« Enfants de Pizzaro. »
« Guerriers tapis dans les flancs rocailleux de Vertbrume. »
« Et William Wellington, Marquis et Maréchal de Luvneelbirsk, au services des armoiries de North Blue… »
« Je suis Wu Zong Gen Ho, missionnaire du temple de la Déesse Enfant, Ordonnateur de la flotte impériale au service du haut commandeur Seifun. Je réclame le bénéfice du gîte et de l’hospitalité des colons de Vertbrume, ainsi qu’une audience auprès de toi, Wellington ! »
« Guerriers tapis dans les flancs rocailleux de Vertbrume. »
« Et William Wellington, Marquis et Maréchal de Luvneelbirsk, au services des armoiries de North Blue… »
« Je suis Wu Zong Gen Ho, missionnaire du temple de la Déesse Enfant, Ordonnateur de la flotte impériale au service du haut commandeur Seifun. Je réclame le bénéfice du gîte et de l’hospitalité des colons de Vertbrume, ainsi qu’une audience auprès de toi, Wellington ! »
L'homme qui venait de s'exprimer était encore à une heure de navigation de fort Wëllthall, la première et la plus grande des forteresses frontalières qui séparaient les colons de Vertbrume des dangers de l'océan. Et malgré cette distance, tout le monde parmi la garnison de plusieurs centaines de soldats l'entendit. Sa voix perça au travers des pythons rocheux qui constituaient l’archipel pour résonner jusqu’au château du seigneur William Wellington, au sein des casernes de sa ville-citadelle, dans son modeste port et dans la moindre chaumière présente entre ses remparts.
Et partout, les murs vibrèrent au son des paroles du missionnaire de Kiyori Tashari, l’impératrice pirate. Les colons également. Ils connaissaient la guerre, les combats et les sièges. Mais pas la sorcellerie. Pas dans ce genre-là, en tout cas.
Wëllthall était une place forte, un krak dont l'objet exclusif était de servir de caserne et de zone de ralliement pour les patrouilles qui verrouillaient les accès de l'embouchure éponyme, et de point de chute pour les navires militaires de la colonie, stationnés ou en surveillance à la périphérie de leur territoire. Ils se méfiaient autant des sauvages de l’archipel que des rares voyageurs que le Nouveau Monde portait jusqu’ici.
Pour comprendre toute sa situation, il fallait revenir à ce qu'était Vertbrume. Un ensemble de grandes masses rocailleuses dressées vers le ciel, aux sommets de canopée inaccessibles sans efforts considérables, au cœur duquel se tenait une terre autrefois vierge de toute civilisation, une succession de côtes hérissées, de forêts maigrelettes, de marais épars et des reliefs rocailleux ornés de mince landes exotiques. Un pays verdoyant, mais propice aux goûts de peu : le territoire était couvert un tiers du temps par un fin rideau de pluie ou de brume qui s’intensifiait joyeusement sans signe avant-coureur, et les éclaircies ensoleillées ne duraient que cinq heures au maximum avant que les nuages pointent à nouveau leur museau. Et tout ça existait depuis une éternité, bien avant que les navires de colons Luvneelois ne débarquent.
Il y avait tout d'abord eu la Légion des soldats de Pizzaro. Des chasseurs de gloire et d'honneur, des explorateurs en quête de ponéglyphes qui avaient établi le premier point de chute de cette île, à peine plus loin que l’emplacement de la forteresse même. Ils avaient fait naufrage ici, au terme d’un âpre voyage qui ne permettait plus de retour, mais on taira ce détail.
Et l'objet de leur quête, le vestige du siècle perdu, restait encore inaccessible à ce jour.
Il apparut bien vite que les Luvneelois n'étaient pas les seuls sur cette île. Des autochtones, les « sauvages » résidant sur Vertbrume s'opposaient implacablement à leur progression vers le noyau du petit continent, là où reposait assurément le ponéglyphe. Ils n'arriveraient à rien.
Pas en un an, en tout cas. Ni en quatre cent, à ce jour. Ils avaient pourtant fait du chemin. Au prix de nombreux efforts, de premiers campements qui devinrent des bourgs doublés de places fortes voire de petites villes fortifiées, toujours riches d’une culture toute militaire, furent construits avant de s’avancer en quatre siècles de guerres hachurées contre la nature et les autochtones jusqu'à l'intérieur de la masse continentale. Le chemin à parcourir restait désespérant, leurs ennemis toujours impossibles à atteindre malgré l’éternité écoulée, et le ponéglyphe encore inaccessible. Mais plus vraiment prioritaire, depuis le temps.
D'autant plus que d'autres problèmes en provenance du reste du monde se présentaient régulièrement à eux. En quatre cent ans, les colons Luvneelois avaient eu le temps de fonder trois autres villes-citadelles sur Vertbrume, chacune disposée de manière à sécuriser un périmètre sûr pour le campement originel devenu Luvneelbirsk et les quelques villages qui avaient été fondés alentours. Ces places fortes avaient toutes un emplacement favorable et leurs lots de ressources vitales, en proportions variables. Et toutes devaient entretenir une armée conséquente pour tenir à l'écart les assauts incessants des pilleurs du nouveau monde.
Des pilleurs, des pirates qui trouvaient intérêt à piocher dans le fruit des efforts des colons pour leur compte.
Des conquérants de tous poils qui voyaient dans cette colonie nichée dans les récifs un territoire de choix à annexer en leur nom.
Vertbrume avait été animée par l'esprit des conquêtes et des explorations Luvneeloises du treizième siècle. Et les colons avaient gardé de cette époque la volonté de fonder une colonie capable d'extraire et de renvoyer sur North Blue l'essentiel des ressources du territoire qu’il venait conquérir. Malheureusement, dès la fin de ce siècle, le royaume de Luvneel se coupa du monde, cessant la majorité de ses échanges pour se refermer sur ses affaires internes. Et la colonie subitement isolée de tout se retrouva orpheline sans le savoir – non pas qu’elle eut les moyens d’entrée en contact avec la mère patrie compte tenu de l’arrivée catastrophique que firent ses premiers membres ici. Sa position ambitieuse sur la frange terminale du nouveau monde n’aida en rien à compenser son isolation.
Pour Luvneel, ils étaient morts, ou avaient abandonné sans chercher à rentrer.
Pour les Vertbrumois, ils mourraient s’ils ne se retroussaient pas les manches.
Aussi poursuivirent-ils leur mission, bercés par des espoirs auto-entretenus et la simple nécessité de survivre. Au cours de leur histoire, six empereurs différents avaient réclamé l'île. Sans installer de forces ni leur prélever autre chose qu’une dîme occasionnelle qui forcèrent les colons à s’ouvrir au commerce pour pouvoir la régler – ce qui, au final, avait ses avantages, même si le fruit de leurs expéditions ne leur revenait pas.
Au-delà de ça, le territoire était sans intérêt et jamais contesté.
Aujourd'hui, c'était un autre Yonkou qui venait faire connaître ses intentions de conquête sur l'ancienne colonie de North Blue. Et son messager, un sinistre prêcheur d'Amaterasu, se tenait face aux murs de Wellthall. Le pont levis et la herse étaient tous deux relevés, ce qui n'était jamais le cas d'habitude. Wu Zong s'avança tranquillement. S'arrêta face aux douves. Et constata avec satisfaction que les locaux abaissèrent par eux-mêmes ces obstacles, lui ouvrant le passage dans la ville.
Cela faisait une trentaine d’année qu’aucun empereur n’avait jeté son dévolu sur eux. Pour autant, ils savaient toujours donner la patte avant même qu’on le leur demande. L’émissaire s’en réjouit. Et il s’avança, seul, paisible, confiant.
De l'autre côté des remparts, quelques centaines de villageois parmi les plus curieux l'observèrent en troupeaux sans pouvoir l'approcher. Devant eux se tenaient des cordons de soldats, cotes de mailles, lances et épées en main, clairsemés de chevaliers en armure intégrale et aux armes variables. Et tout autour de lui, des arcs, des arbalètes, des mousquets qui n'attendaient que lui.
Sans que personne ne commette la folie de brandir son arme. Les ordres à ce sujet étaient clairs. Ne surtout pas lui donner le moindre prétexte pour quoi que ce soit. Ils étaient bien dressés, oui. Bien habitués aussi : pas un d’entre eux ne tremblait sous le mince rideau de pluie et les bourrasques occasionnelles qui les ballotaient depuis son arrivée.
-Je viens en paix, apaisa Wu Zong. Et je vous apporte, au nom de toute la Hiérarchie du Temple de la Déesse-Enfant, nos plus sincères salutations.
-Je ne peux pas nier qu’il s’agisse d’un honneur, mais il s’agit surtout… d’une grande surprise, lui répondit prudemment un chevalier à l'armure d'un bleu de mer. Je crains que nous ne soyons pas en mesure de vous accueillir… avec toute la considération qui vous serait due eut égard à votre rang.
Le missionnaire ne put s’empêcher de rire à gorge déployée. Il ne savait pas si c’était volontaire, mais lui entendait dans ces mots un double sens proprement délicieux. Comme tous les autres, ils étaient pris au dépourvu et complètement désarçonnés. Et morts de peur, bien sûr. C’était presque ce qu’il préférait. Ce qui les rendait dangereux, aussi. Ce qui était exactement ce qu’il préférait.
-Rassurez-vous, nous ne vous en tiendrons aucunement rigueur, loin de là. J'apporte plusieurs cadeaux, Madame. En signe de bonne foi de la part de notre Déesse. Un présent pour Vertbrume, et pour ses habitants perpétuant la courageuse volonté de la Légion de Pizzaro.
Elle tiqua. Parler de Pizzaro les renvoyait essentiellement à leur échec. Etait-ce une façon de le leur rappeler ? Cela n’allait pourtant pas dans le sens de son attitude on ne peut plus aimable… faussement aimable.
-Des cadeaux?
-Signes de bonne volonté de la part de Kiyori. Une cargaison entière de salpêtre émietté. Une centaine de barils. Nous avons entendu dire que vous manquiez cruellement de poudre. Je pense que cela vous aidera à repousser tout visiteur indésirable pendant plusieurs mois.
Wu Zong laissa tranquillement son annonce faire effet. En effet, les Vertbrumois peinaient dramatiquement à se réapprovisionner en poudre à canon. De tout ce qu’ils avaient su développer en vue de prospérer sur l’île, ce qu’ils ne faisaient pas encore, l’industrie leur manquait cruellement. Rien ne s’y prêtait ici, malgré leurs tentatives.
-C’est… extrêmement généreux, oui.
-Je vous sens hésitante. Nous ne venons pas en conquérants, rassurez-vous. Nous ne vous souhaitons absolument aucun mal. Kiyori Tashahari n’est ni le Malvoulant ni une partisane des luttes d’influence comme Ravrak, Frost ou Toreshky. Son souhait et son vœu le plus cher est d’établir au sein du nouveau monde quelque chose que personne n’a jamais essayé d’accomplir : un havre de paix et de prospérité, à l’image de ce que les mers bleues ont pu connaître à l’apogée de leur histoire bientôt révolue. Nous souhaitons initier un âge d’or de mille an, un Royaume Millénaire sous l’égide d’Amaterasu Réincarnée, que l’humanité retiendra comme étant une ère si prospère qu’elle influencera à jamais le monde. Le gouvernement mondial et le siècle oublié ne seront que des bas de page de l’Histoire en comparaison de ce que sera le règne de la Déesse-Enfant. Mais pour cela, nous avons besoin de votre aide. Nous avons besoin de partenaires courageux et faisant preuve d’une probité inébranlable avec lesquels nous pourrons œuvrer dans un but commun : créer un monde meilleur.
Ce n’est qu’à ce moment-là que le chevalier réalisa… qu’en dépit du vent et de la pluie, elle avait entendu l’homme s’exprimer avec une clarté exemplaire. Pas juste elle. Tout le monde parmi la garde mobilisée, tant sa voix leur apparaissait distinctement. Une pensée qui la renvoya à la première manifestation de l’homme, quand il s’était adressé à eux depuis l’océan sans que rien ne puisse expliquer comment.
Elle ne savait pas quoi, mais il y avait quelque chose. D’impossible, et d’inquiétant.
Un quelque chose que rien dans l’allure de l’homme ne trahissait. Il allait torse nu sous sa cape de pluie, mais portait à son cou, sur son crâne et contre son torse une cascade de chapelets de perles, de bois, de métal et de pierres rares qui contrastaient avec son torse… sensiblement plus velu que la moyenne, dira-t-on à minima. Il arborait une quantité désagréable de boucles d’oreilles aux motifs inconnus, mais même ainsi, ne passait nullement pour un va-nu-pieds. Sa ceinture ornée d’or et de rubis, son pantalon de toile aux motifs floraux de facture clairement orientale, ses bottes de cuir velours fermées par des boucles elles aussi dorées… tout rappelait son titre.
En fait, il était même assez bel homme – une considération que la gardienne trouva peu opportune vu la situation, mais qui la marqua bien assez pour perdurer malgré toute cette tension. Grand, doté d’une musculature sèche et bien dessinée, une barbe brune soigneusement entretenue qui contrastaient autant que son torse avec son crâne rasé. C’était aussi le fruit d’un métissage inhabituel. Une peau d’ébène, des yeux bridés, la barbe crépue, un nom et une petite taille qui témoignaient de deux ascendances distinctes. Pour la prestance qu’il avait, il devait à peine dépasser le mètre soixante… ce qui était très petit peu importe son origine, en fait.
-Pour ce faire, et pour bien d’autres choses… je viens, au nom de Tashahari, à la rencontre de Vertbrume. Mon message est à destination de William Wellington, le Lion d’Or, qui se chargera, je n’en doute pas, de le diffuser à qui de droit parmi les vôtres. Puis-je le rencontrer ?
Et ça y était, songea la gardienne. L’heure était venue. Quand bien même on lui forçait la main et que tout l’obligeait à approuver cette requête, c’était à elle de choisir.
Elle ne voulait pas le laisser passer. Absolument pas.
Ce qu’ils allaient se dire… et peut être même, ce qui allait se passer…
Elle était obligée de le faire. Non ?
Le messager était seul. En apparence, du moins. C’était probablement le cas, mais être paranoïaque faisait partie de ses attributions. D’autant plus que les forces de Kiyori étaient réputées pour former de très bons agents de l’ombre. Des ninjas, mais pas que. Des éléments qui n’avaient rien à envier à une unité conventionnelle du Cipher Pol, à part peut-être en matière d’appétence pour la paperasse.
Il était seul et s’était présenté sans armes apparentes. N’importe quel autre visiteur aurait été fouillé de pied en cap, sans même prétendre à une audience auprès du dirigeant de la cité.
Un envoyé de Kiyori…
Un oiseau de mauvais augure. Elle percevait quelque chose de néfaste suinter de lui, en dépit, ou plutôt en particulier du fait de tout le discours qu’il venait de leur servir.
Elle pouvait le faire exécuter sur le champ. Et c’était même tentant. Et c’était surtout l’une des idées les plus stupides qu’elle pouvait avoir.
Bien sûr, qu’elle n’avait pas le choix. Ni elle ni aucun autre ici.
*
* *
*
-Pourquoi le ponéglyphe ?
Une petite assemblée s’était constituée en urgence au sein du Palais Naval de Luvneelbirsk. Le soir même de son échange avec l’apôtre de la Déesse Enfant, Wellington avait fait envoyer des missives aux autres cités majeures par pélicans voyageurs complétés de coursiers. En fait, l’initiative avait été prise par son cordon de lieutenants afin de sonner l’alerte avant même que Wu Zong ne pose le pied sur Vertbrume. Son entrevue avec Wellington dura deux longues heures au terme desquelles le missionnaire s’était retiré sans heurt, mais avec quelques promesses arrachées par la seule force de la réputation de sa maîtresse.
Wellington venait tout juste d’expliquer le contenu de son échange avec Wu Zong. Maintenant, le concert de questions débutait.
-Si je comprends bien, ils veulent la gloire et le prestige, comme nous, résuma une grande femme trop en chair. A moins qu’ils n’aient autre chose à faire avec. Avec les ponéglyphes, le cipher pol et le gouvernement mondial, on ne peut pas savoir. Je n’aime pas ça. Historiquement, les empereurs ne nous ont jamais rien demandé d’autre que des tribus en guise de paiement pour leur… protection.
Aada Nalkainen, ou Nälkäinen de son état civil, bras droit du marquis de Villermer-sur-Pilotis qui constituait la troisième ville plus importante de leur colonie. Contrairement à d’autres, elle avait immédiatement quitté sa fille et son époux pour répondre à l’appel en compagnie d’une cohorte de conseillers aux oreilles grandes ouvertes. Le marquis ne tarderait pas à les rejoindre le lendemain, mais la quarantenaire au teint pâle, pratiquement translucide et à la chevelure foisonnante avait toute sa confiance pour avancer des décisions en son absence. La femme et son mentor sortaient du même moule, à la différence que Nalkainen avait pris beaucoup de poids depuis. Pas obèse, mais de peu.
-Il n’a rien dit de particulier au sujet du ponéglyphe ?
-Qu’il s’agirait d’une pierre de plus à apporter au monument qui consolidera la splendeur de l’héritière du soleil, répondit Wellington sur un ton étonnamment serein et presque moqueur. Et qu’il renfermait bien d’autres secrets que leur conclave se devait de protéger. Que le Gouvernement Mondial n’avait ni la force d’âme, ni la sagesse requise pour pouvoir prétendre à cette lourde charge. Qu’il permettait l’accès à un pouvoir tellement démesuré que la Hiérarchie du Temple se devait d’en restreindre immédiatement l’usage.
Le noble était surpris de la facilité avec laquelle il parvenait à se souvenir des termes qu’avait employés son visiteur. Non pas qu’il ait une mauvaise mémoire en temps normal, mais ce registre criant de termes pompeux n’était pas du tout le sien, trahissant à quel point il avait été marqué.
-Ils vont envoyer… combien d’hommes ?
-Une division de flotte. Il n’a absolument pas expliqué de quoi il s’agit. En place de ça, Wu Zong s’est lancé dans un vaste exposé sur l’organisation et le fonctionnement de la… « Hiérarchie du Temple de la Déesse-Enfant », continua-t-il en mimant le ton et l’articulation d’origine.
-Quel nom, commenta un troisième officier. Pompeux. Ostentatoire.
-Ils en font trop, mais c’est bizarre. Je pensais que c’était juste un tas de fumisterie de vitrine religieuse employé pour faire croire aux gens qu’ils ne sont pas juste un amas de tueurs qui se sont rassemblés pour fonder un réseau et aller racketter des pays entiers. Mais le problème… c’est que cet homme y croit. Et qu’ils y croient vraiment. Vous ne l’avez pas vu. Il a des façons d’agir, de parler, des intonations, des… formules, des gestes, des rituels… il a vu que je les remarquais et m’a expliqué le sens de chacun d’eux. Ils croient vraiment à leurs histoires. Pour eux, Tashahari est la réincarnation d’une déesse du soleil. Amaterasu.
-C’est l’histoire qu’elle s’est donnée, reprit Aada. Mais je ne comprends pas comment une gamine peut…
-On s’en fout, arrêtez d’enculer des mouches. Ils vont nous attaquer. Ils vont nous envahir. Les questions qui se posent, moi je vais vous les donner. Est-ce qu’on a les moyens de les envoyer se faire foutre. Si oui, ce sera difficile, à quel point, qu’est-ce qu’ils pourraient faire pour nous enculer à leur manière et vaincre de manière détournée ?
L’homme qui venait de s’exprimer occupait la charge de Connétable, la plus haute fonction militaire de Vertbrume. Linus Varald, qui avait la particularité d’être respectueux envers tous ceux qui avaient mérité son respect « soit à la sueur de leurs fesses, soit en rotant du sang, soit en chiant pour leurs frères ». Et seulement envers eux, qu’il traitait avec tous les égards et avec le plus grand des respects. Tous les autres n’étaient généralement que des faibles ou des chiens opportunistes, indubitablement compétents s’ils en avaient la réputation, mais qu’une part de son esprit refusait obstinément de respecter tant il avait vu ce que la réalité infligeait à ceux qui n’avaient pas le luxe d’avoir toujours eu le cul vissé sur une chaise ou un fauteuil confortable.
Il était beaucoup plus nuancé que ça, évidemment. Et avait ses contradictions, comme chacun. Mais telle était la façon dont il se présentait. Et pour bourrue que soit sa façon de faire, on le respectait, quitte à ne pas l’apprécier… entièrement, pas du tout, chacun à sa façon.
-On peut tenir un siège, pas détruire un empire, continua-t-il. Et ils rappliqueront avec beaucoup plus de forces.
-Vertbrume nous protégera, nuança prudemment un autre militaire. Nous avons l’avantage du terrain, et il est prodigieux.
-Si on ne baisse pas notre froc devant eux pour se faire passivement enculer, ils ne s’arrêteront pas. Militairement, ça va être un enfer.
-Mais on pourrait le faire.
-On pourrait le faire, approuva le connétable avec un grognement de fierté. Le problème tient à… leurs monstres. Il en suffira d’un pour que nous ne puissions plus rien faire. Et surtout, pas les arrêter. Comme toujours.
L’heure était grave, tous étaient tendus. Mais la simple évocation de ce fait les enlisa encore un peu plus profondément dans leur malaise. Les Vertbrumois avaient leurs forces, leurs qualités, leurs fiertés. Ils se targuaient volontiers d’avoir conservé et poli toutes les qualités originelles des Luvneelois, celles qui avaient permis à la terre originelle de prospérer dans la mer du nord, celles-là même qui leur avaient permis de survive et de conquérir Vertbrume.
Ce qui était moins réjouissant était l’envers de la médaille. En plus de leurs qualités, ils avaient les défauts qui allaient de pair. Leur force était collective. Ils étaient adaptables, astucieux, plein de ressources. Ils avaient les dents longues, ils se débrouillaient régulièrement pour se tirer à bon compte de toutes les situations.
Ce qui leur manquait, c’était des héros. Ou des monstres, car tout n’était qu’une question de terminologie. Des figures indépendantes capables à elles seules de renverser le cours d’évènements perdus d’avance, des crétins téméraires qui s’élanceraient dans des plans trop hardis pour que le collectif ne se fédère derrière – et qui, envers et contre tout, parviendraient à leurs fins parce qu’ils en avaient la force et les capacités.
Or, ils évoluaient dans un environnement clôt, Vertbrume. Mais dans l’océan qui les entourait, c’était ces figures-là qui dominaient et luttaient les unes contre les autres, parfois par influences interposées, parfois ouvertement dans un duel à mort. Le monde avait rejeté les plus terribles de ses individus exceptionnels dans cette mer, une zone de non droit presque intégral où ils évoluaient librement, la zone rouge du planisphère tenu par le gouvernement mondial.
Tous ceux qui s’y étaient vaguement fait un nom étaient généralement capables de vaincre une centaine d’hommes qui se dressaient devant eux, d’une manière ou d’une autre. Parfois immensément plus qu’une petite centaine.
Dans un conflit ouvert contre les forces d’un des quatre plus terribles fléaux du monde actuel, ils n’avaient aucune chance – des monstres, on leur en opposerait à la pelle, et ils se feraient ouvrir – leurs rangs se feraient décimer, les soldats éventrés, les enfants égorgés en guise de représailles, d’exemples et de sacrifices à la Déesse-Enfant. Ils ne pouvaient que se rendre, à moins que le cours des évènements ne les porte dans une autre direction.
Et là, nous revenions dans la liste des traits qui faisaient la force des Luvneelois.
-Il nous faudra de l'aide, dans ce cas.
La déléguée de Villemer-sur-Pilotis fut la première à émettre l’idée. Une idée que jamais le connétable n’aurait envisagée. Une bonne idée, reconnut-il. Car il le reconnaissait volontiers, ceux qui ne posaient leurs grosses fesses que sur des coussins de soie pouvaient très bien être de bon conseil.
-Qui ?
-Il y a plusieurs options. La première serait le gouvernement mondial ou la marine.
Protestations dans l’assemblée. Il fallut pourtant un moment avant que quelqu’un ne formule une objection distinguable.
-Ce serait troquer un envahisseur pour un autre. La Marine installerait progressivement une base, une ambassade, un gouverneur pour nous tenir en laisse.
-Mais nous serions protégés, nuança la conseillère en perdant patience. Je dirais que vivre sous le « joug » de la marine serait beaucoup plus confortable que de se faire… racketter, comme disait Wellington, en permanence par des pirates qui n’iront que de pire en pire au fil du temps.
-Les pirates nous laisseraient bien plus d’autonomie que les armées de Marijoa, objecta un autre représentant. C’a toujours été le cas.
-Je pense que ce sera différent cette fois, la défendit un autre représentant. Ils ont un intérêt ici. Ils sont venus pour s’installer. Nous risquons davantage qu’avoir à leur verser un simple tribut. Les choses se passeront mal.
-J’ai un doute sur un autre point, intervint une voix douce en retrait de la salle. Le gouvernement mondial est quelque peu… expéditif quand il s’agit de ponéglyphes. S’il venait à apprendre que Vertbrume a la réputation d’en cacher un… que Kiyori veut se l’approprier… et que notre but, à l’origine, était de le découvrir…
-Comment ça, à l’origine ?
-Je ne lance pas un débat à ce sujet. Je m’appuie sur la connaissance de… tragédies passées pour apporter ma pierre, c’est tout. Faîtes en ce que vous voulez, décréta l’homme avant de se tasser dans son coin, mal à l’aise mais satisfait de lui-même.
Comme bien souvent dans ce genre de situations, les échanges allaient bon train, devenant de plus en plus confus une fois que l’exposition avait été faite et que les principaux partis s’étaient établis ou se reconstituaient…
-Nous ne nous inféoderons pas au gouvernement mondial. Notre allégeance, nos ancêtres en ont fait le serment il y a quatre siècles, n'est due qu'à la couronne de Luvneel.
-Qui ne s’est jamais préoccupée de nous, nous croit tous morts ou nous laisse joyeusement pourrir à l’autre bout du monde, bravo.
-Donc on ne peut pas remettre en cause la recherche ou l’existence du ponéglyphe mais cracher sur Luvneel c’est quartier libre ? Faudrait vraiment que vous m’expliquiez comment vous fonctionnez un jour, les traditionnalistes.
… le tout virant aisément au brouhaha constant quand chaque sous-groupe dégénérait lorsque les plus virulents comme les plus réservés voyaient comme un devoir moral d’intervenir – sans compter ceux qui étaient convaincus de ne rien savoir et ceux qui étaient sûrs d’avoir raison.
-Et que veux-tu que j'y fasse?
-Il faut demander le soutien de la marine. Proclamer l'indépendance de Vertbrume, et nous faire rentrer sous la protection du gouvernement mondial.
-Nous sommes déjà rattachés au GM.
-Nous n'avons aucun siège au GM. Luvneel n'occupe même pas son siège. Ils parlent d'indépendance, d’après les rumeurs. Ils ne nous servent à rien.
-Si nous demandons de l’aide à la marine et que nous annonçons notre indépendance au monde pour ça, les pirates prendront l’excuse comme une trahison et nous rouleront dessus avant même que le GM nous prenne vaguement au sérieux. Nous ne pouvons pas faire ça.
-Alors qu’est-ce qu’on peut faire ?
-Je maintiens que laisser les pirates s’installer est la meilleure des choses. Ils ne nous ont jamais rien fait, ça ne changera p…
-Enfin jamais rien fait jamais rien fait, c’est facile à dire pour vous ! J’entends tout le monde dire ça et c’est insupportable. Insupportable ! Vous étiez des gamins à l’époque mais j’y étais moi, je les voyais s’installer dans les villes pour boire et manger au doigt, s’emparer de ce qui pouvait leur passer sous les yeux. Nous cachions nos femmes et nos filles pour qu’elles ne se fassent pas violer, si je dois vous l’apprendre. Tout le monde garde bien le silence à ce sujet, de la même manière que tout le monde se devait de baisser les yeux à l’époque, et nous savons tous que rien de tout ça ne nous atteindra nous ! C’est honteux.
-C’est…
Un problème.
Pas de solutions.
Dernière édition par Sigurd Dogaku le Sam 4 Juin 2022 - 12:54, édité 1 fois