Je n’ai rien contre les plaisirs simples de la vie de marin, sentir un bateau bouger sous ses pieds en sachant qu’il peut vous emmener ou on le désire, contempler l’horizon infini depuis la dunette, hurler dans la tempête en affrontant des vagues scélérates… Mais il faut bien avouer qu’avec le temps je me suis fait aux petits conforts qu’offre une solide assise financière, et que je me porte d’autant mieux que je peux éviter les aléas souvent passés sous silence dans les récits maritimes. L’eau douce qui pourrie lentement dans les tonneaux, qu’on doit tamiser pour en virer les larves de mouches, qu’on coupe d’eau salée pour en chasser le goût de moisi et de rouille pendant qu’elle vire au brun… Les provisions fraîches qui manquent très vite et forcent les marins à se nourrir de produits salés, secs, puants, de morceaux de viandes plus durs que du cuir et de denrées moisies et pleine de merde de rats. L’odeur de vase et d’animaux marins en décomposition qui montent des cales perpétuellement inondées et ou il faut sans cesse descendre pomper pour maintenir le navire a flot, les réparations d’urgences ou les calfats cherchent les fuites à tâtons le long du bordée, pataugeant dans l’eau glacée avant de caler dans les fentes du bois des chiffons qu’il faut mettre en place a grands coups de maillets. Les couchettes qu’on partage avec deux autres matelots d’autres quarts, aussi sales et puants que vous à force d’éviter les douches glacée à l’eau de mer, des couchettes toujours chaudes et pleine d’une vie grouillante et variées, puces, poux, morpions, punaises, autant de bestioles rampantes avides de sucer le sang du pauvre matelot qui essaye de dormir un peu avant que sa relève ne vienne le balancer par terre pour prendre sa place...
On dit que la mer est l’amante du marin mais c’est une amante qui coûte plus cher qu’une pute de luxe au port d’attache. Et le vrai marin se reconnaît plus fréquemment a ses doigts arrachés par les cordages et les outils du bords, ces dents bouffées par le scorbut, sa face brûlée par le sel et par un corps couvert par les cicatrices que laissent la vie a bord, que par sa bonne fortune et l’or qui ballote dans ses bourses.
Et qu’on ne me dise pas que j’affabule. J’ai embarqué comme mousse à douze ans alors je sais de quoi parle. On dira ce qu’on veut sur les vrais loups de mer capable de passer un an en mer à bouffer du sel tout en assumant n’avoir aucune envie de remettre un pied sur terre, de mon côté je ne revendique pas le titre. J'estime avoir maintenant suffisamment marné un peu partout pour me passer du coté rustique du type qui veut jouer les durs, et pouvoir profiter éhontément du confort que procure le fait de régner sur un gros tas de pognon...-A quoi tu penses Red ? Tu veux que j’arrête ?
-Arrêter ? Non non continue... Je me disais que le vice m'avait manqué. Je crois que je m’empâte.
-Le vice hein ? Lequel ?
-C'est une question compliquée. Mais fumer un vieux sea wolf dans un bain bouillant en me faisant masser le dos est clairement en tête de liste. Tu viens te baigner ?
-Tu es sur ? L'abbé attend a coté pour te voir.
-Bah, il y a quelques jours j'étais mort, il peut attendre encore...
-Bon alors. Il veut quoi l'Abbé ?
-Parler des neuf évidemment.
-Les neuf ? Qu'est ce qu'ils ont a dire en ce moment?
-Le vieux veut passer la main.
-L’ancêtre ? Vraiment ? Je le voyais plutôt mourir en poste accroché a son bouquin.
-On en est pas loin. Ton ami l'a beaucoup aidé mais il ne rajeunit pas.
-Grey ? Ouais... Et du coup je présume que les vautours se rapprochent.
-Oui, les charognards sont tous revenus sur Armada, et depuis quelques mois les tractations vont bon train. On se jauge, on se positionne, on compte les voix.
-Et l'abbé se verrait bien prendre le rôle.
-Sans aucun doute. Mais c'était avant ton retour.
-Je vais pouvoir le rassurer, je ne veux pas d'un trône de plus, apprendre le vieux bouquin par cœur et jouer l'arbitre dans leurs querelles de pirates, très peu pour moi. Cela dit... Ce sera probablement plus drôle de ne rien lui dire et de lui faire croire que je veux le poste...
-C'est sur que si tu te mets sur les rangs ça va changer la donne...
-Hum. Je suis sur que tu sais exactement ce qui se passe sur le Fortune Carré ?
-Évidemment. C'est mon boulot non ?
-Alors qui sont les prétendants ? Tomoe ?
-Non. Et pourtant elle gagnerait si elle le voulait, mais comme toi elle voit surtout le conseil comme un outil pratique, et le code comme une relique amusante. Elle vend son vote mais ne joue pas la course.
-Je vois mal Belissa intéressée. Alors Santiago ?
-Il s'est proposé, mais son attachement à Myriapolis le dessert toujours. Sans toi il n'aurait pas intégré les neuf.
-Kato ?
-Le fidèle Kato, sûrement le candidat le plus sérieux. C'est un capitaine plus classique que l'abbé, et ses pairs respectent ça.
-Et Grey, est ce qu'il a postulé ?
-Il l'a fait. Mais il est trop jeune, il siège aux neuf comme représentant de l’ancêtre mais il aura de la chance s'il arrive simplement à conserver la place du vieux.
-Prévisible. Dommage, j'aurais bien voté pour lui... Cela dit ce n'est probablement pas lui qui paiera le mieux...
-Tu veux que j'invite Kato ?
-Non, on va attendre de voir s'il fait l'effort. Et puis. Nous allons voir ce que dit l'abbé, mais je ne suis pas sur que quiconque puisse surenchérir sur son prix...
-Je vais le chercher. Tu continues à macérer ?
-Ouais, j'ai toujours voulu recevoir quelqu'un en restant à poil dans mon bain...
Dernière édition par Red le Lun 21 Juin 2021 - 21:08, édité 1 fois