui lui ponctionnait toute sa vitalité, toute sa vigueur, un peu plus chaque jour, toujours un peu plus comme un ver sucerait une pomme. Comme la vie nous use tous. Alors Hans se réfugiait dans l’écriture, il couchait sur le papier d’un carnet, tous ses états d’âmes, ses pensées, ses humeurs, ses désirs, ses aigreurs, ses regrets parfois même. Il s’abrogeait de toutes les règles, il y trouvait une libération, peut être une expiation de ses propres fautes. Un recueil pour le pardon’, pas le sien, le nôtre, pas sa pénitence, la nôtre. Même aux portes de la mort, il n’a de geste que pour son prochain et ne se soucie pas le moins du monde de son sort. Aucune animosité, aucune amertume. Il avait bien plus de valeur que bien des poignées d’hommes se targuant de protéger la veuve et l’orphelin, il savait mettre le doigt sur l’essentiel, la substantielle moelle des choses et entendait laisser une preuve de son épopée. Pour la mémoire des siens, des siens qui ne sont pas à son chevet mais dont il sait l’amour, dont il sait l’attachement. Il se rattache à cette pensée, c’est tout ce qui le fait tenir. Hans m’interdisait de lire le contenu de ses lignes. Respecter sa confidentialité était la moindre des dernières volontés que je devais accomplir pour cette homme. Il me le léguerait avant de rendre son dernier soupir, son ultime souffle, avant de passer l’arme à gauche et de rejoindre le repos éternel tant escompté.
Aussi étrange que cela puisse paraître, Hans était un puits de science, de moralité et d’éthique, il donnait dans l’anecdote au moment opportun, l’un de ses hommes dédiés davantage au commandement plutôt qu’à la force vive, un homme promis à un grand avenir si le sort en avait décidé autrement. Nous étions tous captivés par ses paroles tant elles trouvaient un écho en nous, c'était presque du coq au vins pour les poivrots d'infortunes que nous demeurerions.
Il existe des êtres clairvoyants, de ses fines larmes verbales qui d’une parole vous transperce l’âme et ce que vous y aviez enfoui tellement profondément. De ces hommes qui d’une parole pacifient leurs prochains, font écrouler les barrières et accomplissent de grands exploits, de ces hommes qui marquent l’histoire d’une pierre blanche en en écrivant une nouvelle page. Les jours passaient et ses forces s’amenuisaient. Repas frugal, sur maigre collation, Hans s’anémiait peu à peu, succombant davantage au sommeil et à de longues phases de repos. Reclu dans son brancard, il lui arrivait d’être pris d’insomnies. Allumant la faible lueur d’une lampe à pétrole, l’homme poursuivait, toussotant, inflexible, sa prise de notes, c’était devenu le leitmotiv de son existence. Les docteurs ne pouvaient se résoudre à euthanasier Hans, question de déontologie professionnelle. Les toubibs avaient tous été nourris au lait du serment d’Hippocrate, les médecins étaient déchirés entre leurs sentiments personnels et cette sorte de probité morale. Mettre fin aux jours de Hans, lever les souffrances et les sévices qu’il endurait était chose pourtant inconcevable, du moins pas tant qu’une maigre chance d’en ressortir perdurait. Certains médecins pensaient que l’homme avait les aptitudes morales pour se remettre de ce mal profond, ce mal dont on ne voulait pas nous faire état, à nous autres, au motif du secret professionnel. Quoi qu’il en soit, il n’y avait aucune propagation de sa pathologie, nous n’avions rien d’une zone de quarantaine, et je crois ne pas me tromper en affirmant qu’aucun de nous n’avait les mêmes symptômes que le malheureux Hans. Hans n’avait que peu d’effets personnels, quelques babioles dans les poches en velours de sa veste d’officier, une boussole, un couteau de bonne facture, un négatif que l’homme gardait calfeutré sur sa poitrine jalousement et son carnet à la couverture granulé.
Lorsque Hans nous quitta, la semaine suivante, couvert de boursouflures et de cloques, le faciès tuméfié et les chairs gangrenées par l'immonde pathologie, lorsqu’il mourut dans son sommeil, le sourire à la commissure des lèvres, ce fut un soulagement pour chacun de nous comme pour le corps médical. Le tourment avait cessé, le supplice avait fini par s’arrêter, le calvaire par s’interrompre. Son chemin de croix accompli, tous comprirent qu’il avait trouvé la paix intérieure. Les meilleurs partent les premiers, Hans ne fait pas exception à la règle. Pourtant, nous autres, sans même le vouloir, étions dépositaires de l’héritage de Jaeger, de la flamme qu’il avait rallumé en nous.
De la terre à la terre, de la poussière à la poussière, un cycle se termine pour en laisser place à un autre, un grain de sable dans l’éternité, noyé dans les limbes comme des millions avant lui et des millions après. L'extinction d'une vie ouvrant tantôt les prémices de la postérité.
Dernière édition par Sharp Jones le Ven 20 Juin 2014 - 9:57, édité 1 fois
Posté Jeu 19 Juin 2014 - 12:17 par Sharp
Le trépas de Jaeger laissa planer un grand vide parmi les disciples de fortune dont faisait partie votre serviteur. Une sorte de tristesse latente, un climat moribond bien plus noir auquel on avait été habitué lorsque Hans était encore parmi nous. Morosité ambiante, où les douleurs des uns se rappelaient davantage à eux, où la souffrance lancinante devenait une plus grande épreuve encore. Plongés dans notre moi profond, à potasser et cogiter les quelques enseignements oraux distillés par le père Hans, à ressasser d’un œil supposé neuf le reflet de soi qu’on refuse tous encore de zieuter. Sa mort avait cristallisé tout notre mélancolie, notre spleen intérieur, circonspect et froid, aux antipodes du tempérament de notre défunt compère. Son décès, bien que programmé, était loin de passer comme une lettre au service postal gouvernemental, tout en étaient affligés, il était la coqueluche morbide du poste 23, l’allégorie de tout ce qu’il y avait de bon en nous et faisait office d’exemple, de modèle auquel les plus démunis d’entre nous pouvaient s’identifier et remonter la pente savonneuse. Des passages d’arme à gauche étaient monnaie courante au poste, je pense à ces gars tellement amochés que leurs gémissements violents n’étaient que la partie émergée de l’iceberg, de ces gars qui passaient pas la nuit et qui s’éteignaient dans un râle de douleur tellement ils en avaient soupé. Pourtant, celle de Hans était vécu comme un véritable traumatisme pour notre petite bande d’éclopés.
Lorsque la dépouille de Hans fut emmenée à la morgue et que ses effets personnels et autres possessions furent passés en revue par des émissaires du royaume, je fus étrangement convoqué par le corps médical. Une entrevue solennelle en présence de quelques toubibs et de ces corbacs à insigne venant becter sur la carcasse encore fumante de Hans dans la tante a côté. Des pingres, aux dents longues, aux doigts crochus qui en avaient après ses maigres possessions, le pire c'est que j’aurais pu être l’un d’entre eux. Discours officiel qui se débite, on me pose des questions, on m’interroge, on cherche à me coincer, à me tirer les vers du nez, à me faire dire ce que je ne sais pas, on interprète, on extrapole, c’est dans les ficelles du métier, dans l'ADN de la profession. Je reste droit dans mes bottes, bien m’en prend, je suis honnête, je me découvre à l’être, à pas mentir instinctivement, machinalement. Les préliminaires bouclés, j’apprends que Hans m’a désigné en tant que légataire testamentaire. Un papelard chiffonné que Hans avait griffonné dans sa solitude, signé et daté de deux jours avant sa mort. Hans ? N’avais-tu vraiment aucune âme plus sensée à qui confier ces objets ? Je n’en suis pas digne. Ou sont les "tiens" ? Ces personnes sur le négatif n’étaient t’elles pas mieux indiquées pour cette honneur, Hans ? En fin de compte, je n’étais pas le seul à te mentir. Nous avions chacun nos zones d’ombres, nos secrets et j’allais petit à petit découvrir les tiens, en accord avec tes dernières volontés.
L’homme s’était senti partir. J’héritais de ces maigres effets après avoir montré patte blanche et paraphé la paperasse. Chose bien étrange que de se retrouver hériter d’un lègue lorsque toute votre vie, vous étiez à l’envers du décor, derrière le rideau, à provoquer les legs d’autrui.Lorsque les toubibs nous informâmes quelques jours plus tard, de l’inhumation de Hans’ en petit comité, j’eus une boule au ventre. Ouais, ce petit tracas qui vous pèse sur le cœur’, non pas que j’étais pas habitué aux funérailles non, mais d'habitude c’était davantage un motif pour sabrer le champagne et nous faire péter le ventre plus qu'autre chose. Une vingtaine de personnes avait été convié aux obsèques du grand homme, et pourtant pas le moindre membre de la famille. C’était déroutant. Sans doute le voyage jusqu’à Drum était chose bien trop onéreuse et dangereuse pour un habitant de la mer septentrionale, enfin peut-être, du moins c'est ce que j'espérais. J’avais reçu la bénédiction de Modo pour quitter le pieu et me rendre à la dite cérémonie.
Depuis les semaines de rééducation intensive, j’avais retrouvé le plein usage de mes moyens. Un enterrement sans fioritures, dénué de pompe et de d’apparat, quelque chose de simple, à son image, comme il l’a été jusqu’au bout. Les émissaires de Sakura s’étaient chargés de régler « généreusement « la note des obsèques en tapant sur le fric ponctionné sur les payes de l’officier. Ouais, foutus salopards, j’étais certain qu’ils s’étaient pas fendus, qu’il avait opté pour la prestation basique, le minimum syndical pour Hans, sans compter qu’au regard du nombre de morts, le croque-mort devait sans foutre plein les poches.
Les jours passent, l’échéance approche. Plus je m’approche de la date fatidique, plus le discours de Hans me résonne droit dans l’encéphale, me triture les synapses à m’en faire bouffer les pissenlits par la racine. Plus je m’en rapproche, plus je me morfonds dans cette colère froide, dans ce refus de laisser partir Hans. Le déni, alimentant une sorte de haine viscérale à l’égard de moi-même, de nous autres, qui n’avons rien pu faire pour empêcher cette fatalité. Je m’exècre, je m’abhorre, moi, nous, lui, je me tiens en horreur, le visage livide entre mes phalanges, je quitte le brancard, gagne l’étendue glacé. Çà pèle, ça caille, je frissonnerais d’habitude comme n’importe quel quidam, mais pas cette fois. Pas aujourd’hui. Je bouillonne de l’intérieur, trop longtemps que l’hémoglobine tourne en circuit fermé et que le cœur ne remplit plus son rôle, trop longtemps que çà fermente, les canalisations pètent, la vapeur suinte. Çà s’instille dans les veines, çà contamine le réseau sanguin’, l’étuve de l’âme se propage et la chaleur se condense dans le silence de la nuit.
Je vagabonde sans but, tenant fermement la boussole de Hans pour me donner une consistance, le souffle brûlant créant une fumée opaque blanche dans mon sillage. Une hargne sombre m’habite, un fiel persistant qui me martèle de l’intérieur, comme une bête avide, prête à m’ouvrir en deux pour étancher sa soif. Une fureur assoiffée, caustique et aigre, allant crescendo. Quelque chose de viscéral, qui vous pourfend de l’intérieur, quelque chose de physique, qui interfère dans l’ordre établi de votre petite vie, veut se manifester, qui doit s’exprimer, se déployer. Alors, vous succombez, vous ployer sous la force vive qui a planté sa graine en vous et qui se nourrit, goulûment, indéfectiblement, parce qu’avant d’être un homme, vous êtes une bête, régi par ses instincts et sa condition animale. Le primat du primaire pour le primate, la règle des trois P, toujours celle-ci, celle qu’on se plaît à oublier quand on se figure contrôler Mère nature et dont elle sait rendre la monnaie de la pièce au moment où on s'y attend le moins. Alors je exécute à sa volonté, je crache ma bile et les lignes filandreuses qui n’en finissent plus. L’espace d’un instant, je me crois être atteint du même mal que Hans, je me suis vu à sa place, mais je me fourvoyais. Les fibres musculeuses de ma main se durcissent, comme si j’étais pris d’une contracture, ma main se fige sur elle-même, une crispation de douleur apparaît sur mon visage, le mal se matérialise enfin, comme s’il se faufilait tel une bête sournoise sous mes capillaires. Ma paume se resserre sur elle-même et prend progressivement une teinte basané, couleur d’ébène, tellement opaque que je n’y distingue plus mes phalanges. Un fluide obscur revêt ma pogne, un fluide presque vivant, qui posséderait presque sa propre volonté tant son apparition semble intrigante. Ébahi devant ce spectacle presque surnaturel, je n’ai pas conscience de son éveil, de cette chose que certains appellent la couleur de l’armement. J’assiste sans voix à la manifestation avant de reprendre peu à peu possession ma main au fil que la couleur se dilue de celle-ci, sa dureté s’estompant réciproquement.
Dernière édition par Sharp Jones le Ven 20 Juin 2014 - 10:15, édité 1 fois
Posté Jeu 19 Juin 2014 - 22:40 par Sharp
Une sensation étrange, bien différente de celle du démon suite à l’ingestion de Boom Boom s’était emparée de moi, quelque chose d’abscons mais d’étrangement bienveillant. Une armure, une cuirasse supplémentaire recouvrant l’épiderme et protégeant son hôte. Prenant à peine conscience du phénomène, je relevais la tête vers l’horizon enneigé, une dizaine de mètres plus loin, une silhouette obscure, trapue, robuste, avait aussi assisté à la scène. Des yeux perçants, de ceux d’un fin tireur, de ceux d’un fin limier, je reconnais sa corpulence et son couvre-chef. C’était l’homme qui m’avait sauvé la mise dans la rade du port.
« L’esprit combatif. »
« Hmmh ? »
« Cette chose que vous venez d’aller chercher aux tréfonds de vous-même. »
« … »
« Hans était également l’un de mes compagnons d’armes, vous savez. Un homme qui tient toujours son regard au-dessus de votre épaule. Un utopiste pour certains, un idéaliste pour d’autres. C’était un véritable frère pour moi. »
Levant les yeux vers le campement, l’homme me fait signe de tête, me signifiant de regarder dans la dite direction.
« Montcalm, Munro Montaclm. Chef de la milice du royaume. L’enterrement de notre ami commun a lieu demain. Il serait préférable que vous regagniez le poste de soins. Il serait dommage que vous chopiez une pneumonie. Quoi qu'il en soit, il y a de fortes chances de se voir là-bas, Sharp. «
L’homme fit volte-face, reprenant sa marche silencieuse dans une hauteur de neige à fleur de genoux. Aucun regard à son insu, droit, régulier, rigoureux, comme la justice qu’il représente.
Le lendemain, nous étions tous sur le parvis du poste, une toilette était de rigueur et les plus chanceux d’entre nous avaient même revêtu leur habit d’officier en guise de témoignage de respect. Lorsque nous fûmes tous réunis et que nous entamâmes la longue procession funèbre jusqu’au cimetière marin du royaume, nous nous retrouvions tous abasourdis, en proie à nos craintes et nos démons personnels. Certains sanglotaient à chaudes larmes mais l’atmosphère était davantage au recueillement taciturne. La procession arriva bientôt en lieu et place et la cérémonie débuta par un discours augural de Munro Montcalm. Un discours qui transpirait un amour sincère, un éloge funèbre qui faisait transparaître toute la camaraderie qui cimentait le rapport entre les deux hommes, un lien puissant, une connexion fraternelle qui, en dépit des circonstances, ne perdait rien de sa superbe.
Une petite heure s’écoula, le prêtre faisant son service, récitant les prières, plaçant des pièces sur les prunelles du défunt comme le voulait la tradition de son île d’origine. Les sacrements ensuite. Puis vint le dépôt du cercueil dans le caveau. Les gerbes de fleurs furent déposées à leur tour, une à une, venant rendre hommage à un homme de bien. Certains s’affranchirent, le cœur gros, de leurs états d’âme, pour se débarrasser du fardeau pesant sur leur conscience. Des témoignages émouvants, poignants, on louait ses qualités sans pour autant omettre ses défauts. Pourtant, ma langue ne se déliait pas. Plongé dans un mutisme involontaire, j’essayais de balbutier quelques paroles mais rien ne venait, rien ne retentissait. Pas une bribe, un phonème ou une syllabe. Je me découvrais tétanisé comme jamais je ne le fus jusqu’à présent si bien que je dus me résoudre à ne pas prononcer le moindre mot pour honorer Hans.
Le cercueil inhumé, les porteurs finirent par sceller la dalle à jamais, refermant sur Hans Jaeger, le spectre d’une vie vécue pour les autres, d’une existence consentie pour quelque chose qui dépassait l’entendement d’un seul homme. L’humanité, dans son ensemble. Adieu Hans. A Jamais.
Le cimetière se vidait progressivement tandis que le crépuscule pointait, un orbe rouge sang, porté lui aussi pour témoin de ton départ dans l’au-delà. Je m’apprêtais aussi à me retirer lorsqu'une main chaleureuse se posa sur mon épaule. La paluche touffue, les ongles noirs.
« Je crois savoir que vous n’avez aucune famille ici-bas, Sharp. Venez donc passer un peu dans mon chalet, le temps que vous envisagiez la suite. Nous pourrions peut être retrouvé les vôtres. «
« ..c’est que je Hmmmh… »
« Prenez ca comme un geste de gratitude de ma part envers Hans, si l’attention vous gêne. «
« D’accord » osais-je répliquer d’un ton embarrassé.
Ce royaume allait décidément me réserver bien des surprises.