Dernière Epoque: Seul dans leur Monde.

- Vous auriez fini amiral, Tahar. Vous auriez appris au monde.
- Comme vous ?
- J’essaie. Je me sens un peu seul.
- Si vous envoyez au couperet les gens prometteurs comme moi, évidemment...

Son nez souffle, mais ses sourcils se froncent et il établit déjà dans sa tête le processus par lequel il va convoquer ses forces pour me plaquer au sol, me menotter, avec ce qu’il trouvera, et me convoyer jusqu’au couperet en question. Les gens qui ont promis, comme moi, n’ont plus le droit de promettre. Trop tard. J’essaie de retrouver le mouvement de mes doigts toujours brunis et je pense que, le chaos, c’est aussi un type comme Vegapunk, capable de faire sortir un Renforcement dysfonctionnel en lieu et place d’un logia. Chapeau, magicien...

Le chaos c’est moi que quarante années de monstruosité déviée par une femme, puis par deux, puis par quinze, conduisent à tuer un monstre suprême, première pierre d’un vide que les esprits n’assimileront pas, sur lequel rien ne sera construit... Le chaos c’est aussi une fille comme ma fille, Izya, libératrice dans l’horreur d’un peuple de son joug, jusqu’à ce qu’elle aussi soit jugée inapte à gouverner par d’autres, qui lui voleront sa place avec toute la légitimité des vainqueurs... Le chaos c’est aussi Lilou Liberté qui se retrouve, comme tous les autres, à tuer son premier homme dans la course à ses idéaux, sans y renoncer mais en ayant déjà renoncé, et dont la vie est changée à jamais de ces stigmates qui lui resteront toujours, que tout le monde connaîtra en la connaissant elle...

Les cailloux crissent sous ma semelle, mais Shiro n’a rien le temps de faire.

Le chaos c’est...

- Tahar, non !

Le chœur s'emporte, leurs voix s’alignent. Ils attrapent leurs gorges, certains luttent contre l’envie, contre cette commande qu’ils n’entendent pas. Je suis toutes ces bouches, Shiro, vois.

Protège-les, des gens comme Kindachi les feront abattre. S’il n’est pas à Marie-Joie, d’autres le feront. D’autres le font. Les Étoiles, les Saints, Jakku. Tiens les troupes, Shiro.

Écoute, monde, ils chantent mon ode.

Tahar meurt.

Je me retourne, Shiro. Dos au ciel et nez à la mer. Elle m’emplit, Shiro. Je la rejoins. Je rejoins les sept mers, et toutes les mères avec elles. Maman, souviens-toi. Papa, souviens-toi.

Souvenez-vous tous.

La mer est belle. Si belle. L’eau est claire. Si claire.

Elle ouvre les bras. De si beaux bras avec ses bracelets de corail. Les mouettes qui dormaient à la surface s'égaillent, comme une déesse qui se déferait du châle dont elle couvrait ses atours. Accorte déesse. La peau dessous en semble si douce, plus douce que l'épaule de la plus douce des femmes. Les parfums m'enivrent, ses parfums qui ne sentent pas l'embrun mais la vie, pas le sel mais la liberté. Qui sentent toi, oui, Liberté à qui j'écrivais plus tôt, ou alors le sel de la vie aussi, la vie naissante, la vie changeante, bercée par une houle sans fin, sans fond, qui ne guérit rien mais qui apaise tout, qui apaise même la cruelle ironie de l'existence sans cause et sans but.

Ouvrez les bras, chanteurs funèbres. Plus haut, plus énergique, amplifiez vos voix.

Cherchez dans vos profondeurs, dans celles où je sombre.

Plus fort, plus vite, plus beau.

C’est le passage triste, Shiro. Tiens les troupes.

Entends, Izya.

Entendez, femmes de Tahar. Vous qu’il a connues, aimées.

Soyez en paix, je vous quitte enfin. Je plonge, ne pleurez plus.

Ou alors si... Pleurez, pleureuses !

Mais toi Shiro, dis qu’elles pleurent parce que le démon est mort, parce que les gentils gagnent à la fin comme dans les livres, tandis que le méchant disparaît pour toujours après ses mauvaises actions, et que le monde peut continuer à vivre sa vie pleine de buts, et de causes, et de chagrins qui font avancer les gens. Dis-le aux journaux, Shiro, mens-leur, oui, mens à tous les enfants naïfs qui te liront, et mens aux enfants de leurs enfants qui écouteront ton histoire de sauveur le soir au coin du feu quand toi tu seras mort, comme moi je suis mort bientôt, et peut-être que tes enfants seront moins seuls à le croire que tu ne l'as été, et sans doute que les enfants de tes enfants seront moins seuls encore, et peut-être qu'un jour personne ne sera plus seul car ils auront cru ton mensonge et il sera devenu vérité comme ces autres mensonges auxquels tout le monde croit.

Et cache cette larmichette indigne de ton grade, tout le monde verra que tu mens sinon...

Désolé, Shiro. Désolé, chanteurs de ma gloire. J’arrive trop vite. Mes yeux se ferment déjà, je n'ai plus d'air. L’eau salée mais si douce effleure, touche, noie mon visage, je sens le creux aérien dans le liquide, sous la force de ma chute. La bulle de pression grandit, s'étend, traverse les flots et m'épargne un instant. Mais l’eau est noire, l'eau m'engloutit comme la nuit, mon bras aussi. Je m’enfonce au droit, je vais peut-être bien toucher le fond. J'ai touché le fond, le fond du nouveau monde, la roche faite des morts du monde d'avant et d'où naîtront les morts du monde d'après, ceux qui peut-être croiront Shiro, ceux qui peut-être te croiront, Shiro Fuuryuko, amiral de la marine mondiale. Mes côtes se tordent, mes muscles brûlés par les éclairs se tendent et se fendent, ma poitrine éclate. La douleur me transperce comme un orgasme inversé. Toutes les douleurs du monde au même point, au même moment. Il n'y a pas pire que ce vide absolu que j'ai ressenti dans la rue l'autre matin, je croyais, mais il y a pire, il y a toujours pire, Tahar Tahgel. Je n'avais rien compris, je n'ai jamais rien compris jusque ce jour, jusque cette heure précise où je meurs. Chaque parcelle de mon corps et de mon esprit ressent cette douleur, ressent ce vide, ressent ce pire toujours pire. Mon cœur s'arrête, s'est arrêté je crois bien. Encore il s'est arrêté. Il va falloir que tu finisses, Shiro. Il va falloir que tu finisses, vois, moi je m'éteins et les pantins reprennent leurs esprits dans les rues quand le mien s’estompe. Je les vois dans le brouillard nocturne où je sombre, où je rebondis, où je flotte. Je vois le silence maintenant qu’ils sont muets. Le silence assourdissant dans les rues de ta ville, dans les rues de ce monde, de mon monde que je quitte les pieds non pas devant mais broyés. Silence funèbre. Les curieux, finis pour les curieux, Shiro. Finis pour la ville qui attend sans comprendre, pour le monde qui tend l'oreille vers le dernier mot de mon oraison macabre.

Finis, Shiro...

Le voile s’ouvre derrière la brume humide, le monde est mien et je suis le monde. Oui !

Finis, Shiro !

Mon spectre s'élève, se détache et emplit l'air. Transcendé, transcendant, Tahar Tahgel est dans vos âmes. Pour toujours et à jamais. Geignez tant que voulez, lui est enfin en