La première chose qui frappe quand on arrive en Amerzone, c’est l’odeur de vase qui exhale des mangroves et imprègne tout, la seconde étant généralement un habitant qui n’aime pas les touristes, un habitant normal en somme
Heureusement l’agent Red n’est pas un touriste, et même s’il n’a pas mis les pieds dans le coin depuis au moins dix ans, l’Amerzone est une de ces choses qui vous marquent assez pour qu’on ne s’en débarrasse jamais, c’est comme une vieille cicatrice chez un serpent, on a beau muer et changer de peau, elle reste la bien ancrée dans votre chair.
La chaloupe de Red s’amarre à une jetée déserte de la périphérie de Freetown. Juste le temps de ramener à la surface assez de l’argot local pour convaincre les deux mômes occupés à jeter des caillasses aux crocos de garder sa barque quelques jours. Et de partir à pied vers la ville.
Dix ans. Dix ans et à chaque pas, pour une chose qui a changé Red en trouve dix qui sont restés telles qu’il s’en souvient. La boue noire qui colle aux pieds dés qu’on sort des rares rues ou on s’est donné la peine de poser quelque chose par-dessus. Les regards durs des locaux et cette façon qu’ils ont tous de se promener comme s’ils étaient les rois du monde. Ici même le plus pauvre a quelque chose de plus que le reste du monde. La fierté d’être Amerzonien et de l’avoir choisi. La fierté qui reste de ses ancêtres que le monde a jeté dans un trou et qui se sont relevés pour lui cracher à la gueule.
Quand on vit dans le trou du cul du Gouvernement Mondial, il faut bien se raccrocher à ce qu’on peut.
Les pas de Red le ramènent vers le port. La seule zone côtière ou un touriste peut débarquer avec une espérance de survie raisonnable et éviter de se faire becter par les crocodrilles et les maringouins. Ici on se veut civiliser. Ou du moins on essaye. Sur Amerzone on n’exporte pas grand-chose. Du porc et des gens essentiellement, ici chasseurs de primes et pirates quittent Freetown ensemble et y reviennent de même, fortune faite ou les pieds devant. Difficile de faire la différence d’ailleurs, la plupart des expatriés ne voyant la piraterie que comme un à coté toujours pratique à n’importe quel métier. Et on s’étonne que les Amerzoniens aient mauvaise réputation…
Sur le port Red cesse d’observer les bateaux et de noter leur provenance pour s’arrêter sur un rade toujours debout. Un rade qu’il connait bien. C’est ici qu’enfant il venait se planquer pour écouter les récits des vieux loups de mers locaux. Ici aussi qu’il a claqué toute sa fortune de l’époque pour qu’un ancien marine alcoolique lui trouve un contrat de mousse et le vende contre un peu de rhum a un navire de contrebandier. Dix ans, ça fait loin.
Autant commencer par la non ?
Laissant les navires Red rejoint le bar. Sordide, étriqué, puant. Faut croire que le môme qui y prenait son pied était moins regardant que l’agent d’aujourd’hui. Ou qu’il avait vu moins de bar. Plutôt ça.
C’est dingue. Derrière son comptoir La Trique est toujours la. Encore plus maigre et l’air plus teigneux qu’avant, avec de nouvelles cicatrices sur la gueule, mais c’est bien le même. Et la, dans le coin de la salle, avachi et bourré comme s’il n’avait pas bougé depuis dix ans, Borgnefesse. Le pilier de bar à une fesse le plus connu du coin. Putain de flash back. Red voit presque le gamin qu'il était venir trouver le vieux vétéran et lui filer tout son pognon contre une place à bod d'un navire.
Alors eu’l borgne ? Toujours confit dans ton jus ?Eurk ?
C’moi le piaf. T’souviens pas hein ? Rossignol. Eu’l mome piaf.Arrh…
T’souviens pas de moi, c’pas grave. J’va t’aider à te souvenir.Méme l'accent étrange du coin est revenu. Après tous ces efforts pour le faire disparaitre et cesser de passer pour un putain de péquenaud. Chassez le naturel... Pff
Allez l'éponge, on lave gratis asteur !Et Red de crocheter la nuque de l'ivrogne pour lui lever le cul de la chaise, et lui coller dans l'élan un petit croche patte qui l'envoie a peine réveillé mais déja gesticulant en diable, s'écraser comme une grosse serpillére tout droit dans l'abreuvoir d'eau sale qui traine devant le rade. Plouf.
Ostie de câlice de ciboire d'esti de tabarnak de crisse !
Alors Borgne ? T'aimes pas ça l'eau ?J'va te défoncer volaille de merdre !
Mauvaise réponse...Écrasant la main du vieux qui tente d'agripper le bord du bac pour se sortir de la, Red chope les cheveux gras du poivrot pour le replonger un bon coup dans la flotte. Et le ressortir. Aspirations, insultes, glou, retour en plongée. Mine de rien l'épave a de la ressources et Red le renvoie tutoyer le fond du bac trois fois de plus avant d'obtenir une sortie qui soit un poil plus calme...
Stop stop ! C'est bon j'va me taire !
Oh mais je veux pas que tu te taises borgne, j'ai même plutôt le gout à t'entendre. Mais j'cause pas aux éponges...Tabarnik mon gars ! T'aurais pu commencer la avant d'me pogner ! J'va tout te dire ! T'façon c'est pas moi qu'ai fait le coup ! Parole !
T'entrave vraiment rien hein ? Viens le borgne, j'va t'offrir à boire.Attend ‘tend ! J'crois bien que j'te remet ! Une gueule frais chiée comme ça dans un froque rouge... Tu serais pas le ptit Ross revenu des enfers pour achaler encore un pov' vieux marin comme moi hein !?
Les fantômes ont pas soif eu'l borgne. J'suis pas plus mort que toi.Maudusse ! J'savions bien qu'on me charriait, la mort croque pas les ptis crosseur dans ton genre hein ?!
Ouais, faut croire…T'en as mis une sacré s’cousse à rentrer. Tu t'es perdu ?
Bah, c’est grand la mer.Pour sur gamin, pour sur. Pis ça t’as réussi hein ? T’as plus l’air d’un capitaine que d’un mousse maint’nant. T’va me raconter ça !
Une heure et un nombre importants de verres plus tard, Red a renoncé a savoir jusqu’où pouvait consommer Borgnefesse sans tomber. L’organisme du vieux doit être si habitué à l’alcool qu’il semble de plus en plus lucide et en forme a mesure qu’il boit. Incroyable. Incroyable et pratique.
Bon l’borgne, c’pas que j’en ai mon voyage de taper la jasette. Mais j’ai un service à te demander.Tss… J’ma doutais bien que tu me rinçais pas à l’œil pour rien. Héhé… Quoi qu’tu veux gamin ?
Je cherche un type. Un type hein ? Une tête oui. Alors c’est ça que tu chasses maintenant ? J’espère que t’oublies pas les règles…
Chez nous c’est chez nous. J’oublie rien. Ma c’est un touriste que je chasse. Un touriste qu’a veut se terrer icite. Héhé, le con ! T’as une image ?
Ouaip, mate ça. Hey… Marrant ça. J’a dja vu c’te sale trogne la pas plus tard que l’aut’ jour.
Quand il a débarqué ?Nooon. Quand un aut’ que toi est venu me poser les mêmes questions.
Merdre ! Qui ?!Des presque chum à toi héhé. Avec un D. D comme D’altons.
Rah. Toujours à chier dans mes bottes ces cons la. Dis moi ce que tu leur as dit et je m’arrache. Bonne chasse Piaf. Repasse boire un coup un de ces quat’.
Mouais…Retour dans la rue avec une bonne pioche en main, mais pas de quoi mener la donne pour l’instant. Le touriste est la, et il prépare une expédition vers l’intérieur des terres, le crétin pense surement que tout ce qu’on raconte sur le coin est un poil exagéré et qu’il pourra s’y planquer quelques mois le temps de perdre ses chasseurs. Quel con. Il risque surtout de se faire bouffer tout seul sans rapporter de fric à personne. Ce qui serait probablement une satisfaction pour lui cela dit. Un peu comme ses bestioles qui se rendent immangeables pour faire chier jusqu’au bout le prédateur qui les a butés.
Mais ce n’est pas le problème actuel. Ou plutôt ce n’est un problème que pour le premier prédateur, et pour l’instant Red n’est que le second sur la piste.
La cible loge dans un hôtel crasseux de la périphérie de Freetown. Probablement occupé à réunir de quoi se lancer dans le veld. Pas évident pour un touriste, il faut un guide, des armes, des montures. En temps normal Red prendrait le temps de localiser le type, le situer, le connaitre. Mais avec d’autres chasseurs sur le coup il n’y a pas de temps à perdre, il faut choper le touriste, et le choper vite, brutalement. A l’horizon le soleil finit de se coucher, laissant une fraicheur bienvenue se répandre dans le coin en dissipant la chaleur de plomb de la journée. Bientôt il fera même franchement froid, mais pour l’instant la ville s’éveille à la nuit. Une nuit pleine de bruits et d’odeurs, cris joyeux, fumée grasse, nourriture grésillante sur des braises. Une nuit qui semble dire bienvenue chez toi à l’agent sans attaches.
Bienvenue chez toi… Au détour d’une rue Red s’arrête soudain. Plus loin doit se trouver la maison. Cette maison dont il est parti il y a dix ans sans prévenir personne et sans se retourner. Le père, la mère, les frangins. Toujours la surement. A l’attendre peut être ? A attendre autre chose que les quelques enveloppes pleine de pognons qu’il leur a envoyé quand il pouvait, pour jouer au bon fils, pour leur prouver qu’il n’était pas mort. Ou juste pour se dire qu’il lui restait toujours un endroit ou rentrer.
C’est long dix ans. Assez pour grandir, vieillir, accumuler un paquet de non dits et de regrets. Et plus le temps est long plus ils pèsent et s’alourdissent, et plus il faut de courage pour s’y attaquer et s’en débarrasser.
Oi mon gars ! Tu bouges de la ou tu payes !Red se secoue. Un jour il retournera les voir c’est sur. Un jour, mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui il a du boulot.
Une fois dans le bouge, trouver la chambre du touriste ne prend guère de temps. Comme prévu le type est sorti et il ne reste qu’à appliquer le plan le plus simple du monde, monter attendre son retour dans sa chambre pour lui tomber dessus sauvagement.
La serrure est si simple que Red pourrait la forcer les yeux fermés. La pièce sent le refermé et on y a visiblement pas ouvert les rideaux depuis un bail. L’agent marque le pas quelques secondes, le temps de s’habituer à la pénombre ambiante, puis rentre dans la chambre pour y prendre ses aises.
ClacC’est la porte qui se referme un peu trop vite qui alerte Red, juste assez tôt pour que la lanière qui se referme autour de son cou attrape aussi son avant bras et qu’on ne puisse pas l’étouffer tout de suite ou lui briser la nuque. Coup de bol, le type est tout seul, ce qui lui interdit de procéder à une strangulation dans les règles de l’art avec deux assistants qui tiennent les bras de la cible. Et qui permet à Red de répliquer immédiatement par la parade appropriée, longuement étudiée pendant les cours du Cipher Pol. D’abord, bloquer l’agresseur et le faire lâcher prise. Bandant ses muscles Red se jette en arrière vers la porte contre laquelle il écrase son attaquant qui loin de lâcher prise lui saute sur le dos et continue de lui cisailler la main et le cou avec application. Bam, Red cogne encore, se jetant de toutes ses forces contre les cloisons pour assommer son parasite pendant que l’étau se resserre lentement sur sa gorge. Bam, nouveau coup, cette fois avec bris de miroir et sept ans de malheur pour les deux combattants, et enfin un geignement de douleur du coté de l’adversaire qui relâche sa prise une seconde. Bien assez pour Red qui attrape immédiatement la cordelette et d’un mouvement sec envoie son adversaire voler par-dessus son épaule et s’étaler sur le lit. Deux lames brillent une seconde dans le noir. Celle de Red sabre un coussin lancé vers son visage, l’explosion de plumes l’empêchant de parer le coup de pied venant du lit. Une botte douloureusement solide lui heurte le bas ventre, l’envoyant se plier en deux contre un des murs de la chambre pendant que l’ennemi se redresse déjà pour lui foncer dessus. Tâtonnant sur le mur Red attrape un tissu, le rideau ! Et l’arrache d’un coup sec, comptant sur l’éblouissement momentané de son adversaire pour se remettre d’aplomb. La lumière inonde la pièce et les deux combattants se figent soudain en s’apercevant au même moment que ni l’un ni l’autre ne sont la cible qu’ils recherchent.
Merry ?!Rossignol ?!
Encore un flash back ? On ne devrait jamais revenir en arrière. Mélodie d’Alton. Une fée dans une famille de brutes. L’une des rares amies de Red au sein de la bande qui le pourchassait et le tabassait régulièrement. Et surement la fille la plus convoitée du quartier malgré la présence de ses voyous de frangins qui martyrisaient méchamment tous les gamins osant trainer à coté de leur sœur adorée.
Calice de merde ! Qu’estu fous la Ross ?!
Questu veux que j’fout hein ? J’fais comme toi !
Moi je me jette pas dans les pièges ! T’as donc rien appris dans le grand monde ?
Roh ça va hein ! Je t’aurais eu si on avait continué.
Crois donc ça oui. Si ça peut t’faire plaisir…
Melody chasseuse de primes. Pas vraiment étonnant au demeurant, dans le clan d’Alton on est chasseurs de primes de père en fils et de mère en fille. Pas par conviction, mais parce que c’est le statut le plus rentable quand on veut se faire du pognon au dépend du monde en restant ouvertement du coté de la loi le moins générateur d’emmerdes.
T’es toute seule ?
Héhé. T’as encore peur des frangins Ross ? Vrai qu’il y en a un qui t’as jamais pardonné la jolie balafre que tu lui as laissé dans le gras... Je suis sur qu’il serait content de t’mettre la main dessus.
Tsss. C’était y’a dix ans.
Dix ans déjà ? T’es vraiment en dessous de tout Ross, t’aurais pu donner des nouvelles !
Ouais j’aurais pu. Déjà je t’aurais dit que je m’appelle Red maintenant. C’est fini le nom de piaf.
Red ? Héhé, et t’as pas fini pirate avec un blaze pareil ? Coup de bol. A moins que tu le sois et que ta tête soit mise à prix. Je crois que ça me plairait assez ça…
Pff. Pourquoi tu crois que je chasse le touriste hein ? J’suis chasseur comme toi.
Dommaaage… C’est tellement plus excitant les pirates. Alors que si t’es chasseur, on va devoir continuer à se battre… Parce que, celui la je l’ai vu la première !
Je crois pas non. Je suis sur ses traces depuis son dernier carton, alors ça m’étonnerait que tu lui ais collé au train avant moi.
Huuum. Alors quoi ? Tu vas me proposer de bosser ensemble ? C’est d’accord !
Euh…
Allez debout, c’est mort ici de toute façon, allons le coincer dehors ce sera plus amusant. Et puis tu pourras m’offrir à manger.
Hein ?
Pff. C’est bien la peine de partir en mer si c’est pour rester aussi épais que les rustres d’ici. Allez Red ! En avant !