Cher journal,
Chers auditeurs,
Le vieux manoir sur la colline a toujours eu une drôle de réputation. Déjà lorsque j'étais enfant on racontait beaucoup d’histoires à propos de cette bâtisse à l’allure sinistre laissée à l'abandon. Des histoires de fantômes, de disparitions, de morts dans des circonstances horribles...
Il faut dire que tout son aspect s'y prête: il s'agit d’un imposant bâtiment de pierre grise dominant le voisinage de toute sa masse, sans doute grandiose autrefois mais à présent usé par le temps et envahi par le lierre. Ses nombreuses fenêtres réparties sur les trois étages, condamnées pour la plupart par de vieilles planches de bois abîmées par les intempéries, sont autant d'yeux qui semblent vous observer d'un regard mort chaque fois que vous vous en approchez. Le manoir est entouré par un parc laissé à l'abandon où les mauvaises herbes se battent en duel avec des champs de ronces au milieu d’arbres dépareillés, et dont l’accès est interdit par une haute grille en fer rouillé garnie de pointes qui achève de donner à l'ensemble un air sinistre et hostile.
C'était une idée de Jonny -sans h-, de venir passer la nuit ici. Je crois qu'il voulait impressionner la belle Jehnny -avec un h-, sa petite amie, ou bien simplement lui faire peur. Ou alors les deux, peu importe tant que ça mettait en valeur sa virilité. Il n'en a pourtant pas besoin: Jonny est déjà beau, blond, musclé, doté d’un charme fou et d’un regard... mmmmh !
Jehnny, pas si folle que ça, a insisté pour que sa meilleure amie Lucy vienne avec elle. Lucy c'est un peu le cliché de la blonde à grosse poitrine un peu nunuche. Elle n'a pas mis longtemps à bavarder et elle en a parlé à leur ami Jordy qui se mêle de tout (je ne l'ai jamais trop aimé c'est un gros pénible qui se moque de toute le monde, mais les amis de mes amis... vous savez ce qu'on dit), et Jordy en a parlé à son frère Lenny. Comme Lenny c'est mon petit ami depuis deux semaines, me voilà aussi !
Le soir venu, nous avons pénétré dans l'enceinte du parc grâce à un trou dans la clôture que les garçons avaient repéré dans la journée. On a tous pris ça à la rigolade au début: il faut dire que Jonny et Lenny sont forts pour nous rassurer tout en nous faisant rire ! Pourtant l'ambiance est devenue pesante lorsque nous sommes arrivés devant le manoir en lui-même. C'est vrai qu'il fallait être discrets pour ne pas se faire remarquer car nous n'avions pas le droit d'être là, mais je sentais bien qu'il y avait autre chose…
L'une des fenêtres était brisée et les planches arrachées, et c'est par là que nous sommes entrés.
"- Rentrez, rentrez, allez-y ! Tu t'en sors Jehnny ? Prends ma main si tu veux.""- Merci Jonny mon chéri !"- Iiiih, qu'est-ce que c'est ?!""- Ha ha ha ! C'est le fantôôôôme du manoir !""- Ne dis pas de bêtises Jordy ! T'es vraiment trop bête !"Je vois Jehnny qui se cramponne au bras de son copain, et j'en fais autant avec mon homme qui me rassure:
"- T'inquiètes bébé, ce sont juste des toiles d'araignée.""- C'est dégoûtant !" Conclut Lucy qui n'en mène pas large !
Une fois tous entrés, Jehnny craque une allumette et allume plusieurs lampes-tempête. L'intérieur du manoir est sombre, vraiment sombre, malgré la lumière chaude et rassurante de nos lampes. Jordy propose, avec un air gaillard, d'explorer un peu et c'est ce que nous faisons. J'aurais préféré qu'on se trouve tout de suite un coin et qu'on ne bouge pas trop, voire qu'on reste carrément dehors, mais je préfère ne pas me séparer des autres alors je les suis.
Toutes les pièces que nous visitons se ressemblent un peu: de vieux murs sales aux papiers peints vieillots et délavés, des boiseries dont la peinture s'écaille, de hauts plafonds qui font que tous les bruits résonnent, des tapis effilochés, un peu mous et pleins de poussière, et un plancher d'un autre âge qui grince à chaque pas. Il y a aussi beaucoup de toiles d'araignées, ce qui ne plaît pas du tout à Lucy au point que celle-ci panique et se met à crier qu'elle veut sortir !! Il faut que Lenny la retienne par le bras, et lui explique que de toute façon le temps est menaçant et qu'il risque de bientôt pleuvoir pour qu'elle accepte de rester.
Beaucoup de meubles sont encore là, pour la plupart recouverts de draps blancs dans un vain espoir de les protéger de l'usure ce qui leur donne un aspect un peu inquiétant de fantômes endormis. Jordy s'empare de l'un d'eux, s'en recouvre, et s'avance vers moi en s'exclamant d'une voix bête:
"- Ouuuuh, je suis le fantôme de la vieille comtesse !""- Arrête Jordy, t'es pas drôle" lui dis-je d'un air agacé.
"- Ouuuuuh !""- Quelqu'un sait pourquoi ce manoir est abandonné au fait ? La vraie raison, je veux dire ?"Oh non Jehnny, tu étais forcée de demander ça ? Si c'est une histoire glauque je n'ai vraiment pas envie de savoir ! Hélas Jonny saute sur l'occasion avec un sourire ravi:
"- Ça s'est passé il y a au moins cent ans. Il y avait une comtesse qui vivait ici, une femme très belle, vraiment super bonne tu vois ? Tous les mecs la voulaient, et elle ne se privait pas ! La nuit elle faisait venir ses amants dans le manoir, et c'était la folie ! Et puis son mari le comte l'a découverte, et il était vénère ! On raconte que pour la punir il l'a fait emmurer vivante quelque part dans leur maison ! Elle a mis des jours à mourir et ses cris de désespoir s’entendaient jusqu’au village ! Depuis, même longtemps après sa mort, des gens entendent parfois des cris horribles qui viennent du manoir. Certains l'ont même vue il paraît, comme un fantôme, et ceux-là ont tous disparu mystérieusement..."☾☾☾☾
Dehors le temps s'est sérieusement gâté: la nuit est entièrement tombée, une couche de nuages noirs et menaçants a fini de recouvrir le ciel, et on distingue à peine le village au loin, en regardant à travers les fenêtres condamnées. Seule la lueur du phare, au loin sur la falaise, est là comme un encouragent, un signe que la civilisation existe encore et que le jour finira par se lever sur ce manoir sinistre.
Le vent s'est levé lui aussi et souffle avec force sur le manoir, faisant grincer les murs et agitant les arbres dans le parc qui dansent comme de grands épouvantails sinistres. Il s'engouffre dans les brèches entre les ardoises et fait siffler les fenêtres. Je ne suis vraiment pas rassurée, et heureusement que les garçons sont avec nous pour nous protéger !
"- La tempête est en train d’arriver. Je vais vite aller chercher un peu de bois dehors pour qu'on puisse allumer un feu."Je m'inquiète:
"- Tu es sur Jordy ? C'est dangereux avec tout ce vent, tu devrais peut-être...""- Hahaha, tu as peur ? Tu crois que le fantôme de la comtesse va m'emporter ? Hahaha !""- Il a raison bébé, il nous faut du feu pour faire griller nos brochettes" ajoute Lenny de son air rassurant.
"Les filles, vous voulez bien commencer à installer les affaires à l'étage ? Jonny et moi on va voir ce qu'il y a au grenier !""- Je viens avec vous !" S'exclame Lucy !
Je suis sure qu'elle fait ça parce qu'elle veut rester avec les garçons ! On sait très bien qu'elle a des vues sur Jonny ! Bah, tant qu'elle se s'approche pas de mon Lenny...
Moi, je préfère ne rien dire plutôt que de me faire moquer de moi et je vais avec Jehnny pour monter les affaires à l'étage.
Nous avons choisi de nous installer dans ce qui a l'air d'être une ancienne chambre, parce que c'est une pièce assez spacieuse mais pas trop (dans certaines autres on se sent vraiment mal à l'aise), avec un grand lit (je n'ai pas très envie de dormir sur un vieux matelas par terre !) et une cheminée. Maintenant que je suis toute seule avec mon amie je me sens nettement moins rassurée, et inconsciemment je me suis mise à parler à voix basse. Je ne sais pas si c'est à cause de la tempête, de toutes les boiseries qui craquent, de l'atmosphère chargée de souvenirs de cette maison ou simplement parce que j'ai peur, mais je ne peux pas m'empêcher d'avoir l'impression que quelqu'un nous observe ! Je me retourne brusquement à plusieurs reprises, tend une lampe en direction du noir tout autour de nous... mais non, rien. La sensation est toujours là pourtant...
Jehnny, elle, est beaucoup plus à l'aise que moi ! Elle fait vraiment la paire avec son copain Jonny ! Après avoir laissé les affaires en vrac devant la cheminée, elle s'est mise en tête de faire le tour des pièces voisines en faisant plein de bruit !
"- Hé, viens voir, il y a même une salle de bain ici !""- Tu penses qu'il faudrait demander aux garçons d'amener un deuxième lit ici ?""- C'est génial, la baignoire fonctionne encore !""- Jehnny, s'il te...""- Ça tombe bien, j'ai vraiment besoin d'un bain. Je me sens toute sale à force d'être dans toutes ces pièces pleines de saleté. Super ! Comme ça je vais être propre quand les autres reviendront !"J'ai beau lui dire que ce n'est surement pas le bon moment ni le bon endroit, rien n'y fait ! La voilà qui ouvre des canalisations vieilles d'au moins cent ans et commence à faire couler de l'eau dans la baignoire. Je la laisse à ses ablutions et retourne dans la chambre.
Me voilà toute seule... exactement ce que je ne voulais pas ! Je ne supporte pas cette obscurité tout autour qui me donne l'impression de chercher à se refermer sur moi dès que je détourne mon attention ! J'essaie bien de m'occuper en déballant nos quelques affaires (des couvertures et de quoi manger principalement), mais des craquements sinistres résonnent autour de moi, dans mon dos, et je sens clairement une présence dans la pénombre que je n'arrive pas à distinguer. Je suis vraiment mal à l'aise, très mal à l'aise, et je n'ai qu'une hâte c'est que les autres reviennent ! Mais je ne les entends même plus...
Et si j'étais toute seule ? S'ils avaient tous disparu et que j'étais restée abandonnée dans ce manoir horrible ? Oh non ! Je ne veux pas ! Je ferais mieux de m'enfuir ! Mais... non, dehors ça me fait encore plus peur ! Le vent, les arbres, la tempête... Je n'ai qu'une hâte, c'est que le jour se lève !
☾☾☾☾
Heureusement, après une éternité d'attente, j'entends les voix de Jonny, Lenny et Lucy. Je n'ai jamais été si soulagée de ma vie !
"- Tu vas bien bébé ? Tu as l'air toute effrayée ?""- Ça... va.""- Où est Jehnny ? Elle n'était pas avec toi ?"Ma peur se dissipe maintenant que les autres sont là. Je sens les choses redevenir un peu plus normales. Il me suffit de me glisser entre les bras rassurants de Lenny et même l'obscurité ne m'effraie plus tant que ça !
"- Cette grosse maline est en train de prendre un bain.""- Elle en a au moins pour une heure alors !" S'exclame Jonny en riant aux éclats, imité par les deux autres !
"- Hahaha !""- Hihihi !""- Haha !"Moi je maintiens que ce n'est pas le moment ni l'endroit pour faire ça, mais je ne dis rien, je ne veux pas passer pour la peureuse du groupe.
"- Et Jordy ?", demande toute de même Jonny.
"Il prend un bain aussi ? Haha !""- Jordy ? Vous ne l'avez pas vu ? Non, il n'est pas remonté, je ne sais pas où il est.""- On pensait qu'il serait avec toi", ajoute Lenny d'un air un peu moins rassuré que son ami.
"- Vous croyez qu'il s'est perdu en allant chercher du bois ? Le gros boulet, haha !"Je ne suis de nouveau plus très rassurée ! Jordy m'agace un peu, mais de l'imaginer tout seul dehors, avec la tempête qui s'est levée et la pluie qui commence à tomber... oh le pauvre... J'espère qu'il ne lui arrive rien de grave !
Mon Lenny semble prendre ça un peu plus au sérieux que Jonny. Avec cette impression de force tranquille qu'il dégage et qui a toujours su me séduire, il déclare:
"- Il ne doit pas être loin, je vais aller le chercher. Il n'arrive sûrement pas à retrouver la fenêtre par où on est rentrés, ou un truc comme ça !"Pas question que je laisse mon Lenny s'aventurer dans la tempête comme ça !
"- Oh non Lenny ne pars pas, reste avec moi ! J’ai peur de rester ici !"Mon homme pose ses mains chaudes sur les épaules et me dit de sa voix rassurante:
"- Ne t'en fais pas bébé, je reviens vite."☾☾☾☾
Je n'ose même plus compter les minutes. Cela fait une éternité qu'il est parti, et ni lui ni Jordy n’est revenu ! Même Jonny ne dit plus rien, il se contente de rester assis en tailleur, face à Lucy et moi, l'air pensif.
Finalement, c'est Lucy qui brise le silence:
"- Ça fait combien de temps à votre avis ? Je commence à être vraiment inquiète.""- Beaucoup trop longtemps !" S'exclame Jonny qui semble émerger de sa torpeur.
"Je vais aller voir !"Cette fois, pas question que je reste sur la touche ! Tant pis si je casse le plan de Lucy qui voulait sûrement se retrouver seule avec Jonny, mais je viens avec eux !
Ensemble nous descendons le vieil escalier en bois sombre. Le manoir est plus sinistre que jamais à présent que la tempête fait rage au-dessus de nous, que le vent siffle sur la colline et que la pluie balaye les murs. Mal éclairés par nos lampes, les meubles et les murs prennent des allures disproportionnées et je manque de crier de peur à chaque mouvement inhabituel !
Nous arrivons finalement dans le petit salon par lequel nous sommes entrés tout à l'heure, où nous constatons que la fenêtre a été refermée et que les planches qui la barricadaient ont même été remises en place !
"- Qu'est...ce qui s'est passé ? Ce n'est pas normal... Oh mon Dieu...""- Mais non, ça veut dire qu'ils sont bien rentrés à l'intérieur. Ils doivent être en train de faire le tour du manoir, ou de faire les idiots dans un coin. Ouais, c'est surement ça ! Lenny, Jordy, vous êtes là ?""- Jordy ?! Lenny ?!"Seuls nous répondent les craquements sinistres de la charpente et le mutisme pesant de l'obscurité qui se fait de plus en plus omniprésente.
"- Il faut les chercher" décide Jonny.
"Séparons-nous ! Faisons le tour du manoir, ils sont forcément quelque part !""- Bonne idée ! Je m'occupe du premier étage, c'est là qu'il y a le moins de toiles d'araignées.""- Vous êtes sûrs qu'on doit... ? Bon, je prends le rez-de-chaussée alors.""- Dans ce cas je vais au deuxième étage. A tout à l'heure les filles. Le premier qui les trouve appelle les autres !"Et me revoilà seule dans le noir.
Sauf que là, je suis vraiment inquiète. Je sais que quelque chose ne va pas. Je sens les larmes me monter aux yeux: Lenny... Lenny... que lui est-il arrivé ? Pourvu qu'il ne soit pas blessé, ou pire... !
Tout mon corps est parcouru de frissons. Au bord de la panique, je crie:
"- Lenny ? Lenny ?! Lenny, tu es là ?! Je t'en prie réponds-moi ! Même toi Jordy, si tu es la je veux bien que tu me répondes !"J'entre dans un énième salon. Il ressemble à tous les autres: plafond haut, papier peint moche, et quelques meubles recouverts d'un drap blanc. Et puis soudain... je me fige d'horreur ! Ce fauteuil... là... je reconnais très distinctement une forme humaine assise sous le drap !!!
"- Hiiiiiiiiiiiiiiiiii !"Je suis tellement terrifiée que je manque de lâcher ma lampe ! Je n'arrive même plus à bouger !! Je... Je...
Mais non, je me suis encore faite avoir ! Pfffff !
"- Jordy, ce n'est vraiment pas drôle !! Tu me l'as déjà fait le coup du fantôme, et je t'ai déjà dit que c'était nul !"Autant soulagée que profondément agacée, je lui arrache son drap d'un coup sec.
"- On était tous très inquiets tu sais ! On t'a cherché partout !"C'était bien Jordy sous le drap. Et pourtant je sens de nouveau la terreur et l'horreur m'envahir tandis qu'un frisson glacé parcourt mon dos... La figure de mon ami, d'habitude toujours rieuse et légèrement provocatrice, n'est plus qu'un masque violacé et grimaçant au regard vide dont la bouche tordue en un rictus de terreur et de douleur laisse échapper un filet de sang !
Mon ami... est mort. C'est son cadavre... c'est son corps... il est mort... il a été tué... c'est horrible, c'est horrible, c'est…
Je n'ai jamais couru aussi vite de ma vie ! Je monte l'escalier à toute allure, et avant d'avoir eu le temps de réaliser ce que je faisais me revoilà dans la pièce où nous avons laissé nos affaires.
"- Lenny ?! Lucy, Jehnny, Jonny, vous êtes là ?!"Je reprends bruyamment mon souffle. J'ai terriblement mal à la poitrine ! J'ai envie de hurler, de fuir, de disparaître... je...
"- C'est Jordy, il... il..."Les larmes me viennent aux yeux. Personne ne me répond.
Je remarque que la porte de la salle de bain est ouverte. Enfin Jehnny a fini son bain ! Pourtant j'entends toujours l'eau couler ; c'est étonnant: elle n'aurait jamais laissé ouvert alors que les garçons sont là !
Mon coeur tambourine dans ma poitrine alors que je pousse la porte. La pièce est très humide et en partie envahie par un nuage de vapeur. Au moins il y sent bon, une forte odeur de savon flotte dans l'air. La lampe de Jehnny est posée sur un meuble, à côté de ses vêtements. Mon amie, elle, est toujours dans la baignoire. Elle me fixe d'un regard vide... un long filet de sang se déverse d'un trou cramoisi béant en plein milieu de sa gorge... s'écoule entre ses seins... et se répand dans la baignoire, donnant à l'eau une horrible teinte écarlate...
C'est un cauchemar... un horrible cauchemar...
Je sors en hurlant de la pièce, et tombe nez à nez avec Lucy qui a été attirée par mes cris. Je suis tellement soulagée de retrouver enfin un visage amical ! Et toujours aussi horrifiée pourtant.
"- Qu'est-ce qui t'arrive ? Je t'ai entendue crier et...""- Ils sont morts ! Ils sont tous morts ! Jordy et Jehnny..."Elle veut me prendre par les épaules pour me rassurer mais je la repousse.
"- Il ne faut pas rester là. Il y a quelqu'un... ou quelque chose..." j'entends un craquement plus fort que les autres dans le couloir.
"Il y a quelque chose qui approche, j'en suis sûre, je le sens... ! On ne doit pas rester là, viens vite !!"Nous courons plus vite que jamais ! Nous dévalons l'escalier, nous précipitons dans le salon, et je défonce les planches qui barrent la fenêtre d'un violent coup de pied avant de s'engouffrer dehors !
La pluie s'abat aussitôt sur moi et me trempe en un instant. Le spectacle dans le parc est encore pire que dans le manoir: la nuit est noire et opaque, le vent souffle avec une telle force qu'il fait trembler les arbres et manque de me faire tomber. Le sifflement de la pluie et du vent ressemble à des hurlements qui me terrifient !
Un éclair déchire le ciel, chassant un instant l'obscurité pour tout colorer d'une lumière blanche et intense qui disparaît aussi vite qu'elle est venue. Pas assez vite, cependant, pour m'empêcher de distinguer très nettement un cadavre qui gît sur le sol dans une mare de sang, non loin de moi...
Je cours de nouveau ! Ignorant la pluie, le vent et mes pieds que je ne sens plus à cause de l'humidité et du froid, je cours, je cours, je cours ! J'ignore même la pauvre Lucy qui me supplie de l'attendre !
Je ne vais pas vers le village car c'est trop loin et trop dangereux: il faudrait traverser le pont et la rivière risque de déborder à tout moment à cause de la tempête. Sans parler de la brume qui s’est levée et qui cache le chemin ! Je fonce plutôt vers le phare qui est le seul point bien visible: c'est mon oncle le gardien, il me protègera. Il me rassurera. Il a même un fusil qui lui sert à dissuader les pirates ! Tout ira bien, tout ira bien...
Après une course éperdue dans la nuit j'arrive finalement au pied du phare. Mon coeur bat à toute allure ! J'ai mal partout ! Mes doigts sont tellement engourdis par la peur et l'humidité que j'ai un mal fou à escalader l'échelle de corde qui mène jusqu'en haut ! Je n'en suis qu'à la moitié lorsqu’
une chose me rejoint. Prise de panique je laisse échapper un cri et tente de monter plus vite ! J'essaie d'accélérer mais je ne fais que m'empêtrer davantage dans les cordes ! Non... non ! Au secours !
Mais heureusement il ne s'agit que de Lucy qui m'a rejointe. Elle est aussi trempée et terrifiée que moi ! Ensemble, nous atteignons finalement le sommet du phare où mon oncle et ses amis, occupés à passer un bon moment auprès du feu, nous accueillent avec surprise.
☾☾☾☾
"- Voilà... vous savez tout."Chacun autour du feu se tait et me regarde en silence. Je ne sais pas quoi dire d'autre. On nous a rassurées, séchées, donné des couvertures pour nous réchauffer. Ici tout semble différent et plus... normal. Comme si tout ce que je viens de vivre n'était qu'un mauvais rêve. Et pourtant...
Tandis que Lucy se met à raconter à son tour ses mésaventures, je me recroqueville et enfouis ma tête entre mes jambes. Je veux oublier ce que j'ai vu ce soir, je veux juste tout oublier... je veux me réveiller demain dans mon lit, et que tout ça n’ait été qu’un mauvais rêve...
Cher journal,
Un long silence suit le récit de Wendy. Quelques-uns des spectateurs lui donnent un ou deux bonbons, pour la consoler. Finalement je me décide à rompre le silence: je m'avance un peu plus près du feu de manière à ce que chacun puisse voir mon visage grâce aux lueurs des flammes, et je leur raconte...
Tout commence avec un vieux manoir abandonné et un peu sinistre. Et avec une bande de jeunes gens, tous rieurs, optimistes et ambitieux, du genre à vouloir changer le monde tout en étant cool. Et beaux évidemment ! Surtout la jeune femme, là: la blonde bien habillée avec la peau pâle, celle qui sourit tout le temps et dont le visage respire l’intelligence. Quoi ? Ça se voit trop que je parle de moi tu crois ?
Dans notre groupe il y a Jehnny, une autre blonde très apprêtée que l'on catégorise sans mal dès le premier regard comme étant superficielle et un peu cruche, mais qui quand on prend la peine de la connaître se révèle être une fille très sympa, ouverte aux autres, et surtout incroyablement généreuse. Nous avons sympathisé très peu de temps après mon arrivée sur l'île et elle me présente maintenant comme sa meilleure amie !
Jehnny est accompagnée de Jonny le beau gosse, son chéri, dont le prénom est à l'image de son existence: une faute d'orthographe. Viennent ensuite Lenny et sa copine Wendy -celle qui vient de raconter son histoire, tu suis journal ?-, un couple plutôt sympa mais dont l'intellect cumulé ne dépasse pas le niveau de la mer par temps calme. Enfin il y a Jordy, un beau garçon au teint hâlé, musclé, bavard, aussi terriblement charmant que terriblement pénible avec sa manie de faire l'intéressant. Et puis il y a moi évidemment, Caramély... euh, Caramélie je veux dire, ou plutôt Lucy Robb comme je me fais appeler ici.
J'ai toujours trouvé étrange cette manie qu'ont les gens d'aimer se faire peur. Tu aimes ça toi, journal ? Si je te te suspends au-dessus d'une bassine d'eau qui risque de tremper tes pages par exemple, tu vas aimer ? Moi, si je veux passer un bon moment je vais prendre un bain tiède, lire un livre, acheter une place au théâtre ou faire mes emplettes, mais je ne vais pas volontairement aller me mettre dans une situation ou je serais mal à l'aise, inquiète, voire en panique ! Parce que moi, ça, c'est ce que j'appelle de la torture !
Bon, de toute façon je n'ai peur ni des vieilles maisons ni des fantômes. Je sais très bien qu'ils existent, mais "à priori" ils n'ont pas de raisons de me faire de mal ! Comment ? Et les créatures à huit pattes dont Wendy a parlé ? Je ne vois pas de quoi tu parles journal ! Nous sommes entre personnes respectables ici, nous n'allons pas parler de choses aussi répugnantes ! En plus je n'ai même pas crié à ce moment-là, ce n'est pas vrai du tout ! D'ailleurs même si je l'avais fait ça aurait été à cause de la surprise, pas de la peur. Et pour jouer le rôle de mon personnage.
Bref ! Sans écouter les médisances de mon vilain journal, nous pénétrons tous les six dans le manoir. Je sens la tension de mes camarades monter d'un cran (du moins chez les plus imaginatifs, les autres étant plus occupés à glousser bêtement), et je dois reconnaître que la bâtisse possède une aura particulière à la fois austère et oppressante qui a de quoi impressionner.
Jordy fait le pitre comme à son habitude, et Jonny commence à nous raconter la légende attachée à ce lieu mais je n'ai pas besoin de l'écouter, je la devine sans mal. On parle d'une comtesse, d'une femme, donc elle était forcément jeune et belle sinon personne ne se serait donné la peine de se souvenir d'elle. Ou alors la réputation de beauté lui est venue après pour enjoliver un peu mais ça revient au même. Je peux également te garantir qu'il s'agit d'une histoire d'amour qui se termine mal, surement d'un amour maudit. Et d’une mort un peu cruelle pour conclure le tout. Ensuite, très certainement, les villageois doivent aimer raconter pour se faire peur que son fantôme rôde toujours et s'attaque: aux jeunes filles/aux jeunes garçons/à tout ce qui excite l'imagination fertile de ceux qui racontent la légende. J'ai bon ?
Ça c’est la légende, mais la véritable histoire de ce lieu je la devine également car je retrouve beaucoup trop de points communs entre cette maison et celle de mes parents pour ne pas me sentir nostalgique: un manoir construit à une époque de richesse, mais la fortune a fini par disparaître et il ne reste plus à la famille qu'une maison trop grande et trop chère à entretenir, un train de vie trop dispendieux à assurer, mais on le fait malgré tout par respect pour son rang, pour ses ancêtres et par ego. Il y a des signes qui ne trompent pas comme toutes ces choses que l'on répare plutôt que de les remplacer, ces pans entiers du manoir qui ont visiblement été vidés et gardés fermés pour ne plus avoir à les entretenir, et le mobilier très clairsemé, sans doute à cause de quelques reventes destinées à freiner un peu la ruine. Et puis finalement la lignée s'éteint, ou bien un héritier moins conservateur que les autres abandonne la maison et celle-ci reste à l'abandon.
Le temps que nous fassions un rapide tour du propriétaire, la tempête s'est abattue sur l'île et le vent souffle avec force sur la vieille bâtisse. Au moins nous sommes en sécurité ici car aussi vieux et abandonnés qu'ils soient, les vieux murs en pierre du manoir sont bien plus solides que les petites maisons de bourgade dans lesquelles vivent les habitants du village ! Nous décidons malgré tout de nous activer un peu et de passer aux choses concrètes, à savoir établir un petit coin pour dormir et pour se raconter des histoires qui font peur tout en se serrant à deux sous une couverture et en faisant griller des bonbons et des brochettes (voir des brochettes de bonbons) au feu. Un programme comme je les aime !
Jordy nous annonce qu'il va aller chercher du bois dehors, les deux autres garçons préfèrent continuer à visiter plutôt que d'aider, et il ne reste donc que les filles pour monter les affaires dans un coin à peu près confortable, le nettoyer -du moins l'espèrent-ils- et commencer à préparer toutes les choses que les filles savent si bien faire. Merci bien, mais sans moi ! Avec ce joli sourire et cet air de douce innocence qui savent si bien me faire pardonner tous mes caprices je m'exclame à l’intention du duo d’explorateurs:
"- Je viens avec vous !"Les équipes étant faites, je suis les deux garçons en direction du grenier. Le plancher de bois sec craque à chacun de nos pas. Nous marchons dans un couloir où le papier peint tombe en lambeaux déchirés sur le sol, révélant des murs blancs couverts de taches brunes, où l'odeur de vieux et de renfermé est encore plus forte que dans le reste du bâtiment. Puis nous atteignons un escalier étroit... rempli de toiles de tu-sais-quoi !!!
Ma réaction de crainte pourtant légitime fait sourire mes deux compagnons à qui j'annonce:
"- Euh... finalement je vais aider les autres en bas. A tout à l'heure !"C'était calculé journal, c'était exactement ce que je voulais faire. Je n'avais pas du tout envie d'être avec Lenny et Jonny de toute manière, c'était juste un prétexte pour partir ! D'ailleurs c'est Jordy que je veux retrouver: après tout le pauvre est resté tout seul donc c'est normal, non ?
Je redescends donc au rez-de-chaussée. J'ai réussi à retenir plutôt bien la disposition des pièces, et même sans lumière j'arrive à retrouver plutôt aisément le salon par lequel nous sommes entrés dans le bâtiment. La fenêtre est toujours ouverte, et le vent fait entrer un souffle froid et violent qui fait danser les draps recouvrant les meubles comme des fantômes exécutant un ballet sinistre. Je jette un coup d'oeil dehors mais on y voit pas grand-chose à part l'ombre des nuages gris sombre et le phare au loin qui éclaire la falaise de sa lueur jaune. Je m'installe donc sur l'un des fauteuils... enfin non: j'époussette copieusement l'un des fauteuils, je m'assois dessus, et j'attends.
Après seulement quelques minutes j'entends le bruit de pas provenant de dehors. Jordy, de retour les bras chargés, commence par jeter sa brassée de bois mort à travers l'embrasure de la fenêtre. Il ne m'a pas remarquée et je me faufile discrètement contre le mur, près de l'ouverture.
Tu sais comment on appelle ce genre de fenêtre journal ? Des fenêtres "guillotine", car leur système de fermeture repose un peu sur le même principe que la machine. On fait glisser la moitié inférieure de haut en bas, quand on veut l'ouvrir... ou bien la refermer violemment sur la nuque de quelqu'un !!! Jordy laisse échapper un hoquet de surprise lorsque la fenêtre le percute et s'effondre net, la nuque brisée par le choc. Je répète le mouvement une seconde fois par précaution, puis relève la fenêtre et tire le corps du jeune homme à l'intérieur. Mais c'est qu'il est lourd ! Et ce ne sont pas seulement des muscles, je suis certaine qu'il n'a pas une alimentation très saine ! Avait. Je tire d'un coup sec et tombe à la renverse avec le cadavre qui s'étale sur la pile de bois !
Sans perdre de temps, je décide de cacher le corps avant que les autres ne nous trouvent. Ou pourrais-je bien le mettre... ? Oh, sous un des draps bien sûr ! Personne n'y verra rien, et même s'ils s'aperçoivent de quelque chose ils auront trop peur pour oser y regarder de trop près ! Je traîne donc mon ex-ami dans une pièce voisine et l'assieds sur le premier fauteuil venu, m'arrangeant pour qu'il ait une pose à peu près naturelle parce que... bah... j'ai toujours aimé les choses bien faites. Et puis j'aime jouer à la poupée, ça te va comme explication journal ?! Après ça je remets le drap par-dessus, le coince sous les pieds du fauteuil pour m'assurer qu'il ne tombe pas, puis contemple le rendu final avec la satisfaction du travail bien fait.
Revenue dans le premier salon je me débarrasse du bois en le jetant par la fenêtre, puis referme cette dernière et y installe les planches destinées à la barricader histoire d'être sûre que tout le monde reste dans le manoir.
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Mon affaire terminée je me hâte de retourner au premier étage, et y arrive exactement en même temps que Lenny et Jonny qui redescendent du grenier. Je me mêle à leur groupe comme si de rien était, avec un vague sourire timide destiné à envoyer un message du type "femelle effrayée cherche mâle protecteur", puis je les accompagne alors que nous rejoignons les autres dans la chambre. Nous retrouvons Wendy dans tous ses états, visiblement pas très heureuse d'être restée toute seule ! Jehnny, elle... est en train de prendre un bain ! Il y a clairement certains qui vivent leur séjour dans le manoir mieux que d'autres ! ...Non mais vraiment ! Une personne qui prend son bain toute seule dans un endroit comme celui-là c'est clairement une invitation ! Enfin je veux dire... tu m'as comprise journal évidemment. Ahem. C'est une phrase à ne pas sortir de son contexte. Cela dit mes intentions sont sans doute pire alors bon... A ton avis journal, c'est quoi le pire entre passer pour une perverse ou pour une meurtrière ?
Je commence à m'installer contre le lit, enroulée dans une couverture, et ouvre un paquet d'"horror monster ghost chips" goût cacahuète tout en déballant un sachet de thé... avant de me souvenir que sans le bois ramené par Jordy on ne pourra pas le faire chauffer. D'ailleurs je ne suis pas la seule à me souvenir de Jordy puisque Jonny, toujours goguenard, demande à Wendy des nouvelles de son ami. Evidemment elle ne sait pas où il est passé, et je feins la perplexité comme les autres jusqu’à ce que Lenny décide d'aller à la rencontre de notre compagnon des fois qu'il ait eu un souci.
Nous restons tous à attendre dans un silence un peu pesant. Wendy fixe le vide avec son regard de poisson mort, Jonny est visiblement en train de se demander s'il ne devrait pas saisir l'occasion pour essayer de regarder à travers la serrure de la salle de bains, et moi je suis en train de chercher un prétexte pour fausser compagnie à mes amis avant qu'ils ne soient de nouveau tous réunis.
Comment journal ? Les tuer tous en même temps ? Tu n'y penses pas ! Et ma conscience professionnelle ?!! C'est pour ce genre de réflexions que je pense que même si tu sais tout de moi tu serais incapable de prendre ma place !
Je me décide finalement à demander innocemment:
"- Ça fait combien de temps à votre avis ? Je commence à être vraiment inquiète."Longtemps hein ? Oh oui ! Donc si un brave courageux voulait bien descendre tout seul pour aller voir ce qu’il en est tout en me laissant seule avec ma prochaine victime, ce serait une très bonne idée ! Hélas, cette casse-pieds de Wendy ne l'entend pas de cette oreille et décide que nous y irons tous ensemble !
Sans surprise, nous ne retrouvons pas de Jordy au rez-de-chaussée. En revanche, je suis moi-même étonnée de ne pas croiser Lenny non plus. Pourtant la fenêtre est toujours barricadée ! Est-ce qu'il aurait eu des soupçons ? Ou alors il s'est vraiment perdu ? Wendy et Jonny appellent, crient, mais sans succès.
"- Il faut les chercher", s'exclame Jonny en essayant de se donner un air courageux.
"Séparons-nous ! Faisons le tour du manoir, ils sont forcément quelque part !"J'ai presque envie de lui sauter au cou ! Brave garçon, va ! Je savais que je pourrais compter sur tes bonnes idées ! Je m'empresse d'approuver son très mauvais plan et de remonter au premier étage tandis que le beau blond prend le second et que Wendy reste au rez-de-chaussée.
Rien n'a changé là-haut. Nos affaires sont restées telles que nous les avons mises, et j'entends toujours le bruit des canalisations qui indiquent qu'au moins une personne dans cette maison n'en a toujours rien à faire de ce qui se passe autour d'elle. Evidemment Jehnny a fermé le verrou de la porte de la salle de bains, mais il en faut plus pour m'arrêter. Je tire de mes cheveux deux épingles aux bords en forme de crochet, et les insère patiemment dans le mécanisme. Ce n'est vraiment pas le moment pour que quelqu'un entre dans la pièce et me voie journal, parce que la je passerais vraiment pour une grosse perverse ! Ou pour une meurtrière, mais on n’avait pas conclu que la première option était pire. Non ?
Je pousse tout doucement la porte. La salle de bains est pleine de vapeur, à peine éclairée par la lumière tremblotante d'une lampe-tempête, mais je devine la silhouette de Jehnny derrière le rideau qui entoure la baignoire. Je m'approche à pas de loup... elle ne se rend compte de rien, elle ne se retourne même pas. Je me place juste derrière elle, écarte le rideau d'un geste vif, la saisis au cou avec mon avant-bras pour la maintenir, et avant même qu'elle ait le temps de crier j'abats mon index qui lui perfore la trachée avec la force d'une balle de pistolet !
Honnêtement, j'ai un peu de peine pour elle: c'est vrai qu'elle était plutôt sympa comme fille, et on a passé quelques bons moments ensemble. C'est le genre d'assassinat qui me pèse sur la conscience en général, et dont je me console en ingurgitant de grandes quantités de chocolat noir. Eh bah voilà, si un jour j'ai des bourrelets ce sera à cause des gens comme elle ! Et puis c'est de sa faute aussi si je dois la tuer, elle n'avait qu'à pas faire ce qu'elle a fait ! C'est carrément du suicide à ce niveau-là !
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Mon forfait... non, ma juste exécution accomplie, je repars à l'aventure dans le manoir. Il me reste encore Wendy et Jonny à retrouver, et je n'ai pas la moindre idée d'où est passé Lenny. Je te promets journal, ce n'est même pas moi qui l'ai fait disparaître ! J'aurais bien aimé mais à quel moment veux-tu que j'aie fait ça ?!
A présent je rejoins le deuxième étage. Cela m'oblige à faire d'énormes efforts sur moi-même, sûrement les plus gros de la soirée. Mon Dieu, j'espère que ce que je fais en vaudra la peine parce que je suis bonne pour jeter mes vêtements après ça, pas question que je porte des affaires qui ont touché des toiles produites par des tu-sais-quoi... beurk !!! Arrête de me faire penser à ça journal ! D'ailleurs, je suis forcée de te raconter cette partie-là ?
Plutôt que de chercher au hasard Jonny à travers tout l'étage, je me contente de ne pas être discrète: je fais claquer mes chaussures, ouvre une fenêtre, et brise assez bruyamment les planches qui la condamnent. Le succès est au rendez-vous car bien vite j'entends:
"- Lenny, c'est toi ?"Je réactive mon mode "jeune fille en détresse" et m'exclame:
"- Jonny ! Oh Jonny, je suis contente que tu sois là ! Viens vite voir !"Le beau jeune homme accourt, je le prends par la main avec l'air éperdument soulagée et m'exclame de nouveau:
"- Viens vite voir, par la fenêtre ! Il... ils..."Il s'exécute, passe la tête par la guillotine ouverte, puis les épaules... et en prenant mon élan, d'un bon coup de pied, je le frappe au derrière pour le faire tomber à travers l'encadrement !
"- Aieuh ! Lucy t’abuses, ce n'est pas drôle comme face ! "Ah... zut, ce n'était pas assez fort. Je décide alors de l'attraper par les chevilles, et avant qu'il n'ait le temps de comprendre ce qui lui arrive je le fais basculer par la fenêtre !
"- Hé ! Arrête ! Non... non... aaaaaaaaaAAAAAAAH !"Son cri de terreur se perd, noyé dans le vent, et Jonny-le-mal-orthographié s'écrase au pied du manoir.
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Je redescends ensuite au premier étage où je retrouve Wendy, terrifiée. Elle tremble de tout son corps et me dévisage avec regard fou ! Je ne suis pas une personne cruelle, autant mettre fin à son calvaire. Je m'approche d'elle avec des mots rassurants, tend déjà mon index pour lui appliquer une perforation nette mais fatale, mais elle me repousse ! Je crois un moment qu'elle m'a percée à jour mais non: elle me crie de m'enfuir, que quelqu'un arrive, que nous sommes en danger ! Et effectivement j'entends bien quelqu'un qui s'approche dans le couloir !
Tandis que mon amie s'enfuit je me mets en posture de combat et me colle contre le mur, près de la porte. Je retiens ma respiration et guette le bruit qui se rapproche. Il s'agit d'un homme, plutôt grand -enfin plus grand que moi ce qui n'engage pas à grand-chose-, légèrement essoufflé. Il n'est plus qu'à quelques pas... il entre dans la pièce, je me jette devant lui, et...
"- Lucy ?""- Lenny ?!"J'ai un moment de perplexité, puis je demande:
"- Mais où étais-tu passé ? On t'a cherché partout !""- Dans le parc bien sûr !" Me répond-il avec un certain étonnement.
"Je vous avais dit que je partais chercher Jordy, non ? Comme je n'ai pas retrouvé notre fenêtre je suis simplement sorti par une porte de service qui n'était pas bien fermée.""- Ah... je vois.""- Jordy est revenu finalement ? Je ne l'ai trouvé nulle part. Je le retiens celui-là !"J'ai assez perdu de temps comme ça, et en plus j'ai une fuyarde à rattraper maintenant ! Ça m'apprendra à ménager mes effets, tiens. Prenant Lenny complètement au dépourvu, je lui enfonce avec force mon index dans la jugulaire en perforant peau, vaisseaux, muscles, et répandant une gerbe de sang sur le tapis.
Désolée Lenny, j'aurais aimé faire quelque chose de plus élégant mais vraiment tu as embêté tout le monde à disparaître comme ça ! En plus, appeler ta copine "bébé" c'était carrément criminel.
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Evidemment, le temps que je prenne des nouvelles de notre disparu Wendy est déjà loin. Je descends en vitesse au rez-de-chaussée, et remarque rapidement la fenêtre du salon qui est de nouveau ouverte. Je l'enjambe, atterris dans le jardin, et distingue au loin dans le parc la silhouette de la fuyarde qui court dans le noir. Et elle va vite !
Je m'élance à ses trousses, gaspille un temps fou en essayant d’éviter les ronces, perd une chaussure dans un parterre de mauvaises herbes, met plein de boue sur mon collant -et c'est extrêmement désagréable de marcher avec ça !- mais enfin je réussis à couvrir la distance qui nous sépare. En plus je dois lutter contre une irrépressible envie de la poursuivre en marchant, ce qui n’est vraiment pas efficace !
La pauvre fille fuit comme si elle avait le diable à ses trousses ! Ce qui est faux, en toute objectivité moi je suis la gentille. Sa course la mène jusqu'au phare qui se dresse sur le bord de la falaise, sans doute guidée par sa lumière rassurante. Pourtant ce bâtiment est vraiment le dernier endroit où je voudrais me retrouver par une nuit de tempête comme celle-ci, où les vagues lèchent la rive et menacent très sérieusement de tout engloutir, où la pluie tombe dru, et avec en plus une meurtrière qui rôde dans la nature ! Enfin je ne suis pas dans sa tête moi, hein, je ne vais pas décider à sa place.
A sa suite, j'escalade l'échelle de corde. Il me faut un certain temps pour arriver en haut parce que des chaussures à talon et des collants maculés de boue ce n'est pas idéal, mais enfin je réussis. Là, j'ai la surprise non seulement que Wendy n'ait pas peur de moi, mais qu'elle soit en plus entourée de tout un groupe de personnes installées autour d'un feu avec quelques friandises, des boissons, et visiblement de quoi passer une agréable soirée dans une très bonne ambiance ! Je n'ai pas le temps de réfléchir à une entrée en scène un peu grandiose et terrifiante, ni de sortir une réplique bien sentie du genre "tu es au bout de ta course, tu ne m'échapperas plus" que déjà on me donne une couverture, un chocolat chaud, et que l'on m'invite à me réchauffer auprès du feu en m'assurant que "là... là... c'est fini, il ne faut plus avoir peur". Bon, si vous le dites.
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Un silence de mort suit la fin de mon récit. Je sens tous les regards posés sur moi avec un mélange d'incompréhension, de peur, et un peu de colère aussi. Je préfère ne pas croiser celui de Wendy, même moi je sens que j'aurais un peu honte.
"- Mais… pourquoi avoir fait ça ?""- Parce que je suis folle bien sûr !"Oh ça va, on a bien le droit de plaisanter un peu ! Puisque personne n’a l’air de trouver ça amusant je reprends avec plus de sérieux:
"- En vérité je n'ai pas été très honnête avec vous. Ça c'est le moins qu'on puisse dire... enfin non, là je ne parle pas de la manière dont je vous ai menti pendant plus d'un mois en me faisant passer pour votre amie, une fille récemment débarquée sur l'île avec sa famille, et en massacrant ces pauvres gens cette nuit. Non, j'ai menti en disant que l'histoire commençait dans le manoir."Je me lève, et laisse tomber ma couverture aussi bien physiquement que métaphoriquement.
"- En vérité l'histoire commence il y a plusieurs mois, quand certains habitants de cette île ont décidé de soutenir un groupe nommé "Mouvement d'Espoir", une organisation anti-gouvernement mondial reconnue comme étant affiliée à la révolution. Malheureusement pour vous, "Mouvement d'Espoir" a été démantelé par le Cipher Pol et les noms de beaucoup de leurs complices et soutiens sur différentes îles ont fuité. Des noms comme ceux de Jonny Leporc, Jehnny Martin, Lenny et Jordy Durdetrunbébé, Wendy Darling et beaucoup d'autres noms qui concernent des personnes qui ne sont pas présentes ici alors je ne vais pas m'embêter à vous les citer."Nous avions les noms, l'île, mais pas les visages. Tout le travail a donc consisté à se mêler à la population, s'introduire dans leurs cercles d'amis, enquêter, et identifier toutes nos cibles sans éveiller l'attention. Dire que j'en ai été réduite à faire du charme à Jordy à un moment.... je me dégoûte moi-même !
"- Je ne vous surprendrai pas en vous apprenant que le Gouvernement Mondial a ordonné votre élimination dans les meilleurs délais, ce qui grâce à moi et à mes actions de ce soir est plutôt en bonne voie."Une vague un peu plus forte que les autres vient s'abattre contre le phare, comme si la mer employait toute sa force et sa furie pour nous atteindre et nous emporter !
Comme personne ne répond à mon sourire pourtant très professionnel et bienveillant, je poursuis:
"- Il nous a été demandé d'agir dans la plus grande discrétion et sans laisser de traces afin de ne pas effrayer ni contrarier la population. D’où tous les efforts déployés ce soir pour vous réunir et vous éliminer dans le manoir. Et cela veut aussi dire, entre autres, de ne laisser aucun témoin."D'ailleurs ça n'a pas été un mince travail de suggérer à Jonny d'emmener sa copine passer la nuit dans le manoir et de m'arranger pour que seules les bonnes personnes soient invitées, de manière à ce qu'aucun innocent ne soit impliqué ! Par exemple, j'ai dû faire des pieds et des mains pour dissuader la petite amie de Jordy, qui a priori n'est coupable d'aucune action anti gouvernementale, de venir !
"- Malheureusement, et j'en suis vraiment désolée, à cause de madame Darling ici présente qui est venue se réfugier avec vous et vous a tout raconté... vous êtes devenus des témoins gênants."Mon petit monologue n'a pas rencontré un auditoire très compréhensif: déjà plusieurs de mes auditeurs se lèvent et s'emparent de bûches en guise de gourdins qu'ils brandissent dans ma direction ; l'un d’eux se saisit même d'un tromblon ! Je ne peux pas le leur reprocher, et pourtant je trouve qu'ils mettent beaucoup de mauvaise volonté à me laisser faire mon travail !
"- Si ça peut vous consoler, dites-vous que tous vos sacrifices participent à rendre le monde un petit peu meilleur."