Quelques semaines déjà qu’on est sur l’île maléfique. Paraît que le nom change. Faut dire, c’est pas très vendeur, alors qu’on a justement nos clients qui vont pas tarder à arriver. C’est Thorn lui-même qui s’est chargé d’aller les chercher, avec Blondie, ses sections. Ils ramènent aussi des hommes pour remplir les trous de la Vingtième. Faut dire qu’on enchaîne les coins pas forcément calmes en ce moment.
Mais on n’envie quand même pas les pélos de la Régulière, qui glandent sur une île à faire des rondes ou sur un bateau à nettoyer le pont.
C’est un paradoxe marrant chez les Marines, ça. Parce qu’ils le font aussi, en fait, les Elites. On passe nos journées à faire des rondes sur notre partie de l’île, on surveille que les sauvages viennent pas nous chier dans les bottes. Et on retape la ville, ce qui en reste. Ca se résume surtout à raser les bâtiments et dégager les gravats pour ménager un emplacement propre pour quand les colons seront là.
On a reçu un appel ce matin, cela dit. Le Commandant devrait arriver en vue de l’île dans la matinée, accompagné de toute sa nouvelle clique, et de nos hommes du rang. J’espère qu’on va pas me refiler des boulets, mais vu la réputation de la Vingtième, j’sais pas pourquoi, j’y crois pas trop. J’salue deux Marines qui transportent des pierres vers là où on les entrepose.
Depuis le temps, il reste quasiment que des tentes militaires, avec un bâtiment un peu central, un peu retapé, pour servir de Quartier Général. Il a toujours l’air un peu de traviole, mais bon, on est Marine ou on est maçon, faut croire. Les types du génie se sont pas trop penchés sur la question. Ils avaient mieux à faire.
Prudence me rejoint alors que j’arrive à ce qui sert de port. Un pauvre quai, pas très profond, auquel les chaloupes peuvent s’amarrer.
« T’étais au débroussaillage ?
- Oui. Ca avance bien, il ne reste que les souches à dégager, côté nord. A l’ouest, c’est bon.
- C’est bon, ça va être les nouveaux habitants qui vont pouvoir se coltiner ça.
- C’est pas trop tôt, les soldats commencent à démoraliser. Certains disent même qu’ils envisagent de devenir des sauvages pour ne plus avoir à faire ça.
- Ouais, on connaît l’histoire. Le type s’engage dans la Marine pour voir du pays et pas rester chez lui à cultiver des patates, et il se retrouve à creuser des trous et cultiver des patates en uniforme… »
On se tait comme on arrive sur les poutres en bois du ponton. Charme est déjà là, longue-vue fixée sur l’horizon. Comme d’habitude, il fait grand soleil, et une chaleur à crever. On s’y est habitué. Comme les insectes, et autres scorpions ou vers que tu retrouves au petit matin dans tes godasses. Il a pas fallu plus de quelques jours pour qu’on prenne des bonnes habitudes, et qu’on vérifie afin de foutre nos panards dedans.
« Sont là ? Que j’demande à Charme.
- Oui, on les voit à la longue-vue.
- J’peux voir ? »
Elle me tend l’outil, que j’place au niveau de mon œil. Le cuirassé de Thorn est en tête, suivi par une flotille de navires marchands ou transporteurs, à la panse large et paresseuse. Il va encore leur falloir des heures pour approcher, si le vent se met pas à souffler un peu plus fort, et encore plus à décharger, s’ils sont aussi remplis qu’ils en ont l’air. J’replie l’engin d’un coup sec avant de le rendre à Charme.
« On rameute tout le monde ?
- Il y aura le nouveau gouverneur, donc à part les équipes de quart, j’aurais tendance à dire que oui.
- Ils vont être ravis de pouvoir être debout au soleil pendant des plombes. »
Elle hausse les épaules.
« Ca fait partie du boulot.
- Je peux partir en mission d’exploration ? Questionne Prudence, visiblement peu encline à rester.
- Non, les lieutenants restent. Envoie ton sergent, s’il faut.
- Pff… »
Le tocsin au sommet du bâtiment en pierre est sonné, et nos fiers soldats laissent en plan ce qu’ils étaient en train de faire pour enfiler leurs plus beaux uniformes, ou les moins rapiécés, astiquer leurs armes et virer les traces de rouilles, et se mettre en beaux rangs d’oignons en attendant nos nouveaux concitoyens.
Mon estimation était pessimiste. Il faut à peine une poignée d’heures pour que le Commandant débarque, avec à son côté un homme, la cinquantaine, une belle moustache noire aux pointes soigneusement déssinées. Sûrement le Gouverneur, vu le regard propriétaire qu’il jette sur les lieux. Il a pas l’air spécialement ravi, mais fait comme si en échangeant sourires et blagues pas drôles avec notre patron à nous.
Il est rapidement suivi par les patriotes les plus illustres qui peupleront la ville. Du bourgeois, du marchand. Certains en moins bon état que d’autres. Financier, évidemment, puisqu’ils sont tous habillés comme il faut pour résister à un climat humide, étouffant, chaud. Chacun est suivi d’une poignée de serviteurs pour avoir l’air plus sérieux et important, des types à l’allure servile et obséquieuse, qui tendent un paravent ou une ombrelle à Madame, un éventail, une coupelle d’eau pour se rafraîchir.
Puis vient la populace. Eux respirent la pauvreté et la misère, pour la plus grande part, et n’ont pas l’air spécialement heureux d’arriver ici. J’aurais aussi, personnellement, vu un endroit plus sympa pour des vacances ou une relocalisation. Les rumeurs disent que c’est la lie du Gouvernement Mondial, un genre de grand vidage des prisons de droit commun pour peupler le patelin. Ils doivent être en train de se demander s’ils gagnent au change.
A vue de nez, on a du bourrin, de l’homme de main, de la pute plus très fraîche, quelques drogués aux mines hagardes, des voleurs à la petite semaine et des vendeurs à la sauvette. Certains trainent des marmots derrière eux, les leurs, ça m’étonnerait, mais on sait jamais, après tout.
Et c’est avec ça qu’on va apporter la Civilisation.
Bienvenue à Benefacto.