Saloperies.
Saloperies de quoi, vous demandez-vous ? Dans l'état d'esprit dans lequel était Uzi ce jour-là, le choix était large.
Saloperies de pirates. Bien sûr qu'ils n'étaient pas tous mauvais ni même mal intentionnés, mais les résultats étaient là. Et ils étaient en forme, ces clochards des mers. Plus forts que jamais. Il y avait du monde pour brûler des drapeaux, saccager des villages, des bases de la Marine et des pénitenciers, moins pour sauver la population quand les forces du Gouvernement étaient déjà occupées à contenir les âneries de ceux décrits plus tôt. Ces ignares étaient allés jusqu'à aider Mandrake, un homme qui n'était pas même spécialement leur allié, à s'évader de la prison ou il purgeait pourtant d'une peine qu'il méritait, peut-être même trop généreuse encore. Tout ça au prix de nombre d'hommes qui étaient littéralement dans leur camp, mais aussi d'une bonne partie du bâtiment, de soldats qui faisaient simplement leur travail et bien évidemment de civils innocents, sinon ça n'aurait pas été drôle.
Le tatoué marchait le long de la grande avenue à bars du port est de Dùn Èideann. "Marcher" était un bien grand mot par ailleurs. Disons plutôt qu'il traînait son corps sans vie le long d'une route qui lui semblait interminable, sous un soleil ordinaire qui lui paraissait pourtant brûler à en faire jalouser les flammes les plus ardentes des Enfers. Le sac à dos gigantesque qu'il portait pourtant pendant la plupart de ses missions sans peiner lui faisait aujourd'hui l'effet d'un menhir en plomb avec deux lanières, sans doute parce qu'à son poids s'ajoutait celui de la semaine de travail que l'agent venait de subir. Incontestablement la pire semaine à laquelle il avait eu droit depuis sa promotion.
Il lui fallait trouver une grande quantité d'alcool. Et la consommer au plus vite. Pas que le sniper était habitué à boire - à vrai dire, ça n'était arrivé qu'une fois, lorsque son grand-père et son grand-oncle étaient venus séjourner à l'armurerie familiale, qui leur servait accessoirement de maison. Il avait seize ans, et il avait détesté ça. Mais il sentait sa peau le démanger de plus en plus, la mort lui revenait à l'esprit et il avait épuisé la réserve d'encre de son tatoo-dial bien plus tôt dans la semaine.
L'homme à la peau brûlante dévia sa trajectoire pour entrer dans le bar qui se présentait à sa gauche. Un Alban visiblement très pressé sortit en vitesse de celle-ci, manquant de le bousculer. Sans même porter une attention particulière à celui qui venait de le heurter, Uzi ne put s'empêcher de remarquer ses cheveux blonds et soyeux, parfaitement plaqués vers l'arrière, sans qu'un seul d'entre eux ne dépasse.
Saloperies de mafieux. Eux qui empêchaient au Gouvernement l'accès aux régions où leur aide était pourtant la plus requise - les taux de criminalité et de mortalité infantile dans ces zones parlaient d'eux-même. Même le trafic financier mondial commençait à être sérieusement affecté par ces pégreleux, qui au mieux le bloquaient partiellement, au pire trouvaient le moyen de détourner les fonds au profit de leurs petites familles, là où cet argent devait initialement servir à contribuer à la sécurité mondiale.
Il put pénétrer dans la taverne et sentit la chaleur qui le heurtait depuis une bonne demi-heure quitter partiellement son corps. Il s'avança vers le barman et commença à ouvrir la bouche, avant de s'apercevoir que celui-ci était déjà occupé à prendre la commande de deux jeunes Albanes, que leur semaine avait visiblement elles aussi poussé à bout. Enfin "visiblement", le fait que la première ne cessait de le répéter à la seconde tout en sirotant sa bière aromatisée le faisait aussi bien comprendre. Comme d'habitude, il attendait patiemment son tour, sans rien dire. Sans se faire remarquer. Vu qu'il ne voulait pas d'ennuis.
Un grand gaillard assis au bout de la table qui se trouvait tout au fond du bar s'exprima brusquement dans un volume sonore peu raisonnable.
"Et puis quoi, eh, entre nous, c'est de la merde ce gouvernement non ? Il nous faudrait une petite révolution pour remédier à tout ça !"
Le tatoué ferma les yeux sur l'usage de l'expression "entre nous" alors que la totalité de la taverne l'avait entendu.
Saloperies de Révolutionnaires. Ils étaient les pires de tous, et de loin. Un vieux philosophe et général de guerre que le sniper avait lu dans sa jeunesse disait que la justice n'était rien sans discipline. Or la discipline, voilà qui manquait cruellement à cette bande d'adolescents rebelles. Comment pouvaient-ils prétendre réinstaurer une véritable justice dans le monde lorsqu'ils n'étaient pas même capables de se coordonner dans la moindre de leurs actions ? Libérer des esclaves, c'était bien joli, mais libérer les bons esclaves, c'était mieux. Parce qu'entre ceux qui étaient réduits au travail forcé pour leur race ou leur statut et ceux qui l'étaient pour meurtre d'une trentaine de personnes de pur sang-froid, il y avait pourtant plus d'un pas, que ladite "Armée Révolutionnaire" avait manifestement envie de franchir à chaque fois avec brio. Après ça, il n'y avait certainement pas de quoi être surpris en voyant le nombre de psychopathes qui intégraient leurs rangs. Et qui, parfois, en partaient, pour poursuivre leur carrière de tueur en série plus tranquillement. Rien de pire que de crier à l'injustice, parlant des écarts d'un gouvernement tout en reproduisant fidèlement ces écarts. D'ailleurs ce qui était des erreurs de parcours pour la Marine, comme le décès malencontreux d'un civil ou la perte d'un objet symbolique important, ne ressemblait-il pas davantage à leur quotidien ?
Le patron du bar avait eu le temps de s'avancer près de l'homme à la peau brûlante, et attendait de prendre sa commande depuis une bonne minute. Le tatoué prit la parole.
"Je... vais juste vous prendre quelques bouteilles de whisky. Six, sept."
Le barman fronça les sourcils.
"Ça va être assez cher ça, garçon. Tu es sûr d'avoir assez ?"
La première question qui lui venait à l'esprit n'était pas "tu es sûr que c'est raisonnable" ou "tu es sûr que ça ne dépasse pas le taux maximum d'alcool qu'un corps humain peut subir", ou même "tu es sûr que ça va". Non non, il voulait son argent. Uzi se contenta de hocher la tête, et de plonger sa main dans l'une des poches de son sac pour en sortir le billet à la valeur la plus élevée qu'il avait. Il le posa sur le comptoir et attendit sa monnaie. Il vit le barman mettre plusieurs billets de côté afin de les ranger dans une grande boîte qui trônait silencieusement au fond de l'envers du comptoir. Sans doute une taxe réclamée par le gouvernement local.
Saloperies de Dragons Célestes. Eux qui donnaient raison aux trois premiers et les renforçaient dans leur conviction qu'ils faisaient le bien, parce que c'est bien connu, si une poignée des plus grands salauds du monde font partie du camp adverse, ça veut dire que nous on est les gentils, non ? Ces bourgeois ignorants, imbéciles heureux, qui étaient incapables ne serait-ce que d'imaginer le mode de vie du miséreux, du pauvre ou même du simple civil de la classe moyenne. Eux à qui, depuis leur naissance, personne n'avait jamais rien refusé, qui n'avaient jamais connu la difficulté de trouver un compromis, la contrainte de devoir obéir à un supérieur ou au contraire de devoir réfléchir soigneusement aux bons ordres à donner à ses subordonnées, parce que le bon fonctionnement d'une organisation qui protège le peuple en dépend. Eux dont les caprices pouvaient risquer de rayer de la carte une île entière, si bien qu'une division entière du Cipher Pol avait été créée pour les contenir et les raisonner.
Le tatoué put récupérer sa monnaie et la rangea. Il attrapa ses six bouteilles par la tête, trois dans chaque main, et prit un moment pour profiter de la température ambiante, regrettant déjà l'immense chaleur qui s'abattrait sur lui dés l'instant où il mettrait le pied à l'extérieur. Pas qu'il ne pouvait pas rester - au contraire, les températures hautes n'étaient pas sa tasse de thé, loin de là - mais il sentait à ses démangeaisons de plus en plus fréquentes qu'il lui fallait s'éloigner le plus vite possible de tout bruit, de toute trace de vie. Il voulut se passer la main sur le visage, avant de se raviser lorsque le poids des trois bouteilles dans sa main droite lui rappela que c'était impossible dans les circonstances actuelles. Il ouvrit l'une d'entre elles et en but un tiers d'une traite. Il ferma les yeux en déglutissant. Les ivrognes pouvaient défendre leur thèse comme ils voulaient, l'alcool n'était définitivement pas quelque chose qui avait bon goût. L'agent espérait simplement que les effets se montreraient à la hauteur de ses espérances. Il sortit de la taverne d'un pas rapide et se mit immédiatement en quête d'un endroit où picoler tranquillement, avec peu voire pas d'activité humaine aux alentours si possible.
Il prit la décision de faire demi-tour et d'emprunter dans l'autre sens la partie de la grande avenue qu'il connaissait déjà, pour être certain de ne pas se perdre. Si tout se déroulait bien, il sortirait de la ville et trouverait un coin calme où noyer ses sentiments négatifs. Sur le chemin, il croisa un Albanais avec de grandes lunettes, lisant la quatrième de couverture d'un grand livre affublé de caractères dont le sniper ne reconnaissait pas la langue.
Saloperies d'amiraux de la Marine, de directeurs du Cipher Pol, de conseil des Cinq Étoiles. S'il n'avait pas le statut pour leur faire ce genre de reproches à voix haute, il avait encore le droit de le penser, non ? Avec leur histoire de "Siècle Oublié", comme quoi personne n'avait le droit d'en ébruiter ne serait-ce que le moindre petit détail. Des personnes aussi importantes que ces vieux croulants étaient pourtant supposés savoir que la vérité était telle qu'elle finissait toujours par éclater au grand jour. Et vu l'ampleur apparente de cette vérité, plus le Gouvernement tarderait à la rendre publique, plus outrées seraient les populations de ne pas l'avoir su plus tôt, et plus violentes seraient les représailles pour eux. Uzi en était certain.
Un petit instant après sa sortie des frontières de la ville, le tatoué repéra le coin idéal. Une grosse pierre trônait près de la côte, entourée de verdure et avec vue sur la mer. Elle ferait très largement l'affaire. En regardant autour de lui pour vérifier que des troubles-fêtes n'étaient pas susceptibles de venir provoquer un tumulte dans les cinq minutes à venir, il lâcha malencontreusement la tête de l'une des bouteilles qu'il tenait de sa main gauche. Il entendit la bouteille se briser sur le sol sans avoir le courage de regarder la triste scène. Ça n'était jamais qu'une partie de son salaire perdue, après tout.
Il s'avança vers le roc, faisant attention à ne rien casser cette fois, ce qui n'était pas aussi aisé que dans son état normal. Note à lui-même : le whisky, ça montait vite. Il put s'asseoir sur le rocher, posa les cinq bouteilles qu'il lui restait aux alentours et put enfin se délivrer de la sensation presque horrifique que lui procurait la masse de son sac à dos.
Samedi. Il repensa à son initiative de demander un jour de repos sur East Blue. Demande qui fut miraculeusement acceptée par ses administrateurs, qui purent lui dégoter une chambre dans la base de la Marine du coin. Il but trois gorgées supplémentaires et se remémora les six jours qu'il venait de vivre.
Saloperies de recrues du Cipher Pol. Pourquoi est-ce que ces tanches s'étaient ne serait-ce qu'inscrites au service ? À quoi pensaient-ils en signant le contrat qui faisait d'eux des agents d'élite du Gouvernement Mondial ? Qu'ils pouvaient s'inventer des personnages pour voler des papiers et tuer des méchants, et que s'ils échouaient à une mission ça n'était pas grave, du moment que c'était rigolo ? Uzi avait eu affaire toute la semaine à des agents, pourtant catégorie III au même titre que lui, dont la naïveté n'avait d'égal que l'incompétence. Ça expliquait pourquoi le CP5 faisait le plus souvent agir ses agents en solo, à priori.
Peut-être que c'était de sa faute, après tout ? Peut-être qu'il en attendait trop de ses collègues, voire même que c'était lui qui était en tort. Peut-être qu'ils disaient la même chose de lui. Peut-être que sa foi envers le Gouvernement, les pirates, les révolutionnaires était encore trop grande. Peut-être que croire en l'être humain était une erreur, et que l'idiot, c'était lui.
...
Non. Pas cette fois. Quelque chose de nouveau naissait dans son esprit. S'il y avait un ou plusieurs responsables, il n'en faisait pas partie. Il avait toujours œuvré pour le bien commun et n'avait pas de reproches à recevoir de qui que ce soit. Quelle était cette drôle de vision des choses qui grandissait en lui ? Il était habitué aux ondes négatives, mais cette fois était drastiquement différente.
Il se raidit en entendant des pas derrière lui, accompagnés de bruits d'entrechoquements de verre. Il avait eu tort de penser qu'il serait tranquille. Quelqu'un venait. Il tourna légèrement la tête, s'arrêtant tant bien que mal avant que son visage ne devienne identifiable. Là où il aurait gardé le silence en temps normal, l'alcool ne put l'empêcher de sortir ce mot de sa bouche :
"...Qui ?"
Saloperies de quoi, vous demandez-vous ? Dans l'état d'esprit dans lequel était Uzi ce jour-là, le choix était large.
Saloperies de pirates. Bien sûr qu'ils n'étaient pas tous mauvais ni même mal intentionnés, mais les résultats étaient là. Et ils étaient en forme, ces clochards des mers. Plus forts que jamais. Il y avait du monde pour brûler des drapeaux, saccager des villages, des bases de la Marine et des pénitenciers, moins pour sauver la population quand les forces du Gouvernement étaient déjà occupées à contenir les âneries de ceux décrits plus tôt. Ces ignares étaient allés jusqu'à aider Mandrake, un homme qui n'était pas même spécialement leur allié, à s'évader de la prison ou il purgeait pourtant d'une peine qu'il méritait, peut-être même trop généreuse encore. Tout ça au prix de nombre d'hommes qui étaient littéralement dans leur camp, mais aussi d'une bonne partie du bâtiment, de soldats qui faisaient simplement leur travail et bien évidemment de civils innocents, sinon ça n'aurait pas été drôle.
Le tatoué marchait le long de la grande avenue à bars du port est de Dùn Èideann. "Marcher" était un bien grand mot par ailleurs. Disons plutôt qu'il traînait son corps sans vie le long d'une route qui lui semblait interminable, sous un soleil ordinaire qui lui paraissait pourtant brûler à en faire jalouser les flammes les plus ardentes des Enfers. Le sac à dos gigantesque qu'il portait pourtant pendant la plupart de ses missions sans peiner lui faisait aujourd'hui l'effet d'un menhir en plomb avec deux lanières, sans doute parce qu'à son poids s'ajoutait celui de la semaine de travail que l'agent venait de subir. Incontestablement la pire semaine à laquelle il avait eu droit depuis sa promotion.
Il lui fallait trouver une grande quantité d'alcool. Et la consommer au plus vite. Pas que le sniper était habitué à boire - à vrai dire, ça n'était arrivé qu'une fois, lorsque son grand-père et son grand-oncle étaient venus séjourner à l'armurerie familiale, qui leur servait accessoirement de maison. Il avait seize ans, et il avait détesté ça. Mais il sentait sa peau le démanger de plus en plus, la mort lui revenait à l'esprit et il avait épuisé la réserve d'encre de son tatoo-dial bien plus tôt dans la semaine.
L'homme à la peau brûlante dévia sa trajectoire pour entrer dans le bar qui se présentait à sa gauche. Un Alban visiblement très pressé sortit en vitesse de celle-ci, manquant de le bousculer. Sans même porter une attention particulière à celui qui venait de le heurter, Uzi ne put s'empêcher de remarquer ses cheveux blonds et soyeux, parfaitement plaqués vers l'arrière, sans qu'un seul d'entre eux ne dépasse.
Saloperies de mafieux. Eux qui empêchaient au Gouvernement l'accès aux régions où leur aide était pourtant la plus requise - les taux de criminalité et de mortalité infantile dans ces zones parlaient d'eux-même. Même le trafic financier mondial commençait à être sérieusement affecté par ces pégreleux, qui au mieux le bloquaient partiellement, au pire trouvaient le moyen de détourner les fonds au profit de leurs petites familles, là où cet argent devait initialement servir à contribuer à la sécurité mondiale.
Il put pénétrer dans la taverne et sentit la chaleur qui le heurtait depuis une bonne demi-heure quitter partiellement son corps. Il s'avança vers le barman et commença à ouvrir la bouche, avant de s'apercevoir que celui-ci était déjà occupé à prendre la commande de deux jeunes Albanes, que leur semaine avait visiblement elles aussi poussé à bout. Enfin "visiblement", le fait que la première ne cessait de le répéter à la seconde tout en sirotant sa bière aromatisée le faisait aussi bien comprendre. Comme d'habitude, il attendait patiemment son tour, sans rien dire. Sans se faire remarquer. Vu qu'il ne voulait pas d'ennuis.
Un grand gaillard assis au bout de la table qui se trouvait tout au fond du bar s'exprima brusquement dans un volume sonore peu raisonnable.
"Et puis quoi, eh, entre nous, c'est de la merde ce gouvernement non ? Il nous faudrait une petite révolution pour remédier à tout ça !"
Le tatoué ferma les yeux sur l'usage de l'expression "entre nous" alors que la totalité de la taverne l'avait entendu.
Saloperies de Révolutionnaires. Ils étaient les pires de tous, et de loin. Un vieux philosophe et général de guerre que le sniper avait lu dans sa jeunesse disait que la justice n'était rien sans discipline. Or la discipline, voilà qui manquait cruellement à cette bande d'adolescents rebelles. Comment pouvaient-ils prétendre réinstaurer une véritable justice dans le monde lorsqu'ils n'étaient pas même capables de se coordonner dans la moindre de leurs actions ? Libérer des esclaves, c'était bien joli, mais libérer les bons esclaves, c'était mieux. Parce qu'entre ceux qui étaient réduits au travail forcé pour leur race ou leur statut et ceux qui l'étaient pour meurtre d'une trentaine de personnes de pur sang-froid, il y avait pourtant plus d'un pas, que ladite "Armée Révolutionnaire" avait manifestement envie de franchir à chaque fois avec brio. Après ça, il n'y avait certainement pas de quoi être surpris en voyant le nombre de psychopathes qui intégraient leurs rangs. Et qui, parfois, en partaient, pour poursuivre leur carrière de tueur en série plus tranquillement. Rien de pire que de crier à l'injustice, parlant des écarts d'un gouvernement tout en reproduisant fidèlement ces écarts. D'ailleurs ce qui était des erreurs de parcours pour la Marine, comme le décès malencontreux d'un civil ou la perte d'un objet symbolique important, ne ressemblait-il pas davantage à leur quotidien ?
Le patron du bar avait eu le temps de s'avancer près de l'homme à la peau brûlante, et attendait de prendre sa commande depuis une bonne minute. Le tatoué prit la parole.
"Je... vais juste vous prendre quelques bouteilles de whisky. Six, sept."
Le barman fronça les sourcils.
"Ça va être assez cher ça, garçon. Tu es sûr d'avoir assez ?"
La première question qui lui venait à l'esprit n'était pas "tu es sûr que c'est raisonnable" ou "tu es sûr que ça ne dépasse pas le taux maximum d'alcool qu'un corps humain peut subir", ou même "tu es sûr que ça va". Non non, il voulait son argent. Uzi se contenta de hocher la tête, et de plonger sa main dans l'une des poches de son sac pour en sortir le billet à la valeur la plus élevée qu'il avait. Il le posa sur le comptoir et attendit sa monnaie. Il vit le barman mettre plusieurs billets de côté afin de les ranger dans une grande boîte qui trônait silencieusement au fond de l'envers du comptoir. Sans doute une taxe réclamée par le gouvernement local.
Saloperies de Dragons Célestes. Eux qui donnaient raison aux trois premiers et les renforçaient dans leur conviction qu'ils faisaient le bien, parce que c'est bien connu, si une poignée des plus grands salauds du monde font partie du camp adverse, ça veut dire que nous on est les gentils, non ? Ces bourgeois ignorants, imbéciles heureux, qui étaient incapables ne serait-ce que d'imaginer le mode de vie du miséreux, du pauvre ou même du simple civil de la classe moyenne. Eux à qui, depuis leur naissance, personne n'avait jamais rien refusé, qui n'avaient jamais connu la difficulté de trouver un compromis, la contrainte de devoir obéir à un supérieur ou au contraire de devoir réfléchir soigneusement aux bons ordres à donner à ses subordonnées, parce que le bon fonctionnement d'une organisation qui protège le peuple en dépend. Eux dont les caprices pouvaient risquer de rayer de la carte une île entière, si bien qu'une division entière du Cipher Pol avait été créée pour les contenir et les raisonner.
Le tatoué put récupérer sa monnaie et la rangea. Il attrapa ses six bouteilles par la tête, trois dans chaque main, et prit un moment pour profiter de la température ambiante, regrettant déjà l'immense chaleur qui s'abattrait sur lui dés l'instant où il mettrait le pied à l'extérieur. Pas qu'il ne pouvait pas rester - au contraire, les températures hautes n'étaient pas sa tasse de thé, loin de là - mais il sentait à ses démangeaisons de plus en plus fréquentes qu'il lui fallait s'éloigner le plus vite possible de tout bruit, de toute trace de vie. Il voulut se passer la main sur le visage, avant de se raviser lorsque le poids des trois bouteilles dans sa main droite lui rappela que c'était impossible dans les circonstances actuelles. Il ouvrit l'une d'entre elles et en but un tiers d'une traite. Il ferma les yeux en déglutissant. Les ivrognes pouvaient défendre leur thèse comme ils voulaient, l'alcool n'était définitivement pas quelque chose qui avait bon goût. L'agent espérait simplement que les effets se montreraient à la hauteur de ses espérances. Il sortit de la taverne d'un pas rapide et se mit immédiatement en quête d'un endroit où picoler tranquillement, avec peu voire pas d'activité humaine aux alentours si possible.
Il prit la décision de faire demi-tour et d'emprunter dans l'autre sens la partie de la grande avenue qu'il connaissait déjà, pour être certain de ne pas se perdre. Si tout se déroulait bien, il sortirait de la ville et trouverait un coin calme où noyer ses sentiments négatifs. Sur le chemin, il croisa un Albanais avec de grandes lunettes, lisant la quatrième de couverture d'un grand livre affublé de caractères dont le sniper ne reconnaissait pas la langue.
Saloperies d'amiraux de la Marine, de directeurs du Cipher Pol, de conseil des Cinq Étoiles. S'il n'avait pas le statut pour leur faire ce genre de reproches à voix haute, il avait encore le droit de le penser, non ? Avec leur histoire de "Siècle Oublié", comme quoi personne n'avait le droit d'en ébruiter ne serait-ce que le moindre petit détail. Des personnes aussi importantes que ces vieux croulants étaient pourtant supposés savoir que la vérité était telle qu'elle finissait toujours par éclater au grand jour. Et vu l'ampleur apparente de cette vérité, plus le Gouvernement tarderait à la rendre publique, plus outrées seraient les populations de ne pas l'avoir su plus tôt, et plus violentes seraient les représailles pour eux. Uzi en était certain.
Un petit instant après sa sortie des frontières de la ville, le tatoué repéra le coin idéal. Une grosse pierre trônait près de la côte, entourée de verdure et avec vue sur la mer. Elle ferait très largement l'affaire. En regardant autour de lui pour vérifier que des troubles-fêtes n'étaient pas susceptibles de venir provoquer un tumulte dans les cinq minutes à venir, il lâcha malencontreusement la tête de l'une des bouteilles qu'il tenait de sa main gauche. Il entendit la bouteille se briser sur le sol sans avoir le courage de regarder la triste scène. Ça n'était jamais qu'une partie de son salaire perdue, après tout.
Il s'avança vers le roc, faisant attention à ne rien casser cette fois, ce qui n'était pas aussi aisé que dans son état normal. Note à lui-même : le whisky, ça montait vite. Il put s'asseoir sur le rocher, posa les cinq bouteilles qu'il lui restait aux alentours et put enfin se délivrer de la sensation presque horrifique que lui procurait la masse de son sac à dos.
Samedi. Il repensa à son initiative de demander un jour de repos sur East Blue. Demande qui fut miraculeusement acceptée par ses administrateurs, qui purent lui dégoter une chambre dans la base de la Marine du coin. Il but trois gorgées supplémentaires et se remémora les six jours qu'il venait de vivre.
Saloperies de recrues du Cipher Pol. Pourquoi est-ce que ces tanches s'étaient ne serait-ce qu'inscrites au service ? À quoi pensaient-ils en signant le contrat qui faisait d'eux des agents d'élite du Gouvernement Mondial ? Qu'ils pouvaient s'inventer des personnages pour voler des papiers et tuer des méchants, et que s'ils échouaient à une mission ça n'était pas grave, du moment que c'était rigolo ? Uzi avait eu affaire toute la semaine à des agents, pourtant catégorie III au même titre que lui, dont la naïveté n'avait d'égal que l'incompétence. Ça expliquait pourquoi le CP5 faisait le plus souvent agir ses agents en solo, à priori.
Peut-être que c'était de sa faute, après tout ? Peut-être qu'il en attendait trop de ses collègues, voire même que c'était lui qui était en tort. Peut-être qu'ils disaient la même chose de lui. Peut-être que sa foi envers le Gouvernement, les pirates, les révolutionnaires était encore trop grande. Peut-être que croire en l'être humain était une erreur, et que l'idiot, c'était lui.
...
Non. Pas cette fois. Quelque chose de nouveau naissait dans son esprit. S'il y avait un ou plusieurs responsables, il n'en faisait pas partie. Il avait toujours œuvré pour le bien commun et n'avait pas de reproches à recevoir de qui que ce soit. Quelle était cette drôle de vision des choses qui grandissait en lui ? Il était habitué aux ondes négatives, mais cette fois était drastiquement différente.
Il se raidit en entendant des pas derrière lui, accompagnés de bruits d'entrechoquements de verre. Il avait eu tort de penser qu'il serait tranquille. Quelqu'un venait. Il tourna légèrement la tête, s'arrêtant tant bien que mal avant que son visage ne devienne identifiable. Là où il aurait gardé le silence en temps normal, l'alcool ne put l'empêcher de sortir ce mot de sa bouche :
"...Qui ?"
Dernière édition par Tim Uzi le Lun 6 Avr 2020 - 18:03, édité 3 fois