Boréa. Lieu très animé ces derniers temps.
Ce qu’Alrahyr et sa mère ne savent pas, c’est que Karl Kaltershaft n’a pas été arrêté en tant qu’otage pour attirer son fils dans la gueule du loup… Et s’ils ignorent cela, c’est bien entendu parce que l’appartenance de Karl au Gouvernement Mondial leur est inconnue.
N’oublions pas une chose : Karl Kaltershaft, alias Agent Coldway, membre du CP6, avait une mission d’envergure. Infiltrer la révolution et communiquer l’ensemble des informations récoltées au Gouvernement. Chose qu’il a réalisé avec brio, jusqu’à… jusqu’à son fils. Quels que furent les événements, il n’est jamais parvenu à se faire à l’idée qu’il puisse donner les informations nécessaires à l’arrestation – voire la mort – d’Alrahyr. Il reste son père…
Et ça, même s’ils ont mis du temps à l’admettre, ses supérieurs l’ont compris. Leur plus fidèle et efficace agent infiltré de la ville de Bocande, hôte de la révolution, carrefour relationnel des manigances clandestines, n’était pas aussi infaillible que cela. Karl a une âme familiale, et ça, ils n’aiment pas.
Ainsi l’agent Coldway se croyait assuré, à sa position très favorable. Et, préférant ne surtout pas divulguer son infiltration à qui que ce soit, même à un Commandant de la Marine, il semble qu’il se soit laissé prendre tel qu’il imaginait qu’on s’y attende. Et, de son côté, l’officier ne semble pas avoir clairement explicité la raison de l’arrestation du forgeron. C’est donc dans ce jeu de « non-dits » que se sont lancés les deux camps, chacun ignorant des parties de l’histoire générale.
Sauf que ce jeu conduit Karl directement en prison, à un endroit plus profondément enfoui que ce à quoi il va s’attendre… Sans son fils pour voler à son secours…
Boréa. Lieu très animé ces derniers temps.
La petite troupe, constituée d’une vingtaine de révolutionnaire, d’Adam Lame, de Yunna Kaltershaft et de son fils, arrive rapidement aux abords de Lavallière, par la côte, via la plage. A cet endroit, de faibles fortifications habituellement gardées par la Marine rendent l’accès à la zone militarisée difficile. Mais les sous effectifs actuels rendent une telle protection difficile…
Quoi qu’il en soit, ça n’est pas par-là que le groupe compte passer. Par souci de sécurité, le croiseur du Commandant mouille dans la baie, et n’est pas amarré au port. Les troupes sont descendues en chaloupe, et une unité de veilleurs est restée à bord, comme en témoignent les lumières matinales visibles sur le bâtiment de guerre.
- Trap, t’as une idée qui nous éviterait de les prendre de front ?
Ce surnom colle parfaitement à la peau d’Adam. Un tacticien stratège doté d’une inventivité fascinante en matière de solutions à tous les problèmes. Et surtout quand il s’agit de piéger ses adversaires.
- J’ai bien une esquisse de plan en tête, mais ça va pas te plaire…
* * *
Pleine nuit.
Toute la journée, prenant garde à ne pas être vus, le groupe a attendu dans la crique la plus proche. S’embarquer clandestinement sur un croiseur de la Marine, ça n’est pas une chose faisable à la lueur du jour. Adam a exposé son plan, et non, ça n’a pas plu au jeune Kaltershaft. Mais n’ayant rien d’autre à proposer, il n’a pu qu’accepter.
C’est ainsi qu’au beau milieu de la nuit, profitant d’un ciel chargé des nuages Boréalins masquant totalement la lune, l’opération débute. Alrahyr est placé par ses compagnons dans une embarcation de fortune, lestée pour flotter juste sous le niveau de l’eau en comptant le lourds poids du jeune homme. On lui fixe une paille dans la bouche, s’assurant que la perte de conscience due à l’immersion ne lui fasse pas lâcher ce cordon qui le relie à la vie.
Puis le reste de la troupe s’équipage également de ces pailles, confectionnées avec les matériaux trouvés toute la journée çà-et-là parmi les innombrables débris qui jonchent la côte.
Le littoral Boréalin, une vraie poubelle suite à tous ces événements…
Bon, certes ces pailles de fortune ne sont pas étanches… Certes on peut avaler un peu – beaucoup – d’eau de mer en respirant avec… Mais quand il faut y aller…
Alors Alrahyr est plongé sous l’eau et perd rapidement conscience, respirant par l’automatisme naturel de son corps au frêle tube confectionné pour lui. Eh oui, quand on a des pouvoirs comme les siens, quand on mène l’assaut pour prendre un bateau en passant par la mer, on est tout bonnement ridicule. Le groupe complet s’immerge, et les petites pailles dépassent de quelques centimètres de la surface de l’eau. Heureusement que la nuit noire les dissimule plus que nécessaire.
Et ils nagent, lentement mais sûrement, vers le croiseur, prenant garde à ne pas faire de vagues, poussant doucement l’embarcation du jeune homme flottant entre deux eaux.
Quel assisté…
Aucun bruit ne parvient aux guetteurs du bâtiment de guerre qui, bien que sur leurs gardes, ne s’attendent pas à une attaque. Les révolutionnaires contournent le navire, se plaçant du côté du large, misant sur le fait que les veilleurs n’ont d’yeux que pour la berge, seule source potentielle de problèmes. Un à un, ils sortent la tête de l’eau, crachant sans bruit le sel ingurgité durant la traversée.
Puis c’est au tour d’Alrahyr d’être extrait de son état second. Doucement, on enlève les lestes de son embarcation, qui émerge tranquillement, produisant moins de bruit que le doux clapotis des vagues contre la coque du bateau.
Après quelques secondes à l’air libre, il ouvre les yeux soudainement et fait mine d’inspirer bruyamment, comme quelqu’un qui sort d’un évanouissement doublé d’une longue période sans air. Mais, dans un geste spontané, Yunna Kaltershaft et Adam l’en empêchent, plaquant leurs mains sur sa bouche. Le jeune homme devient rapidement bleu, suffoquant à moitié, tentant de se débattre, jusqu’à ce qu’il reprenne conscience de la situation et, d’un hochement de tête, indique à ses proches qu’il ne fera pas de bruit.
Et enfin, il peut respirer tranquillement. Pendant de longues minutes, le groupe reste ainsi, à flotter contre la coque, regard vers le haut sans rien voir du pont mais espérant qu’aucun bruit n’ai été émis par leur présence.
Puis ils passent à l’action, Alrahyr légèrement en retrait, préférant reprendre son souffle plutôt que de risquer de faire du bruit.
Se répartissant tout le long du bâtiment, ils escaladent avec une lenteur extrême les parois, se servant des nombreuses prises présentes : sabords, planches extérieures, cordages… Ils parviennent juste sous le pont et observent. Comme ils s’en doutaient, et à leur grand contentement, les veilleurs sont pour la plupart accoudés du côté de la rive et discutent nonchalamment. D’autres déambulent tranquillement, appréciant le calme de la nuit, mais aucun ne semble tourné vers le large.
Alors les révolutionnaires franchissent la rambarde, toujours avec la même patience. Armés de couteaux en tous genres, ils poignardent le plus silencieusement possible les quelques gardes présents sur le pont, rapidement nettoyé de toute difficulté. Puis, s’infiltrant dans le château arrière, ils encerclent la salle principale, de laquelle un bruit de conversations se fait entendre. La majeure partie des soldats éveillés est très certainement regroupée là.
Alrahyr, dégoulinant encore d’eau de mer et toujours haletant, entre d’un air nonchalant dans la pièce, la tête penchée en avant, dans l’ombre d’une pièce très sombre.
- Messieurs, veuillez garder votre calme.
Il relève la tête, exposant son visage marqué par la détermination, éclairé par les flammes vacillantes des lampes de nuit. D’un regard, il observe les yeux des soldats qui se dirigent immédiatement vers leurs armes, posées dans tous les coins de la pièce. Puis toutes les autres portes s’ouvrent de concert, toujours lentement, sans un bruit, laissant entrer les révolutionnaires, encerclant les veilleurs.
- Messieurs, je réquisitionne ce bâtiment.
Les soldats, désemparés, n’opposent aucune résistance. Le groupe d’Alrahyr parcourt tout le navire, réveillant par surprise tous les gardes endormis dans leurs quartiers. En veillant à ce que personne ne crie ou ne déclenche quelque alarme que ce soit, les assaillants ligotent et bâillonnent chaque soldat, fouillant impeccablement tous les recoins possibles. Et enfin, ils les enferment dans les geôles du navire, largement pourvu en cellules.
De retour sur le pont, Alrahyr donne ses ordres à son équipage naissant. Il est temps de mettre les voiles et de s’éclipser avant d’être remarqué.
Mais alors que les voilures sont hissées, un clairon d’alerte se fait entendre dans le port militaire.
- Merde, ils gardaient un œil sur le croiseur !
D’innombrables torchent s’allument sur le rivage et on peut voir du monde s’affairer en hâte près des navires légers de la Marine.
- Pleines voiles ! Je veux dix personnes aux canons, les autres à la manœuvre !
Cette fuite ne se fera malheureusement pas dans le calme escompté.
- Vous, vous et vous !
Alrahyr désigne trois groupes, réunissant dix révolutionnaires.
- Au pont inférieur, immédiatement ! Chargez cinq canons sur tribord et pointez les deux frégates de la Marine !
En toute hâte, ils s’affairent.
- Et vous, levez-moi cette ancre ! Je veux qu’on prenne le vent ! Gardez le cap pour maintenir l’angle de tir des canons sur tribord !
Une voix s’élève du pont inférieur.
- Parés à faire feu !
- FEU !
L’ordre du jeune Kaltershaft ne se fait pas attendre, et cinq boulets se répartissent sur les deux cibles, s’enfonçant au niveau de la ligne de flottaison. Des cibles immobiles, quoi de plus simple à toucher ?
- Visez l’arrière et les gouvernails !
Rechargement.
- Augmentez encore la voilure, montrez-moi ce que ce croiseur a dans le ventre !
Le bâtiment de guerre gagne de la vitesse, se décalant petit à petit du port, non sans conserver une ligne de vue encore quelques instants pour les canonniers. Et à nouveau, une voix s’élève d’en-dessous.
- Parés à faire feu !
- FEU !
Cette fois, un boulet s’encastre dans le port, un autre dans un gouvernail, le troisième dans le château arrière d’une frégate, et les deux autres dans les coques.
- Beau travail ! Déportez-moi ce navire hors de ligne de vue, on prend le large !
BOUM
Le bruit sourd d’un canon provenant du port se fait entendre. Un tir isolé, pas une batterie. Puis le sifflement de son boulet, fendant l’air. Réagissant aussi vite que possible, Alrahyr tourne son regard dans la direction du bruit, puis vers Yunna, à quelques mètres de lui. Le projectile heurte la rambarde du croiseur et entame le pont, projetant des débris partout sur son passage.
Horrifié, le jeune Kaltershaft pose ses yeux sur sa mère.
Indemne.
Puis il se penche en avant, observant son propre ventre. Un morceau de bois, issu de l’impact, est planté au niveau de sa taille, sur le flanc droit. La douleur parvient enfin à son cerveau, il s’effondre dans un râle sourd.
Posant une main au sol et l’autre sur son côté, il relève la tête, s’assurant que le port n’ait plus de ligne de vue sur eux.
- Prenez… le large… Arrhh…
- Quelle direction ?
Pas de réponse, Alrahyr ne sait plus où donner de la tête. Il se redresse tant bien que mal, extrayant au passage le débris, laissant une plaie saignant abondamment. Il agite la tête de droite à gauche, montrant son inaptitude du moment à trouver une solution.
Mais Adam, fidèle à sa réputation, a une nouvelle idée.
- Luvneel.