Ils avaient ouvert son cercueil. La nuit avant le mariage d’Amelle. Caoirse serrait les poings et la mâchoire. Tout son corps vibrait d’une sourde et bourdonnante révolte colérique.
Ah, les chiens ! A quoi s’attendaient-ils, ces imbéciles ? A voir un vampire sortir de terre ? Ou les anciens zombies d’un ancien, très ancien capitaine corsaire ?
Le cercueil de son père.
Ouvert.
La tombe éventrée.
La terre retournée.
Les fleurs piétinées.
Le repos de son père bafoué.
Son sang en était entièrement retourné et se serait bien matérialisé en-dehors de son corps pour cracher sa rage en plein visage des agresseurs du sommeil éternel. Les mots auraient résonné aussi sèchement que si elle les avait écrits sur une feuille. La blonde aux longues boucles aurait construit en entier, un monde fait d’encre et de papier qui les aurait insultés directement. Elle aurait encré sa fureur aussi sûrement qu’on ancre un bateau au port.
Saccageurs de tombes.
Cochons de pilleurs.
Bouseux de malfaiteurs.
Cancres plus cancres que l’âne lui-même.
Et ce cloporte de prêtre récitait des prières, des merveilles pour apaiser une âme depuis longtemps disparue. Tout le monde s’était recouvert de noir. Le mariage qui aurait dû être de blanc avait dû être repoussé.
Et la rage filtrait par toutes les veines de la peau de la jeune femme. Elle, qui regardait tous ces oncles, ces tantes, ces parents éloignés en noir qui venaient pleurer quelques larmes sur la tragédie. Elle, qui n’avait jamais vu la tombe de son père. Les restes de son père. La tombe étoilée de poussière du père qu’elle avait aimée et qu’elle aimait toujours. Ce père disparu dont il ne lui restait quelques photos et lettres dans une boîte qu’elle conservait précieusement.
Elle, elle s’était habillée de la robe rouge qu’elle aurait dû mettre pour le mariage repoussé et noir d’une tristesse passée.
Sa colère rouge s’immisçait en elle aussi lentement que la lune montait dans le ciel. Ah, quelle belle lune. Malheureusement, elle ne serait pas de miel pour sa sœur et son fiancé. Quelle lune de miel gâchée. Quel sucre et quel amour éparpillés par terre, au gré du vent. Au bon vouloir de chiens pilleurs d’os.
Dans ses grosses rangers noires, sa robe d’un rouge pétant, dans le vent amassant tous les embruns de ce pays qu’elle avait quitté depuis longtemps, Caoirse fit plusieurs pas.
Les graviers gris de l’allée du cimetière crissèrent.
Le craquement des jointures de ses doigts résonnèrent.
Le silence et la paix se turent.
Et elle traversa ce cimetière gris, alors que la pluie tombait à grosses gouttes et que toute cette famille sombre et dépressive partait en petite file indienne, pour retrouver un feu bien chaud. Ses cheveux frisés et blonds lissaient et fonçaient, trempés par le chagrin de Dieu et des anges. Il faisait froid dehors, mais à l’intérieur d’elle-même, elle bouillonnait.
Ses yeux sombres fixaient la tombe qui avait été rapiécée avec peine. On avait remplacé le cercueil défoncé par un petit vase, censé conserver les restes de son père.
Les cendres de son père.
La jeune femme solitaire et silencieuse inspira encore une fois en fermant les yeux pour s’imprégner encore une fois de sa terre natale. L’herbe, les prés, les forêts. Les rocs gris et pleins de mousse. Les vieux monuments où l’on racontait croiser des fantômes. Les rivières, les plages et les coquillages.
Et aussi, dans le fond de l’air, une odeur de thé et d’encens.
Du thé et de l’encens.
Sa terre natale ne sentait pas le thé et l’encens.
Il n’y a qu’une personne qui était empreinte de cette odeur si particulière.
Et les graviers crissaient d’un pas plus lourd que celui d’une demoiselle en robe.
Posté Mer 24 Juin 2015 - 23:27 par Caoirse Coat
Caoirse regardait son frère comme on regarde un étranger. Quel étranger, ah. Six ans qu’elle ne l’avait pas vu. Il avait changé. Ses cheveux frisés étaient maintenant longs, portés en queue de cheval. Il portait un bouc et son visage était marqué d’une cicatrice sous ses yeux tout aussi sombres que ceux de la jeune femme. Il s’était musclé en six années, l’ainé d’une fratrie de cinq.
Le silence régnait entre eux deux, tandis qu’ils continuaient de se dévisager. La pluie continuait de les tremper de son grain charmant et porteur de l’eau de leur pays.
Lui, fringant jeune homme.
Elle, toute jeune femme.
Lui, glissait ses yeux sur cette robe rouge visible à des kilomètres et cette petite fille qui avait bien grandi.
Elle, passait son regard sur cette chemise blanche, ce pantalon noir et ce manteau de la marine qu’il avait enfilé.
Et ce vide au niveau de son épaule gauche.
Ce bras arraché il y a quelques années.
La jeune blonde fixait ce vide sans ciller. Joseph et Mick avaient fini par leur dire. Que leur frère avait changé. Pas seulement à l’intérieur, mais aussi physiquement. En six années.
C’est long, comme temps à attendre et à observer. Voir les jours défiler et le monde avec. Et en six années, tous étaient finalement sur Frannec.
Il y avait Amelle. Il y avait Lug. Il y avait Eliaz. Il y avait Juel. Et il y avait elle.
Caoirse. Qui partageait le même sang.
Qui ne partageait plus le même regard que son frère aîné.
Elle souffla une de ses mèches blondes rebelle, avant de continuer à le contempler.
Il avait changé. Ça se voyait dans ses yeux.
Ils étaient étrangers.
Alors, après ce long silence pesant, lui, le grand gaillard frisé et écorché des batailles et du monde qu’il avait foulé du pied, prit enfin la parole. De sa voix chaude et rocailleuse. Les intonations, elles étaient les mêmes. Mais il y avait quelque chose de différent, là aussi.
-Caoirse, t’es-tu un jour demandé s’il était un jour vivant ?
Haussement de sourcils. Déglutition. Sa voix fluette résonna dans le vacarme sourd du cimetière :
-Qui ?
Elle posait la question en sachant pourtant la réponse. Là, au fond de son cœur. Le nom résonnait dans son âme, dans sa tête. Il se murmurait sur ses lèvres, il s’inscrivait à l’encre sur les paumes de ses mains. Il imprégnait le vent et caressait les cheveux de la jeune postière.
-Louis Coat. Notre père.
Il résonnait dans la voix fatiguée de Lug.
-Qui est aux cieux.
Regard noir pour l'un.
Sourire malicieux pour l'autre.
-Je ne suis pas là pour rigoler, Caoirse.
-Moi non plus, mon cher.
Le ton montait comme l'éruption sourde d'un volcan. Et bientôt, tout exploserait. Tout se figerait et se briserait. La vérité serait la mèche et Caoirse la bombe.
Posté Ven 24 Juil 2015 - 13:54 par Caoirse Coat
-Il est mort, Lug, et nous le savons tous les deux.
-Et si je te disais que ce n’était pas le cas ?
-C’est le cas, il n’y a pas à chercher ! Si je trouve les cons qui ont fait ça, je leur referai le portrait, crois-moi !
Caoirse jeta un œil dédaigneux à la tombe saccagée. La pluie continuait de les frapper avec violence et ils restaient là à la contempler. Ils restaient là à supporter les jérémiades du temps, celles de sa sœur en plus pour Lug. Il resta silencieux de longues minutes.
La blonde continuait de fixer la sépulture avec douleur. Les crétins étaient bien nombreux en ce monde, bien plus que les gens de bien et avec un minimum de clairvoyance et d’intelligence. Elle resserra encore plus fort ses poings. Son toc les faisait trembler plus violemment que d'habitude.
-Je les tuerai.
La jeune femme était pétrie de colère et de rage. Tout cela nourrissait son aveuglement et sa violence.Sa voix gonflée de fureur pestilentielle s’éleva :
-Je les tuerai, Lug. Et rien ne m’en empêchera.
Posté Ven 24 Juil 2015 - 14:42 par Caoirse Coat
Le jeune soldat la contemplait d’un œil terne de fatigue. Il savait, lui. Il sentait que la bombe allait bientôt éclater. Que la mèche serait allumée. Et qu’il lui faudrait alors calmer la tempête que deviendrait sa sœur.
-Caoirse ?
-Quoi ?
-Il est vivant. Louis Coat est vivant. Notre père est vivant.
Un rire sarcastique et amer secoua la jeune postière qui dévisagea son frère comme s’il s’agissait d’un fou ou d’un imbécile.
-Oh, et maman est guérie aussi ?
Lug resta impassible face à cette pique acerbe. Le vent et la pluie continuait de les tremper et de les fouetter de leur froid saisissant. Il semblait hésiter à parler. Caoirse le voyait. Dans ses gestes et dans ses yeux.
Il poussa un soupir, finit par la regarder dans les yeux. Ces mêmes yeux de charbon. Rougeoyants pour elle, vide d’émotion pour lui.
-Arrête. Ne remue pas le couteau dans les plaies. Ne joue pas à l’enfant, Caoirse. Si tu veux tout savoir, c’est moi qui ai ouvert cette tombe. J’ai vu. Et j’ai compris.
Un temps. Son cœur venait de décrocher brutalement et de rater un battement. Elle jeta un regard froid à ce grand gaillard aux cheveux longs et barbu lui faisant face. Il avait dit ça comme si… Comme si c’était naturel. Mais ça ne l’était pas. Et les mains de la jeune femme tremblaient de plus belle. Ses jambes commençaient à flageoler. Et sa fureur s’insinuait dans ses veines et dans ses os blancs de jeune et petit moineau blond.
-Tu… Tu as fait quoi ?
-Il n’y avait rien, ma sœur. Pas de corps. Pas d’os. Ni poussière, ni cendres. Juste du rien et du vent.
-Lug… Tu as fait QUOI ? répéta-t-elle sur un ton sec.
La langue du brun se déliait peu à peu. Et la vérité s’allumait doucement, en crépitant. Elle brûlait tranquillement les poudres de la colère de la factrice. Cette toute jeune femme qui s’approchait en tremblant de plus belle vers lui et qui lui empoigna son unique bras pour le serrer plus fort qu’on n’écrase un insecte. Caoirse respirait par à coup. Elle tentait de calmer le fol emballement de son cœur et son envie d’en coller une à son frère, mais elle savait ce qu’elle risquait en faisant ça. Une nouvelle crise. Avec la douleur et les cris. Et elle n’avait pas envie que Lug voie ça. Elle ne souhaitait pas lui montrer cette faiblesse qui continuait de parcourir ses membres et la tuait lentement, à petit feu. A chaque fois, cela craquait une allumette de sa vie.
Lui, la fixait d’un air impassible. Il ne détourna pas le regard en répétant :
-La seule chose qui réside dans cette tombe, c’est le mensonge, ma chère sœur. Notre père est toujours vivant. Où, je ne sais pas. Mais ce qui est certain, c’est qu’il y a quelqu’un qui peut le retrouver.
Sgooouuuaaaak
Missouri planait dans le ciel doucement et poussa un cri rauque, alors que la jeune femme sentait tout son corps trembler de plus belle, ses membres se raidir, les sons et les couleurs se ternir et son cœur s’affoler encore plus.
Avant que les ténèbres n’engloutissent entièrement son esprit d’épave, elle sentit cette odeur et cette présence réconfortante qu’elle n’avait pas senti depuis des années.
Lug la retenait délicatement de sa main, continuant de murmurer des choses inaudibles à ses oreilles.
Il continuait d’enlever le voile dont on avait masqué la vérité.
Posté Jeu 20 Aoû 2015 - 0:40 par Caoirse Coat
Les rideaux jaunes à motifs de fleurs couleur cramoisie flottaient doucement au gré du vent marin entrant dans sa chambre. Le soleil inondait le lit où Caoirse était allongée d’une lumière chaude. Missouri était posé sur un des vieux fauteuils de la grand-mère maternelle dont les cicatrices subies au fil du temps avaient été réparées avec plus ou moins de soin. Il ronflait doucement.
Cette chambre et la maison Coat en général, possédait cette ambiance si particulière aux maisons familiales qui ont vu se succéder des générations de vieux et de bambins. Tout semblait figé dans le passé et rattaché à maintenant. Entre les vieux meubles provenant d’un très ancien aïeul dont on ne se souvenait plus le nom, et les acquisitions plus récentes comme les peintures ou les sculptures d’art moderne. Ces objets-là avaient un peu plus de mal à s’intégrer dans cet étrange paysage de traditions et de réunions du clan familial, mais ils apportaient un second souffle à la vieille masure pleine de poussières et des rires des enfants passés et à venir.
La blonde poussa un soupir à moitié grimacé en essayant de se lever. Tout son corps était raidi et douloureux de la crise qui l’avait prise dans le cimetière. Comme à chaque fois, il était difficile de s’en remettre rapidement et le goût entêtant des médicaments qu’elle avait dû prendre pour faire retomber les symptômes lui restait en bouche. Elle fixa ses mains qui tremblotaient encore. Un grognement résigné s’échappa de ses lèvres.
Foutue maladie.
La porte s’ouvrit et se referma en grinçant. Lug déposa une théière fumante sur la commode, remplit deux tasses, en pris une et donna l’autre à sa sœur.
Caoirse le remercia et grommela en faisant quelques pas hésitants :
-Qu’est-ce que tu leur as raconté, pour justifier tout ça ? -Qu’t’avais oublié de prendre tes médoc’. -Rah… Mamie va avoir une nouvelle raison pour encore m’engueuler. -J’ai pas eu d’autres idées sur le coup. Est-ce que t’as pris le temps de réfléchir à ce que je t’ai dit ? -Je… -C’est important, Caoirse. Tu es la seule à qui Missouri obéit. Je n’en parle pas à Amelle parce qu’elle est enceinte et qu’elle va se marier. Le commerce de Juel commence tout juste à décoller et Eliaz aide énormément le vieux Joseph.
La postière posa un œil fulminant sur le brun en sifflant entre ses dents :
-Moi aussi je l’aide à la poste ! Et pas qu’un peu, même ! -Mais ça ne te plaît pas tant que ça, hein ?
Caoirse resta silencieuse, mais ses yeux en disaient long sur sa pensée. Le jeune officier de la Marine but quelques gorgées de son thé avant de reprendre :
-Je ne t’oblige à rien. Je sais que faire remonter tout ce qui s’est passé n’est pas franchement agréable. Si tu ne veux pas m’accompagner dans ce que j’entreprends, je comprendrais.
Il fixa sa jeune sœur de ses deux pupilles noires. Elle ne disait rien et fixait le sol d’un air pensif. Ces sourcils froncés et cet air sérieux rappelaient à l’estropié leur père. Quand ils avaient reçu cette fameuse lettre, lui n’avait que dix-sept ans quand Caoirse approchait tout juste les neuf.
-Laisse-moi du temps alors.
Une pie passa devant la fenêtre en jacassant bruyamment.
-Poster des lettres et voyager sur des îles dont je ne soupçonnais pas l’existence, ça me plaît, Lug. Même si ça n’en a pas l’air. Mais… Je ne peux pas partir d’un coup comme ça, m’engager dans la Marine comme toi et essayer de retrouver papa. On n’a même pas d’indices sur où il peut être passé. Je ne sais pas si j’ai envie de risquer ma vie, comme toi.
Elle poussa un soupir en remettant quelques mèches rebelles derrière son oreille. Le doute s’était emparé d’elle avec les révélations que Lug lui avait envoyées dans la tronche la veille. Son père, vivant. Et Missouri, le vieil oiseau de poste, le seul capable de le retrouver.
-Et le médecin ? Celui qui a envoyé la lettre pour nous prévenir de… Tu pourrais peut-être l’interroger, non ?
Lug s’assit à côté d’elle après avoir posé sa tasse en poussant un long soupir exaspéré :
-Tu penses bien que j’ai déjà essayé de retrouver sa trace. Résultat, il s’est comme évaporé du royaume depuis des années. Tout le monde ignore où il est. Les seules pistes que je pourrais investir sont d’anciens collègues ou des proches… Mais ça va prendre du temps, à moi seul.
Un temps. Missouri poussa un croassement éraillé.
-Pourquoi moi, Lug ? Je croyais que tu n’en avais plus rien à faire de moi. -Parce que Missouri n’obéit plus qu’à toi. Et que je ne peux pas demander à Eliaz ou aux autres de nous aider. Ou de prévenir qui que ce soit. T’imagines l’histoire que ça ferait dans la famille ? Cela reviendrait à contester la répartition de l’héritage, à la direction de la poste familiale de Frannec même… Et la plupart n’y croiraient pas. Quant à Juel, Amelle et Eliaz… Ils commencent à avoir leur propre vie, à avoir leur maison, leur famille. Tu es jeune Caoirse et tu as tout le temps devant toi. -Mmf.
Soupir. Résignation. L’odeur du thé embaumait l’air. Elle regarda son frère, lui tendit une main et grogna :
-Soit. Je vais y réfléchir et je te donnerai ma décision quand… Euh. Quand j’aurai pris ma décision. D’ici là, essaie d’en apprendre plus sur tout cette histoire. Promis ?
Lug eut un léger sourire. Il resta silencieux et serra la main tendue de sa petite sœur, d’une poigne ferme. Puis, il attrapa sa veste d’officier, et alla ouvrir la porte. Avant de sortir, il ajouta :
-A quand tu auras pris ta décision, alors. Je t’attendrai.
Et la porte claqua avec un grincement plaintif, alors que Caoirse restait seule à écouter le pas lourd de son frère aîné s’éloigner.
Missouri se gratta la tête d’une de ses pattes pointues avant de gémir de plus belle. Il n’avait toujours pas mangé, alors que midi était déjà passé.