Et quand il croit ouvrir ses bras, son ombre est celle d’une croix.
Ne cessait de répéter un vieux révolutionnaire qui avait écopé de la prison à perpétuité. Qui sait, peut-être un jour Ils comprendraient, puisque c’était mon cas.
J’avais navigué sur les quatre mers avec pour seul objectif de planter un peu de paix. Pour quoi ? Vivre d’horribles guerres, voir les camarades d’infanteries crever, je les avais vu, leur cervelle exploser et pour certain il n’avait fallu que d’un clic. Ils partaient confiants, souriants, puis à la fin on ne retrouvait même plus leur visage. J’avais vogué, bravé, craqué os, brisé mâchoires sans jamais penser à tuer sous l’ordre de quelqu’un. Parce qu’il le fallait, parce que d’après cette personne c’était la seule alternative. A quoi ? A rien. Parce que cette personne était le pantin d’une autre. J’avais vu des hauts gradés sacrifier des vies en connaissance de cause, et pour rien. Jamais je ne m’étais lamenté, jamais je n’avais pleuré. Il y avait deux côtés, et j’avais choisi le mien.
Ils étaient tous pourris. Pourris jusqu’à la moelle épinière. Je m’y étais fait. Hélas, je gardais en moi une rage qui briserait le masque tôt ou tard. Mais je luttais. Parce que, il y avait deux côtés. Et j’avais choisi le mien.
Quarante ans de vie. Dont un tiers à se voiler la face. Il me restait quoi ? Dix ans de lucidité. Trente ans pour qu’il, moi, arrête de sommeiller. Et puis, il y avait eu ce procès. Peut-être, je me dis, que j’aurais préféré la peine de mort, tout de même. Pour moi, cette faction n’avait rien d’élitiste, c’était une horreur. Chaque appel, chaque ordre… C’est affreux d’avoir comme travail de se battre jusqu’à ce qu’un des opposants posent genoux à terre. Ma vie était un pile ou face où s’affrontaient la vie et la mort. Je me détestais de ne pas être inquiet du sort que me réservait la pièce. S’arrêter ou continuer. Continuer et voir d’autres camarades, eux, s’arrêter ou continuer ? S’arrêter, c’était suivre ceux qui étaient déjà tombés. Mais s’arrêter tout de suite, c’était ne jamais trouver le repos pur et absolu. C’était, même au fond d’une tombe, avoir des remords. Parce qu’on ne vit pas quand on est marine d’élite. On survit aujourd’hui pour survivre demain. Par contre, on ne laisse pas le choix aux adversaires.
Goa était en deuil. La révolution, la marine et les magouilles avaient fait fleurir de beaux arbres. Conspiration, massacres, destruction, pauvreté et désespoir en étaient les fleurs. On fuyait le Royaume abîmé, on avait peur. “Même les riches pouvaient mourir”, qu’on voyait dans les yeux des survivants qui allaient se loger à Fuschia. C’était maintenant une ville maudite. Personne n’avait plus envie d’y vivre. La Marine de Goa, qui était en fait les hommes du Vice Amiral Fenyang, s’afférait à reconstruire le Royaume tandis qu’on avait envoyé les bons soldats de l’élite sous le vestige qu’était le Grey Terminal. De la poussière et du sang. Et dans les souterrains, peut-être d’anciens résidents, peut-être d’autres révolutionnaires. Fenyang s’en fichait, il ne voulait plus d’autres attaques. C’était tout. Les ordres qu’on recevait étaient toujours simple et précis, et là en l’occurrence il s’agissait de traquer la moindre bête grise. Jusqu’à ce que l’île de Dawn en soit lavée une bonne fois pour toute. Toute l’île !
Et pour ça, on exécuterait un autre genre d’opération des trois tout : Coffrer tout, détruire tout, reprendre tout.
Sergent ? Les derniers vont pas tarder à arriver. On part dès qu’ils sont là, Fenyang veut des résultats… et des têtes.
Encore des marines d’élite qu’on envoie ?
Sûr. Ils ont même mobilisé le Ciphor Pol 5, c’est dire. C’est terrible de l’avouer mais c’est les événements passés qu’ont permis de rassembler autant de forces pour faire le nettoyage... Les nobles auraient jamais permis que toute une cavalerie d’hommes débarquent sur Dawn foutre le bordel sur leur si précieuse terre.
Hé bah voilà à quoi elle ressemble, leur terre, maintenant… J’arrive.
Dehors, c’étaient des centaines de casques bleus qui étaient alignés en rang. Il y avait parmi eux la marine d’élite et la marine de Goa. Devant, le Vice Amiral Fenyang, Lord Vendetta, Mendoza et une flopée d’officiers que j’allais rejoindre. Encore quelques caravelles et un croiseur puis on pourrait partir à la traque révolutionnaire, c’est qu’on avait beaucoup à investir, les alliés de Rafaelo étaient encore nombreux, pour sûr. On surveillait les bateaux qui partaient de l’île, tous, sous ordre. Aussi bien de Fuschia que d’un port aménagé, ailleurs.
Et les yeux dans le vide, j’y repensais. Certainement l’image des dépouilles civils, marines et révolutionnaires que je n’avais pas vue, mais que j’imaginais très, trop bien. ça me rappelait la guerre.
Et quand il croit ouvrir ses bras, son ombre est celle d’une croix.
Qu’il n’arrêtait pas de répéter. Je ne comprenais pas. Malheureusement, je sais, maintenant.