-Et pourquoi vous voulez qu’on fasse ça chez le notaire ?, demanda Dogaku.
-Parce qu’il me faut des preuves. Je dois pouvoir justifier du patrimoine de la ville, de la réalité de ses actifs, et de la licéité de l’emploi du trésor publique pour…
-Mais puisque je vous dis que ce sont justement des navires volés !
-Même, il me faut un acte authentique. Pouvoir dire d’où ça vient. Justifier au trésor, aux agents du ministre, aux inspecteurs du GM. Procédures et tout ça. Ils deviennent regardant, surtout depuis que vous avez commencé à devenir…
-Complètement sans gêne et à faire tout ce qui me chante ?
-… généreux.
-Miam, des compliments.
Fin de matinée, au sein du splendide hôtel de ville de la cité portuaire de Norland. Sigurd Dogaku venait d’y retrouver Iveco Fenwick, l’un des administratifs les plus gradés de la ville, et était en grande conversation avec lui au sein d’un des nombreux salons du bâtiment. Depuis quelques mois, les deux hommes se voyaient de temps en temps ; ils n’avaient d’ailleurs pas tardé à entrer en excellents termes. Tout d’abord, car ces deux personnages avaient la même affection pour les redingotes élégantes, les richelieus de qualité et les mots croisés. Mais surtout, parce que Dogaku se permettait d’adresser de plus en plus de généreuses donations à la ville ; et que pour ces choses-là, c’était généralement à lui que les fonctionnaires s’adressaient pour obtenir le fameux cachet validé. Par ces termes, on entendait bien souvent des navires, mais aussi d’autres choses à la valeur et à l’utilité variable. De nombreux dials, par exemple. Ou des tapis volants. Ou des caisses pleines à craquer de vivre-cartes en direction d’Armada, dont le sort était resté incertain au cours de ces derniers mois.
-Dîtes, au fait. J’en ai plus trop entendu parler, des caissons. J’m’attendais pourtant à ce que ça fasse un boxon, mais il s’est rien passé. La milice en a fait quoi, des caissons ?
-Caissons ?
-Les stocks entiers du drapeau rouge pour les recrutements de pirates d’Armada, là. La boutique de Red et des Usuriers qu’on a poutré en grande pompe et dont strictement personne en a rien eu à carrer au point que ça a traîné des lustres avant qu’on ait un petit encart dans le journal. Et ça traitait que des effets spéciaux, comme d’hab. Tant mieux remarque, y’en a eu plein plein plein.
-Oh. Je ne sais pas. Il faudrait demander à la milice… j’imagine.
Les vivres cartes étaient censées être introuvables sur les bleues, extrêmement rares ailleurs…
Censées.
Mais dans les sphères intermédiaires et parfois même bien basses de Norland, on savait parfaitement bien de quoi il s’agissait. De même que n’importe quel pirate ayant décidé de recourir aux services de la guilde des usuriers pour appuyer ses débuts, et s’équiper sans efforts. Navires, armes, vivres, les Usuriers faisaient tout. Ils pouvaient vendre des logs à quiconque était interdit de séjour dans une boutique légale, servir de point de vente aux marchandises inécoulables ailleurs, et bien plus encore.
Ce pour quoi ils étaient le plus connu, ces derniers temps, était surtout pour leur affiliation à Armada, le fait qu’ils servaient de points d’ancrage aux boutiques du drapeau rouge de Red, et surtout, qu’ils distribuaient des vivres cartes à la destination d’Armada comme s’il s’agissait de petits pains de boulangerie. Il suffisait d’être pirate pour signer ; peut-être de faire quelques preuves, mais sûrement pas de faire réputation.
Et ces cartes pointaient droit vers des gens. Des prisonniers de fortune servant d’ancre aux cartes, tant qu’ils seraient vivants. Et qui devaient être envoyés par le fond à la seconde où l’on aurait confirmation de l’obtention, par des indésirables, de ces cartes.
En l’occurrence, il y avait fort à parier que les individus reliés à ces cartes avaient été noyés il y a bien longtemps de ça. C’était du moins ce qu’avaient pensé Dogaku et beaucoup d’autres, sur Norland. Mais pourtant… personne n’avait jamais rien dit à ce sujet. L’affaire avait été conclue, sans donner nul relai médiatique à cette prise. Des vivres-cartes en caisses pleines, de quoi permettre à tous les pirates de North Blue en ayant envie de rejoindre Armada pendant plusieurs semaines. Et le journal du monde, pourtant si prompt à relayer ce qui se passait même sur le repaire des pirates -voire tout particulièrement sur le repaire des pirates, ce qui était suspect- n’avait jamais rien dit à ce sujet.
Peut-être qu’en fin de compte, supposa Dogaku… ils pourraient en faire quelque chose.
Mais ça, il le ressortirait plus tard. Ca n’était pas l’objet du moment, comme le lui rappela Fenwick.
-Vous voyez, si jamais je me retrouve incapable de justifier de l’origine de vos navires… les gens seraient capables de croire… n’importe quoi.
-Oh, revint Dogaku. Dans le genre ?
-Que nous profiterions des générosités d’un pirate en échange d’un petit arrangement entre nous, par exemple. Cela peut porter sur un droit d’asile… une aide matérielle comme de simples transactions…
-Ils vont vraiment croire ça ?
-Le pirate était juste un exemple. Des arrangements de ce genre existent, cela dit… mais la marine préfère simplement attaquer le pirate après avoir hurlé au complot, sans que cela ne change grand-chose au-delà de l’obtention d’une jolie médaille à la récompense. En général, les polices s’attendent à tomber sur des mafias… et font tomber les têtes de sbires affublés de titres pompeux tels que chefs de cadrans ou de réseau… sans que les véritables commanditaires, les financeurs et les parties prenantes des magouilles n’en soient affectées de quelque manière que ce soit.
-Ca me parle, étrangement.
-Et je ne vous parle pas de la dernière lubie des administratifs du gouvernement mondial. Même leurs agents du CP se sont mis là-dessus. Il s’agit… de la chasse aux magouilles des corsaires.
-Corsaires comme… capitaines corsaires ?
-Absolument.
-Donc c’est pas juste un gag ?
-Il semblerait qu’une part non négligeable d’entre eux soit et ait toujours été sous le syndrome Crocodile-Doflamingo.
-A moins que ce soit juste ceux qui ont un nom d’animal qui se sentent de trahir ?
-Non ?
-Il parait que le nom de jeune fille de Greed était Walrus.
-Greed est un homme.
-Oh. J’dû me planter, du coup.
-La généralité veut qu’un pirate ne rejoigne les rangs des corsaires que s’il a quelque chose à en retirer. Sans quoi il ne le ferait pas.
-L’amnistie ?
-Vous croyiez ?
-Nan, c’est vrai que ces mecs sont pas du genre à aller chercher le pardon pour ensuite cultiver peinardement des légumes dans le jardin. Ils peuvent faire la merde comme il veulent, ça ne change pas grand-chose. C’est débile comme système, ce machin.
-Bref. Dans tous les cas, la vigilance de Marijoa s’est renforcée à ce sujet, et…
-Des papiers à signer. ‘Kay. Le notaire est ici ?
-Il ne devrait plus tarder. Mais en attendant…
Iveco ne pu finir, interrompu par une petite sonnette tranquille, mais affirmée. Quelques secondes plus tard, la porte du salon s’ouvrit, donnant place à…
-Monsieur Vaxholm est arrivé, messieurs.
-Qu’est-ce qu’il fait là ?, demanda Dogaku.
-Aucune idée. Mais…
L’homme qui venait de parler était un des quelques concierges de l’hôtel ; celui qui se trouvait derrière, venant d’être annoncé, était l’un des nouveaux armateurs du pays, et déjà l’un des plus importants. En un peu plus d’un an, il avait réussi à fonder IKEA, une association de personnes en provenance de trois mers, et dont les talents en affaires ne se discutaient plus. Gustav Vaxholm, la trentaine approchante, avait vu bien du monde avant cela. Et savait récupérer les recettes gagnantes pour s’en servir aussi. C’était grâce à Sigurd que ses affaires avaient connu leur dernier essor. Indirectement. Car comme Dogaku, lui aussi s’était mis à piller les pirates, et leur prendre leurs navires par la force pour le bien de ses affaires.
Et aujourd’hui…
-Vous avez déjà signé ?, demanda-t-il, visiblement essoufflé.
-Uh ?
-L’acte de donation.
-Non, non. Pas encore.
-Pourquoi ça ?
-Aaaah. J’aurais été déçu… de ne pas pouvoir figurer dessus.
Petit silence. Une légère grimace incertaine de la part de Fenwick, un petit rire amusé en provenance de Sigurd.
Comme Dogaku, lui aussi avait décidé de se mettre à la disposition de la cité pour l’aider à s’accroître, encore et au-delà. Il l’avait toujours voulu, et l’avait toujours fait. Il était né dans cette ville, avait grandi dans cette province, et était revenu pour ses racines au terme de ses longs voyages. Il y trouvait parfaitement son compte, et était devenu riche en ce faisant. Ce qui était d’autant plus satisfaisant qu’il se sentait aussi utile à la ville, qu’il prenait presque plaisir, et une certaine fierté, à chaque pas qu’il faisait.
Et aujourd’hui, il venait pour cela.
-Je suis venu pour faire une donation. Un navire de pirate… retapé par les soins d’IKEA… que la communauté pourra très certainement employer à bon sens. Il parait que ça se fait ?
Grand sourire de Sigurd.
Et aussi d’Iveco.
-Ca se fait totalement.
-Et c’est même mégachouette.
-Qu’est-ce qui vous a donné envie ?, s’enquit Fenwick.
-Euh… lui.
-Waaaaaow. Trop flatteur.