Si j’vous disais qu’une Goule purulente et baveuse en est un jour venue à se perdre dans un campement de la marine, accepteriez-vous seulement d’envisager de me croire ? Je n’vous force pas, bien entendu, n’empêche qu’il s’agit là d’une histoire vraie. Cette anecdote n’est autre que celle de Nazgahl Cradle, la bête des Blues, mais surtout du jour maudit où elle devint le Symbiote, une créature si abjecte qu’en parler me donne de sacrés haut-le-cœur.
La chose avait faim, comme toujours d’ailleurs. Aussi elle en était venue à sortir des égouts où elle croupissait pour se mettre en quête de pitance. Son périple la mena à une place forte, un campement de Marines, ou plutôt devrais-je dire un bon gros camp, vu la taille des constructions, le matos et les types présents. Ce petit régiment constitué de gradés comme de pauvres bleus avait pour objectif d’effectuer une opération chirurgicale, un coup de génie pour frapper les pirates là où ça fait mal. Perquisition générale, arrestations en pagaille, je vous passe les détails administratifs et les berrys dépensés pour mobiliser tous ces petits gars-là.
Enfin bref, on s’éloigne. Elle est passée où la Goule ? La voilà. Nichée dans un tonneau qui lui servait de mirador, la créature maléfique observait en silence les militaires qui s’affairaient à faire dieu-sait-quoi. Nerveux, ils l’étaient, le monstre aussi d’ailleurs. Pressés également, puisqu’ils ne prenaient même plus le temps de vérifier le contenu des tonneaux de vivres avant de les charger pour les ramener à l’intérieur des stocks. En même temps, il est difficile d’imaginer que ces containers pouvaient renfermer en leur sein une bestiole vorace dont le seul but était de tuer et de manger tout ce qu’elle croisait sur sa route.
Un bleu s’empara du fameux tonneau piégé où le passager clandestin se cachait et, sans se soucier du poids légèrement anormal de cette caisse supposément remplie de bananes, le petit colosse de sous-officier positionna le barda sur son épaule, suivant la petite marche de fourmis qui allait de la zone de chargement jusqu’à l’intérieur du camp. Inutile de préciser que le Nazgahl fut bien secoué sur le trajet, il avait vu bien pire par le passé. Mine de rien, c’était loin d’être la première fois qu’il faisait ce genre de coups saugrenus pour aller là où le vent le menait, mais les gars du coin avaient pas l’air de retenir qu’il fallait vérifier les dessous de lits, les placards et surtout les caisses de vivre, lorsque la bestiole sévissait.
Ca faisait un moment qu’elle était sortie de taule, mais c’était pas une raison pour l’oublier.
Et pourtant, c’était pas comme si on ne parlait pas de lui. On avait encore retrouvé des totems, un spectacle assez dégueulasse, excusez-moi pour mon impolitesse. Je veux pas dire, mais je vois pas pour quelle foutue raison la bestiole s’amusait à collectionner les organes pour construire des œuvres d’art que personne ne voyait, puisque cet abruti allait les planquer au fin-fond des égouts. Une démarche aussi louche que lui, remarque…
Quoi ? Oui, je m’éloigne encore ! Mais c’est moi qui raconte, faites pas chier. Pis mon verre est vide. Donc je disais, messieurs dames, que la saloperie était finalement parvenu à se retrouver dans le campement, bouffant les bananes de son logement provisoire pour faire passer le temps, le tout au nez et à la barbe de l’état-major. Comment je connais ce genre de détails, vous dites ? Mais j’en sais rien, bougre de con, peut-être parce que je suis un narrateur et que c’est mon travail ? T’es pas le plus malin des auditeurs, tu le sais ça ?
Et puis va pas me perturber avec tes questions idiotes, face de moule, y’en a là-haut qui nous écoutent et qui commencent à se demander quel genre de dénouement pourrait bien avoir cette affaire. Donc bon, voilà que le Nazgahl se faisait embarquer une fois encore, passant de la cour jusqu’à une pièce aussi sombre que son esprit tordu. Il attendit patiemment qu’un silence de mort s’y installe et, lorsqu’il estima qu’il pouvait abandonner sa petite cachette, le bestiau souleva le couvercle et commença à rôder.
Alors tu m’diras, c’était quoi comme genre de pièce ? Je te devance là-dessus mon mignon –ou ma mignonne, je sais pas quel genre de malade va lire mes conneries, l’idiotie est adepte de la parité- bah c’était juste le paradis des Goules voraces, en fait. C’était exactement là où il voulait aller depuis le départ, parce que ce hangar miniature contenait à lui seul tout ce qu’il y avait de comestible de ce camp d’incompétents, sans compter qu’il était à deux pas de celui où on entreposait les armes et tout le matos qui allait avec.
Le problème, voyez-vous, c’est que si vous avez suivi c’que je déblatère depuis le départ, vous aurez bien compris que ça filait comme une locomotive, et qu’il y avait un type à casquette qui débarquait toutes les deux minutes pour empiler une nouvelle caisse dans cette caverne d’Ali baba. A peine Nazgahl s’était-il emparé d’une orange bien mûre et d’une poiscaille fraiche qu’il entendit des bruits de pas. Chargeant l’orange dans sa poche, et le poisson dans sa gueule, il vint se coller au plafond en deux temps trois mouvements pour se dissimuler aux yeux du gêneur.
La technique fonctionna à merveille, étant donné que le fauve était doté d’une habileté sans faille, en plus de pas être complètement con. Le perturbateur parti, il retourna sur la terre ferme pour se délecter tranquillement de ses belles prises. Mais bon, la fourmilière ne dormant jamais vraiment, un troisième corniaud vint le déranger encore une fois. Cette fois, c’en était trop, aussi Nazgahl décida de rejoindre le hangar d’à côté, espérant y découvrir un peu plus de tranquillité.
Il prit la porte arrière, passant discrètement derrière les lignes ennemies. Escaladant les murs, il parvint à s’infiltrer en usant d’une petite fenêtre juste assez large pour qu’il s’y faufile, et se retrouva plongé dans les ténèbres. Satisfait, le machin moche et méchant s’installa tranquillement pour savourer ce petit moment au calme. Seulement voilà, y’avait une couille dans le pâté bien sûr, sinon j’vois pas l’intérêt de venir conter tout ça.
Après avoir bouffé tout ce qu’il était parvenu à chaparder dans la baraque d’à côté, le monstre se mit à flairer un fumet aussi intriguant que fascinant. Pour lui, j’entends, parce que c’était apparemment une sorte de relent de cadavre et de vomi, un truc immonde que les marines avaient rangé là pour pas avoir à le renifler toutes les trois secondes. Le machin était caché dans un petit coffret, mais il en fallait bien plus pour arrêter Nazgahl.
Maigrichon ouais, mais foutrement costaud. A force de fracasser le coffret contre le sol, il finit par défoncer la serrure comme un singe qui veut péter une noix de coco. Et il y trouva un fruit, un truc vraiment pas beau pour le coup. Couvert de pointes mollassonnes, vert gerbe et surtout suintant d’un liquide boueux et abject, le machin avait seulement attiré les mouches qui le suçotaient en silence. ‘Fin pas seulement les mouches, en fait, puisqu’une saloperie de Goule se léchait les babines en le reluquant avec envie.
Première bouchée, il sentit qu’un truc tournait pas rond. Mais voilà, on est un sauvage où on ne l’est pas hein ? Il goba le reste en un éclair, non sans retenir un rot puissant. C’était pas bon, même pour lui, et pourtant laissez-moi vous dire qu’il était du genre à apprécier les asperges périmées. Y’avait des effets secondaires, bien sûr, mais il en eut vent que plus tard. Alors il mâchonnait, parce qu’il faut pas gâcher la nourriture quand même, et ce fut ce mécanisme naturel qui vint lui nuire.
Eh oui, les enfants. Je sais pas si vous avez déjà mâché dans votre vie, enfin j’imagine que oui. Du coup j’imagine que vous vous doutez que, lorsqu’on boulotte quelque chose qui craque et crisse sous la dent, on a un peu de mal à entendre ce qui se passe dans notre dos. Action mandibulaire, blabla de grosse tête, c’est scientifique alors cherche pas d’explication là où tu peux en trouver tout seul. Toujours était-il qu’un gamin de la marine venait d’entrer, se retrouvant dans le dos de Nazgahl. Un frisson parcourut l’échine du gosse, qui s’arma sans vraiment y croire de son fusil de fonction, qu’il pointa en direction du parasite. Ses genoux claquaient comme pas possible, et il sentait la sueur froide couler lentement sur son front. La bête capta pas tout de suite, ce qui était une bonne chose. Mais le truc idiot, vraiment idiot même, c’était que le marin d’eau douce avait décidé de prendre la parole.
« Ne… Ne bougez pas »
Mais comme j’vous le disais, Nazgahl est un animal. Et quand j’utilise ce terme, j’veux pas dire qu’il aboie au premier routard qui passe. C’est un fauve, le genre de bestiole qui sent la peur et qu’en profite sans vergogne, qui l’absorbe pour devenir plus fort même. Alors le gosse a juste eu l’temps de hurler l’alerte, et de s’faire choper par les griffes du salopard, bien plus rapide que lui. Il s’fit péter la nuque sans concession, et son hurlement s’étouffa de lui-même tandis qu’il chutait mollement, la tronche à l’envers.
Fort heureusement pour Nazgahl, son ouïe de félin lui permit d’identifier sans trop de mal qu’il s’était plongé dans une sacrée merde. La Goule entendait des bruits de pas affolés se dirigeant vers lui et, se grignotant les ongles en cherchant une solution, il entra dans l’corps du gosse qu’il venait de buter. Paf, comme ça quoi.
…
Non mais commencez pas à me reluquer avec vos tronches de merlans, les marmots. Un narrateur sait ce qu’il dit, nom de nom ! Le fruit du Nazgahl, c’était pas n’importe quoi. Les Marines l’avaient stocké là à défaut de pouvoir l’identifier, et verrouillé dans un petit coffret. Ils l’avaient trouvé au hasard d’un voyage naval, et ne savaient pas trop quoi en faire. Pas de chance, la bestiole puante avait déjà mis la main dessus.
Donc ouais, comme je vous le disais, le monstre s’est subitement changé en une flaque noire plus ou moins ragoutante et, jonglant avec ses articulations modifiées par la magie démoniaque, il s’infiltra dans l’être du gamin, vidant ses tripes de toute substance pour pouvoir s’faire de la place. Evidemment, le corps fut pris d’incontrôlables convulsions. Théoriquement, y’a de la place que pour un dans le corps d’un mec, donc ça a mis un certain temps à se mettre en place. C’t’un lieutenant qu’a ouvert la porte d’un coup de pied rageur, pétoire à la main. Et sur un ton de chien de garde, il se mit à beugler :
« Qu’est ce qui se passe ici ? »
Alors le Nazgahl caché dans l’corps qu’il contrôle à moitié, il ne comprenait pas trop ce qui se tramait bien sûr. C’était la première fois que ça lui arrivait, aussi il ne devinait pas qu’il devenait l’auteur de la plus macabre supercherie qui soit. Il se voyait déjà retourner en taule, lui qui avait passé un sale séjour à l’ombre par le passé, mais le lieutenant reprit en l’mirant droit dans les yeux.
« Qu’est ce que vous foutez là ? Et pourquoi vous hurlez comme un sagouin au beau milieu du stock d’arme ? »
Pour le coup, la Goule était médusée. La bête jeta un regard derrière elle, puis au sol, et réalisa subitement que le macchabé avait disparu. Encore pire, elle portait les vêtements du défunt marin. Alors elle se mit à mater ses pattes, et comprit que c’était pas vraiment les siennes. Un coup d’œil à droite lui permet de vérifier son reflet dans un miroir, et son esprit faisait le reste du travail. Elle savait pas trop si elle s’ était transformée en sa victime, si elle était rentrée dedans. Une chose était sûre par contre, elle devait jouer l’jeu pour s’en tirer. La bestiole prit la parole, surprise de constater qu’elle parlait avec la voix fluette de celui qu’elle venait d’éxécuter.
« Agh.. Un rat. »
La technique était moyennement fonctionnelle. En même temps, vous avez déjà essayé de parler avec les cordes vocales d’un autre mec que vous ? Je n’espère pas, sinon j’peux vous dire que vous êtes un sacré dégénéré mental et que vous feriez mieux de vous soigner au lieu de lire ces inepties.
« C’est un rat qui vous fait sonner l’alerte ? Vous vous foutez de moi ? »
« Aghragh… T… Très très gros rat. »
Il tendit ses bras sur les côtés pour indiquer la taille approximative du mastodonte imaginaire qu’il décrivait. Les articulations firent leur office, mais dans un craquement sonore absolument abject, si violent que le lieutenant l’entendit d’ailleurs. Surpris, il l’était, inquiet également désormais.
« Vous vous sentez bien ? »
Nazgahl, assis sur le sol dans le corps d’un autre, se lança dans un déhanchement curieux et tendit difficilement le pouce de sa marionnette vers le haut. C’était foutrement difficile à mettre en œuvre, à tel point d’ailleurs qu’il se retrouva coincé dans cette position, les résidus de muscle étant enrayés comme un flingue mal entretenu. Tournant sa tête dans un angle presque impossible, l’homme-chouette répondit :
« J… J’ai l’air de quéqu’un qui va pas bien ? »
« Honnêtement, oui. »
Et là, la bestiole nous fit un coup de maître. Elle s’était relevée, par un miracle que j’ai encore bien du mal à comprendre aujourd’hui. Comme quoi, les interventions divines frappent surtout les enflures. Chavirant, menaçant de tomber dans toutes les directions, la Goule essayait de se tenir aussi droite que possible. Pas de chance, elle venait de bloquer son autre pouce dans la même position que le premier. Elle trouva un stratagème pour le moins bien trouvé, mais pas plus efficace que le précédent. Dans un élan trop important en vue du mouvement envisagé, elle envoya ses bras en avant, levant les deux pouces comme pour saisir le volant d’un navire imaginaire, avant de gueuler avec sa voix d’chat écrasé :
« Ca va comme ça ! »
Merde, la colonne vertébrale commençait déjà à lui faire défaut. Le dos du marine en charpie se plia lentement en arrière, à tel point que le lieutenant bondit en avant pour le rattraper avant qu’il s’éclate la tête sur le sol. L’un des yeux de Nazmarin se balançait sur le côté, disant merde à son collègue et conférant au faciès un aspect un peu trop dérangeant.
« Ola ! Mais vous avez bu ou bien ? »
« N… Non Serrrgent chef. »
« Je suis Lieutenant »
« Non Lieutenant chef. »
« C’est Lieutenant tout court. »
«Bwardon.»
« Mon dieu, vous sentez pas l’alcool mais vous puez la mort. Qu’est-ce que vous avez bouffé aujourd’hui ? »
« Banane orange poisson… »
« Ca vient pas de là, mais j’pense que vous êtes malade comme un chien. J’vous raccompagne à votre dortoir. »
« Arrrtah… D’accorrrd. »
« Ne parlez pas, ça me fout la gerbe. »
Le Lieutenant, plutôt baraqué, chargea l’faux Nazgahl sur son épaule en le balançant dessus comme un sac à patate. Le choc provoqua une réaction de rejet assez classique, mais suffisamment violente pour éjecter la main de la Goule du corps de son hôte. Il poussa un glapissement guttural, étant donné que son index était en train de caresser sa glotte.
« Ca va aller ? »
« Comme chi comme cha. »
L’idée de se vomir lui-même n’étant pas à l’ordre du jour, Nazgahl se dépêcha de ramener sa mimine à l’intérieur du marine, et s’avala lui-même. Oui bon je sais, c’est bizarre à dire ! Mais comment voulez-vous que je décrive sainement une Goule qui a buté un gosse pour prendre possession de son être ? Je peux pas, c’est bien simple, je-ne-peux-pas !
Bref, le lieutenant poussa la porte et s’avança dans la cour, chargé de son gros paquet bizarre. Les regards se braquèrent évidemment sur l’improbable duo et Nazgahl, soucieux de ne pas éveiller les soupçons des autres militaires, dressa en l’air ses deux pouces toujours tendus dans la même posture, puis hurla subitement :
« Eh les collègues ? C… Ca va comme vous v…voulez argh ? Qu’il fait bon être un marine hein ? Le gouvernement, tout ça tout ça, c’est c…c…chouette non ? »
Un nouveau choc manqua de faire apparaître un majeur sur la langue de son véhicule organique, aussi il décida de la fermer pour de bon. L’Lieutenant colla son supposé sous-fifre sur un matelas, lui intimant qu’il serait de bonne augure de pas bouger son troufignard de là, et l’intéressé acquiesça en hochant la tête dans une nouvelle symphonie de craquements.
La chose avait faim, comme toujours d’ailleurs. Aussi elle en était venue à sortir des égouts où elle croupissait pour se mettre en quête de pitance. Son périple la mena à une place forte, un campement de Marines, ou plutôt devrais-je dire un bon gros camp, vu la taille des constructions, le matos et les types présents. Ce petit régiment constitué de gradés comme de pauvres bleus avait pour objectif d’effectuer une opération chirurgicale, un coup de génie pour frapper les pirates là où ça fait mal. Perquisition générale, arrestations en pagaille, je vous passe les détails administratifs et les berrys dépensés pour mobiliser tous ces petits gars-là.
Enfin bref, on s’éloigne. Elle est passée où la Goule ? La voilà. Nichée dans un tonneau qui lui servait de mirador, la créature maléfique observait en silence les militaires qui s’affairaient à faire dieu-sait-quoi. Nerveux, ils l’étaient, le monstre aussi d’ailleurs. Pressés également, puisqu’ils ne prenaient même plus le temps de vérifier le contenu des tonneaux de vivres avant de les charger pour les ramener à l’intérieur des stocks. En même temps, il est difficile d’imaginer que ces containers pouvaient renfermer en leur sein une bestiole vorace dont le seul but était de tuer et de manger tout ce qu’elle croisait sur sa route.
Un bleu s’empara du fameux tonneau piégé où le passager clandestin se cachait et, sans se soucier du poids légèrement anormal de cette caisse supposément remplie de bananes, le petit colosse de sous-officier positionna le barda sur son épaule, suivant la petite marche de fourmis qui allait de la zone de chargement jusqu’à l’intérieur du camp. Inutile de préciser que le Nazgahl fut bien secoué sur le trajet, il avait vu bien pire par le passé. Mine de rien, c’était loin d’être la première fois qu’il faisait ce genre de coups saugrenus pour aller là où le vent le menait, mais les gars du coin avaient pas l’air de retenir qu’il fallait vérifier les dessous de lits, les placards et surtout les caisses de vivre, lorsque la bestiole sévissait.
Ca faisait un moment qu’elle était sortie de taule, mais c’était pas une raison pour l’oublier.
Et pourtant, c’était pas comme si on ne parlait pas de lui. On avait encore retrouvé des totems, un spectacle assez dégueulasse, excusez-moi pour mon impolitesse. Je veux pas dire, mais je vois pas pour quelle foutue raison la bestiole s’amusait à collectionner les organes pour construire des œuvres d’art que personne ne voyait, puisque cet abruti allait les planquer au fin-fond des égouts. Une démarche aussi louche que lui, remarque…
Quoi ? Oui, je m’éloigne encore ! Mais c’est moi qui raconte, faites pas chier. Pis mon verre est vide. Donc je disais, messieurs dames, que la saloperie était finalement parvenu à se retrouver dans le campement, bouffant les bananes de son logement provisoire pour faire passer le temps, le tout au nez et à la barbe de l’état-major. Comment je connais ce genre de détails, vous dites ? Mais j’en sais rien, bougre de con, peut-être parce que je suis un narrateur et que c’est mon travail ? T’es pas le plus malin des auditeurs, tu le sais ça ?
Et puis va pas me perturber avec tes questions idiotes, face de moule, y’en a là-haut qui nous écoutent et qui commencent à se demander quel genre de dénouement pourrait bien avoir cette affaire. Donc bon, voilà que le Nazgahl se faisait embarquer une fois encore, passant de la cour jusqu’à une pièce aussi sombre que son esprit tordu. Il attendit patiemment qu’un silence de mort s’y installe et, lorsqu’il estima qu’il pouvait abandonner sa petite cachette, le bestiau souleva le couvercle et commença à rôder.
Alors tu m’diras, c’était quoi comme genre de pièce ? Je te devance là-dessus mon mignon –ou ma mignonne, je sais pas quel genre de malade va lire mes conneries, l’idiotie est adepte de la parité- bah c’était juste le paradis des Goules voraces, en fait. C’était exactement là où il voulait aller depuis le départ, parce que ce hangar miniature contenait à lui seul tout ce qu’il y avait de comestible de ce camp d’incompétents, sans compter qu’il était à deux pas de celui où on entreposait les armes et tout le matos qui allait avec.
Le problème, voyez-vous, c’est que si vous avez suivi c’que je déblatère depuis le départ, vous aurez bien compris que ça filait comme une locomotive, et qu’il y avait un type à casquette qui débarquait toutes les deux minutes pour empiler une nouvelle caisse dans cette caverne d’Ali baba. A peine Nazgahl s’était-il emparé d’une orange bien mûre et d’une poiscaille fraiche qu’il entendit des bruits de pas. Chargeant l’orange dans sa poche, et le poisson dans sa gueule, il vint se coller au plafond en deux temps trois mouvements pour se dissimuler aux yeux du gêneur.
La technique fonctionna à merveille, étant donné que le fauve était doté d’une habileté sans faille, en plus de pas être complètement con. Le perturbateur parti, il retourna sur la terre ferme pour se délecter tranquillement de ses belles prises. Mais bon, la fourmilière ne dormant jamais vraiment, un troisième corniaud vint le déranger encore une fois. Cette fois, c’en était trop, aussi Nazgahl décida de rejoindre le hangar d’à côté, espérant y découvrir un peu plus de tranquillité.
Il prit la porte arrière, passant discrètement derrière les lignes ennemies. Escaladant les murs, il parvint à s’infiltrer en usant d’une petite fenêtre juste assez large pour qu’il s’y faufile, et se retrouva plongé dans les ténèbres. Satisfait, le machin moche et méchant s’installa tranquillement pour savourer ce petit moment au calme. Seulement voilà, y’avait une couille dans le pâté bien sûr, sinon j’vois pas l’intérêt de venir conter tout ça.
Après avoir bouffé tout ce qu’il était parvenu à chaparder dans la baraque d’à côté, le monstre se mit à flairer un fumet aussi intriguant que fascinant. Pour lui, j’entends, parce que c’était apparemment une sorte de relent de cadavre et de vomi, un truc immonde que les marines avaient rangé là pour pas avoir à le renifler toutes les trois secondes. Le machin était caché dans un petit coffret, mais il en fallait bien plus pour arrêter Nazgahl.
Maigrichon ouais, mais foutrement costaud. A force de fracasser le coffret contre le sol, il finit par défoncer la serrure comme un singe qui veut péter une noix de coco. Et il y trouva un fruit, un truc vraiment pas beau pour le coup. Couvert de pointes mollassonnes, vert gerbe et surtout suintant d’un liquide boueux et abject, le machin avait seulement attiré les mouches qui le suçotaient en silence. ‘Fin pas seulement les mouches, en fait, puisqu’une saloperie de Goule se léchait les babines en le reluquant avec envie.
Première bouchée, il sentit qu’un truc tournait pas rond. Mais voilà, on est un sauvage où on ne l’est pas hein ? Il goba le reste en un éclair, non sans retenir un rot puissant. C’était pas bon, même pour lui, et pourtant laissez-moi vous dire qu’il était du genre à apprécier les asperges périmées. Y’avait des effets secondaires, bien sûr, mais il en eut vent que plus tard. Alors il mâchonnait, parce qu’il faut pas gâcher la nourriture quand même, et ce fut ce mécanisme naturel qui vint lui nuire.
Eh oui, les enfants. Je sais pas si vous avez déjà mâché dans votre vie, enfin j’imagine que oui. Du coup j’imagine que vous vous doutez que, lorsqu’on boulotte quelque chose qui craque et crisse sous la dent, on a un peu de mal à entendre ce qui se passe dans notre dos. Action mandibulaire, blabla de grosse tête, c’est scientifique alors cherche pas d’explication là où tu peux en trouver tout seul. Toujours était-il qu’un gamin de la marine venait d’entrer, se retrouvant dans le dos de Nazgahl. Un frisson parcourut l’échine du gosse, qui s’arma sans vraiment y croire de son fusil de fonction, qu’il pointa en direction du parasite. Ses genoux claquaient comme pas possible, et il sentait la sueur froide couler lentement sur son front. La bête capta pas tout de suite, ce qui était une bonne chose. Mais le truc idiot, vraiment idiot même, c’était que le marin d’eau douce avait décidé de prendre la parole.
« Ne… Ne bougez pas »
Mais comme j’vous le disais, Nazgahl est un animal. Et quand j’utilise ce terme, j’veux pas dire qu’il aboie au premier routard qui passe. C’est un fauve, le genre de bestiole qui sent la peur et qu’en profite sans vergogne, qui l’absorbe pour devenir plus fort même. Alors le gosse a juste eu l’temps de hurler l’alerte, et de s’faire choper par les griffes du salopard, bien plus rapide que lui. Il s’fit péter la nuque sans concession, et son hurlement s’étouffa de lui-même tandis qu’il chutait mollement, la tronche à l’envers.
Fort heureusement pour Nazgahl, son ouïe de félin lui permit d’identifier sans trop de mal qu’il s’était plongé dans une sacrée merde. La Goule entendait des bruits de pas affolés se dirigeant vers lui et, se grignotant les ongles en cherchant une solution, il entra dans l’corps du gosse qu’il venait de buter. Paf, comme ça quoi.
…
Non mais commencez pas à me reluquer avec vos tronches de merlans, les marmots. Un narrateur sait ce qu’il dit, nom de nom ! Le fruit du Nazgahl, c’était pas n’importe quoi. Les Marines l’avaient stocké là à défaut de pouvoir l’identifier, et verrouillé dans un petit coffret. Ils l’avaient trouvé au hasard d’un voyage naval, et ne savaient pas trop quoi en faire. Pas de chance, la bestiole puante avait déjà mis la main dessus.
Donc ouais, comme je vous le disais, le monstre s’est subitement changé en une flaque noire plus ou moins ragoutante et, jonglant avec ses articulations modifiées par la magie démoniaque, il s’infiltra dans l’être du gamin, vidant ses tripes de toute substance pour pouvoir s’faire de la place. Evidemment, le corps fut pris d’incontrôlables convulsions. Théoriquement, y’a de la place que pour un dans le corps d’un mec, donc ça a mis un certain temps à se mettre en place. C’t’un lieutenant qu’a ouvert la porte d’un coup de pied rageur, pétoire à la main. Et sur un ton de chien de garde, il se mit à beugler :
« Qu’est ce qui se passe ici ? »
Alors le Nazgahl caché dans l’corps qu’il contrôle à moitié, il ne comprenait pas trop ce qui se tramait bien sûr. C’était la première fois que ça lui arrivait, aussi il ne devinait pas qu’il devenait l’auteur de la plus macabre supercherie qui soit. Il se voyait déjà retourner en taule, lui qui avait passé un sale séjour à l’ombre par le passé, mais le lieutenant reprit en l’mirant droit dans les yeux.
« Qu’est ce que vous foutez là ? Et pourquoi vous hurlez comme un sagouin au beau milieu du stock d’arme ? »
Pour le coup, la Goule était médusée. La bête jeta un regard derrière elle, puis au sol, et réalisa subitement que le macchabé avait disparu. Encore pire, elle portait les vêtements du défunt marin. Alors elle se mit à mater ses pattes, et comprit que c’était pas vraiment les siennes. Un coup d’œil à droite lui permet de vérifier son reflet dans un miroir, et son esprit faisait le reste du travail. Elle savait pas trop si elle s’ était transformée en sa victime, si elle était rentrée dedans. Une chose était sûre par contre, elle devait jouer l’jeu pour s’en tirer. La bestiole prit la parole, surprise de constater qu’elle parlait avec la voix fluette de celui qu’elle venait d’éxécuter.
« Agh.. Un rat. »
La technique était moyennement fonctionnelle. En même temps, vous avez déjà essayé de parler avec les cordes vocales d’un autre mec que vous ? Je n’espère pas, sinon j’peux vous dire que vous êtes un sacré dégénéré mental et que vous feriez mieux de vous soigner au lieu de lire ces inepties.
« C’est un rat qui vous fait sonner l’alerte ? Vous vous foutez de moi ? »
« Aghragh… T… Très très gros rat. »
Il tendit ses bras sur les côtés pour indiquer la taille approximative du mastodonte imaginaire qu’il décrivait. Les articulations firent leur office, mais dans un craquement sonore absolument abject, si violent que le lieutenant l’entendit d’ailleurs. Surpris, il l’était, inquiet également désormais.
« Vous vous sentez bien ? »
Nazgahl, assis sur le sol dans le corps d’un autre, se lança dans un déhanchement curieux et tendit difficilement le pouce de sa marionnette vers le haut. C’était foutrement difficile à mettre en œuvre, à tel point d’ailleurs qu’il se retrouva coincé dans cette position, les résidus de muscle étant enrayés comme un flingue mal entretenu. Tournant sa tête dans un angle presque impossible, l’homme-chouette répondit :
« J… J’ai l’air de quéqu’un qui va pas bien ? »
« Honnêtement, oui. »
Et là, la bestiole nous fit un coup de maître. Elle s’était relevée, par un miracle que j’ai encore bien du mal à comprendre aujourd’hui. Comme quoi, les interventions divines frappent surtout les enflures. Chavirant, menaçant de tomber dans toutes les directions, la Goule essayait de se tenir aussi droite que possible. Pas de chance, elle venait de bloquer son autre pouce dans la même position que le premier. Elle trouva un stratagème pour le moins bien trouvé, mais pas plus efficace que le précédent. Dans un élan trop important en vue du mouvement envisagé, elle envoya ses bras en avant, levant les deux pouces comme pour saisir le volant d’un navire imaginaire, avant de gueuler avec sa voix d’chat écrasé :
« Ca va comme ça ! »
Merde, la colonne vertébrale commençait déjà à lui faire défaut. Le dos du marine en charpie se plia lentement en arrière, à tel point que le lieutenant bondit en avant pour le rattraper avant qu’il s’éclate la tête sur le sol. L’un des yeux de Nazmarin se balançait sur le côté, disant merde à son collègue et conférant au faciès un aspect un peu trop dérangeant.
« Ola ! Mais vous avez bu ou bien ? »
« N… Non Serrrgent chef. »
« Je suis Lieutenant »
« Non Lieutenant chef. »
« C’est Lieutenant tout court. »
«Bwardon.»
« Mon dieu, vous sentez pas l’alcool mais vous puez la mort. Qu’est-ce que vous avez bouffé aujourd’hui ? »
« Banane orange poisson… »
« Ca vient pas de là, mais j’pense que vous êtes malade comme un chien. J’vous raccompagne à votre dortoir. »
« Arrrtah… D’accorrrd. »
« Ne parlez pas, ça me fout la gerbe. »
Le Lieutenant, plutôt baraqué, chargea l’faux Nazgahl sur son épaule en le balançant dessus comme un sac à patate. Le choc provoqua une réaction de rejet assez classique, mais suffisamment violente pour éjecter la main de la Goule du corps de son hôte. Il poussa un glapissement guttural, étant donné que son index était en train de caresser sa glotte.
« Ca va aller ? »
« Comme chi comme cha. »
L’idée de se vomir lui-même n’étant pas à l’ordre du jour, Nazgahl se dépêcha de ramener sa mimine à l’intérieur du marine, et s’avala lui-même. Oui bon je sais, c’est bizarre à dire ! Mais comment voulez-vous que je décrive sainement une Goule qui a buté un gosse pour prendre possession de son être ? Je peux pas, c’est bien simple, je-ne-peux-pas !
Bref, le lieutenant poussa la porte et s’avança dans la cour, chargé de son gros paquet bizarre. Les regards se braquèrent évidemment sur l’improbable duo et Nazgahl, soucieux de ne pas éveiller les soupçons des autres militaires, dressa en l’air ses deux pouces toujours tendus dans la même posture, puis hurla subitement :
« Eh les collègues ? C… Ca va comme vous v…voulez argh ? Qu’il fait bon être un marine hein ? Le gouvernement, tout ça tout ça, c’est c…c…chouette non ? »
Un nouveau choc manqua de faire apparaître un majeur sur la langue de son véhicule organique, aussi il décida de la fermer pour de bon. L’Lieutenant colla son supposé sous-fifre sur un matelas, lui intimant qu’il serait de bonne augure de pas bouger son troufignard de là, et l’intéressé acquiesça en hochant la tête dans une nouvelle symphonie de craquements.