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La petite corvette de la Marine était sévèrement chahutée par les éléments. Des déferlantes balayaient régulièrement le pont, la houle en furie ballottait le vaisseau et ses passagers en tout sens, les creux inattendus faisaient bondir le navire dans le vide et seule l’habilité de son pilote lui permettait de ne pas se faire écraser par les montagnes écumantes qui menaçaient d’engloutir corps et âme la pauvre coque de noix.
La majorité des Marines s’étaient calfeutrés dans l’entrepont, endurant vaille que vaille la furie des éléments. Rachel ressentait une petite pointe de culpabilité à ce sujet, ne manquant pas de se dire qu’elle aurait du se trouver à leur côté pour les rassurer comme elle l’aurait pu. Mais elle se tenait présentement dans la timonerie de la corvette, sa grande taille lui permettant de se stabiliser d’une main solidement plaquée au plafond. À ses côtés se tenait le Capitaine Dumond, tout tremblant, s’accrochant comme si sa vie en dépendait à une barre de soutien, près de la porte. Le pauvre homme regrettait amèrement de s’être laissé convaincre de se lancer dans une telle aventure : la mer en furie allait gober son navire d’une minute à l’autre et s’en serait fini d’eux, il en était persuadé.
Tel n’était cependant pas l’avis du pilote. Arborant fièrement son fameux casque à cornes sous sa casquette réglementaire de sergent-chef de la Marine, Jürgen Krieger menait gaillardement la coque de noix au travers des éléments déchaînés, le sourire aux lèvres en dépit de la concentration implacable dont il faisait preuve pour éviter les dangers de tous les instants. Le sergent Krieger était un homme de la mer, un vrai, et il était ici dans son élément : il était donc naturellement au comble du bonheur.
Une nouvelle fois, Rachel songea qu’elle avait eu bien de la chance de croiser la route du Nordique. Elle-même n’y entendait goutte à la navigation : en dépit de bien des efforts, ses connaissances se résumaient essentiellement – pour ne pas dire exclusivement – à distinguer bâbord de tribord sans se tromper. Raison pour laquelle la Marine avait décrété que la jeune femme n’irait nulle part sans un sergent-breveté sur ses talons pour prendre en charge tout ce qui toucherait au domaine maritime. L’institution ne pouvait laisser courir le risque de se ridiculiser en déployant un officier incapable de mener un navire à bon port ! C’est donc là qu’intervenait Jürgen : c’était un marin-né, il était déjà au grade voulu et, surtout, il officiait depuis ses débuts dans la Marine sous les ordres de la jeune femme. Les deux larrons se connaissaient bien et travaillaient efficacement ensemble. Rachel avait toute confiance en Krieger pour gérer la navigation et, réciproquement, lui-même lui vouait une confiance aveugle pour tout le reste. Ils formaient un bon duo.
Sans lui, la petite troupe de Rachel serait encore coincée sur l’île du Piton Blanc, le Capitaine Dumond s’étant senti incapable de naviguer dans le grain qui s’annonçait. Mais c’était aussi grâce à l’intervention de la jeune femme qui avait su convaincre le Capitaine de céder la barre au Nordique. Rachel pouvait se montrer très convaincante lorsqu’il le fallait.
« Terre en vue ! » Annonça joyeusement Jürgen.
Rachel fronça les sourcils et se concentra sur la ligne d’horizon, tentant d’y voir quoi que ce soit dans le chaos qui s’étendait à perte de vue devant eux. Les nuages étaient si gros qu’on se serait cru en pleine nuit et la pluie tombant à verse n’arrangeait en rien les choses. Mais finalement, elle parvint à distinguer une petite lueur au loin. Le phare d’Hexiguel, la base locale de la Marine. À mesure que la corvette s’en approchait, la lueur du phare semblait s’élever à l’horizon et de menus détails apparaissaient au gré des lumières locales et des flashs de foudre répétés.
Hexiguel ressemblait à une montagne. Un grand cône de basalte, dressé au beau milieu de nulle part. À son sommet, le phare tentait d’éclairer vaille que vaille la pénombre ambiante de la tempête (simple phénomène passager, courant en cette saison mais n’excédant rarement que quelques jours, avait assuré le capitaine Dumond lorsqu’il avait proposé de repousser le voyage). La base de la marine était troglodyte, creusée à même la roche. Ainsi, on pouvait distinguer sous le phare une multitude de postes de tir et d’observation. La roche extraite lors de la construction des installations avait servi à établir d’énormes digues autour de la base du cône. Cette organisation permettait de ceindre Hexiguel d’une étendue d’eau relativement plus calme les jours de tempêtes : en effet, les quais accueillant les navires de la Marine étaient situés dans des grottes creusés dans la montagne, il fallait donc un minimum de stabilité pour éviter que les embarcations ne finissent fracassées contre les flancs de la montagne.
Et c’était tout. Hexiguel n’était que ça : une grosse base de la Marine taillée dans un pic rocheux dépassant de l’océan. Pas d’île au sens propre, pas de ville à protéger, rien, juste une grosse base posée au beau milieu de nulle part. Très exactement au beau milieu, d’ailleurs. En effet, Hexiguel avait en charge la protection et le maintien de l’ordre dans les Confins. Une vaste zone d’eau, saupoudrée d’îles clairsemées habitées par de petites communautés éparses – dont la grosse majorité ne méritent même pas le nom de village – située dans l’un des coins de la grande carte de North Blue, près de la bordure, où il n’y a tellement rien d’intéressant à faire figurer que les artistes facétieux préféraient dessiner de gros monstres marins ou des roses des vents, faute de mieux.
Les Confins avaient longtemps causé un épineux problème à la Marine. D’un côté, la zone était si vaste qu’il aurait fallu installer plusieurs bases pour en assurer la sécurité avec rigueur. D’un autre côté, la zone était si vide et dépeuplée qu’il était difficilement justifiable de mobiliser autant d’effectifs pour garder essentiellement du rien. Sauf que la nature ayant horreur du vide, si la Marine ne déployait pas une présence régulière en ces lieux, pirates et révolutionnaires de tout poil se passeraient rapidement le mot pour essayer d’y faire des trucs discrètement en toute quiétude. Raison pour laquelle la Marine se devait de maintenir une présence : pour s’assurer que ce gros tas de rien le reste.
C’est là qu’entrait en jeu Hexiguel et l’opiniâtreté de la Marine. Bien qu’inhabité et inhabitable, le l’énorme pic de basalte présentait l’incommensurable avantage de se situer au centre des Confins. Au sein de la hiérarchie de la Marine, quelqu’un, quelque part, décida donc de transformer ce gros cailloux inutile en une base opérationnelle. Certes, les patrouilles devraient mettre les bouchées doubles pour couvrir l’intégralité de la zone, mais en terme de ratio effectifs mobilisés-efficacité, il était difficile de faire mieux.
Rachel ignorait combien de temps il avait fallu pour mener à bien ce travail de terrassement titanesque, mais c’était somme toute l’un des points forts de la Marine : sa capacité à assigner sans faillir des ressources pour accomplir des objectifs qui ne porterait leurs fruits que sur le long terme. La jeune femme songea que si le pic n’avait pas existé, la Marine n’aurait probablement pas hésité à construire une île artificielle au cœur des Confins .
Guidée d’une main experte par le sergent Krieger, la corvette contourna l’extrémité de la digue qui s’enroulait autour du pic et s’engagea dans le chenal qui menait aux quais. Très rapidement, le navire passa d’un océan démonté à une simple mer agitée, au grand soulagement de tous les passagers. L’approche jusqu’au quai ne fut qu’une formalité pour le pilote.
Il était temps pour Rachel de rendosser son rôle de sous-lieutenante. La jeune femme jeta rapidement un coup d’œil à l’une des vitres de la Timonerie – avec le contraste de la pénombre extérieure, elles pouvaient presque faire office de miroir – pour vérifier que tout était en ordre. D’ordinaire, elle aurait froncé les sourcils en réservant un accueil mitigé à ce qu’elle aurait vu : une albinos aux cheveux en folie, trop grande et charpentée pour le commun des mortels, bien éloignée des canons de beauté usuels. Mais pas aujourd’hui : aujourd’hui, elle n’avait d’yeux que pour le manteau d’officier posé sur ses épaules.
Arborant les kanjis de la Justice (正義), ce manteau lui avait été offert par le colonel Hendricks et le commandant Song, la veille de son départ de la garnison du Piton Blanc pour récompenser son accession au grade de sous-lieutenant. À ce titre, il ne symbolisait pas seulement le credo de la Marine, ni même les convictions intimes de la jeune femme quant à la marche du monde et la charge qui lui incombait pour le sortir de l’ornière. Non. À ses yeux, il symbolisait surtout les espoirs que ses deux supérieurs avaient placé en elle.
C’était le colonel Hendricks qui l’avait repéré et avait patiemment pris le temps de la guider sur la voie des officiers. Ce qui n’avait pas été une mince affaire, puisque Rachel avait longtemps décidé qu’elle n’était tout simplement pas faite pour ça et avait obstinément regimbé tandis que le vétéran l’aiguillait sans cesse. Le colonel avait cru en elle envers et contre tout et il était persuadé que la jeune femme avait beaucoup à apporter à la Marine. Rachel avait la ferme attention de ne pas décevoir ses attentes.
Quant au commandant Song, c’est lui servait tout simplement de modèle à la jeune femme. Pendant tout le temps où elle avait été en poste au Piton Blanc, elle avait pu réaliser à quel point l’officier faisait preuve de compétence et d’attention envers ses hommes. Il s’inquiétait du moindre d’entre eux, du plus simple matelot au plus prometteur des officiers, il était là pour eux quand ils avaient besoin de lui et il prenait le temps d’aider chacun bien au-delà de ce que son poste pouvait exiger de lui. Elle-même avait ainsi plusieurs fois bénéficié de son soutien sans faille. Bien qu’il existât de nombreuses sortes d’officier, le commandant Song était à ce jour celui qui faisait preuve du plus d’humanité dans sa fonction et Rachel souhaitait ardemment lui ressembler.
Oui, ce manteau était la preuve que le colonel Hendricks et le commandant Song avaient tous deux reconnu son potentiel et lui faisait confiance pour qu’elle marche dans leur pas. Rachel était déterminée à ne pas trahir cette confiance.
Et cela commençait ici et maintenant, à sa nouvelle affectation sur Hexiguel.
Ragaillardie par son dernier coup d’œil, Rachel sortit d’un pas vif sur le pont de la corvette, le sergent Krieger sur les talons. Les matelots étaient déjà en train de dresser une passerelle pour permettre le débarquement de la troupe. L’imposante albinos fit signe à son subalterne de se poster sur le quai tandis qu’elle même se dirigeait vers l’écoutille de l’entrepont, qu’elle ouvrit à la volée pour annoncer à sa troupe qu’ils étaient arrivés à bon port et pouvait débarquer.
Les cents Marines sous ses ordres – un compagnie complète – s’extirpèrent des entrailles de la corvette dans un joyeux brouhaha. Si Rachel avait craint que la traversée mouvementée de la tempête ne les affecte, elle s’était visiblement inquiétée pour rien : tout le monde était d’attaque et impatient de montrer de quoi ils étaient capable. L’intégralité de la compagnie provenait elle aussi du Piton Blanc, un lieu si calme et paisible que c’en devenait déprimant. Chacun voyait donc en cette mutation à Hexiguel leur ticket pour la gloire : ils auraient enfin l’occasion de montrer ce qu’ils valaient ! Le moral était au beau fixe, comme le soulignaient les fanfaronnades fantaisistes qui éclataient ci et là.
Rachel compta soigneusement ses hommes au fur et à mesure qu’ils défilaient – il n’aurait plus manqué qu’elle en oublie un à bord ! – tout en s’attachant à accorder une attention particulière à chacun d’entre eux : un sourire, un regard complice ou parfois une remarque. En dépit de son accession au rang des officiers, la jeune femme mettait un point d’honneur à conserver un lien étroit avec ses hommes et à ne pas s’enfermer dans sa tour d’ivoire sous prétexte de son grade.
Le dernier Marine à sortir n’était autre que son adjudant, Edwin Marlow. C’était un jeune homme doux et timide, bien à l’opposé de la caricature de sous-officier qui venait à l’esprit de la majorité des gens. D’allure chétive, impression renforcée par la grosse paire de lunettes qu’il arborait, Edwin ne tenait clairement pas la comparaison avec son vigoureux collègue Nordique. Mais tout le monde l’appréciait et le respectait au sein de la compagnie et le jeune homme n’avait jamais besoin d’élever la voix pour se faire obéir.
« Tout s’est bien passé pendant la traversée ? Lui demanda Rachel en l’aidant à grimper sur le pont.
_ Rien à signaler, mon lieutenant, affirma l’adjudant Marlow.
_ Ç’a du pas mal secouer quand on a traversé la tempête, objecta l’imposante albinos. Je me serai attendue à plus de casse au niveau de la troupe. Sérieusement, personne n’a été malade ?
_ Non, non : on a utilisé les hamacs, les cordages disponibles et quelques poulies de rechange pour bricoler un système d’amortisseur, lui assura Edwin avec un grand sourire satisfait. On a probablement été beaucoup moins secoué que vous autre, là-haut, mon lieutenant. Et puis, ç’a été très simple à mettre en place ! En fait, il s’agissait de… »
Comme d’habitude, Rachel ne put retenir un grand sourire tandis que le jeune homme s’enflammait pour lui décrire tout un tas de concepts physiques complexes. Dès lors qu’il était question de bricolage, l’adjudant discret et effacé disparaissait pour laisser place à un génie volubile et passionné. L’imposante albinos commençait franchement à penser qu’Edwin avait loupé sa vocation : il aurait eu tout à fait sa place dans la Brigade Scientifique, bien plus que dans la Marine régulière. La jeune femme le lui avait signalé avant leur départ du Piton Blanc, arguant qu’il aurait là-bas bien plus de matériel à disposition pour laisser libre cours à son imagination, mais l’adjudant s’était jusqu’ici contenté de botter en touche en murmurant qu’il y songerait.
Néanmoins, Rachel pensait de plus en plus qu’Edwin gâchait son talent à devenir un officier lambda. Il faudrait qu’elle prenne sérieusement le temps de lui en parler.
Après un crochet par la timonerie pour prendre congé comme il se le devait du capitaine Dumond, les deux compères franchirent la passerelle pour descendre à quai, où le reste de la compagnie les attendait. Jürgen avait pris les choses en main et dûment organisé le bataillon qui attendaient bien sagement en rang d’oignons sur plusieurs rangées, de part et d’autres de la passerelle.
L’arrivée de Rachel à terre coïncida avec celle d’une grappe de Marines menée par un adjudant, sortant des profondeurs de la forteresse. Le sergent Krieger beugla un ordre et, comme un seul homme, cent Marines pivotèrent d’un quart de tour pour faire face aux nouveaux arrivants et les saluer avec une synchronisation parfaite. À la tête que fit l’adjudant, la vision était tout à fait impressionnante. Et il y avait de quoi : les huiles locales avaient estimé que les renforts du Piton Blanc seraient retardés jusqu’à la fin de la tempête. Au lieu de quoi, non seulement la compagnie de Rachel avait bravé les éléments pour arriver comme prévu à leur affectation, mais en plus la traversée dantesque ne semblait pas avoir affecter le moins du monde les Marines, visiblement frais comme des gardons.
L’adjudant d’Hexiguel se planta à quelques mètres de Rachel, qu’il salua diligemment, avant de se présenter.
« Adjudant Lewis, à votre service, lieutenant. Le colonel Trevor vous attend dans son bureau. Si vous voulez bien me suivre.
_ Bien reçu, répondit l’imposante albinos. Et qu’en est-il de mes hommes ?
_ Mes subalternes les conduiront à leurs quartiers.
_ Très bien. Adjudant Marlow ? Appela Rachel. Je vous confie le commandement. Adjudant Lewis, après vous. »
Les deux gradés s’éloignèrent du reste de la troupe pour s’enfoncer dans les entrailles de la forteresse. En dépit de sa nature troglodyte, Hexiguel ressemblait beaucoup à une base standard. Rachel s’était attendue à des boyaux grossièrement taillés dans la roche, mais les ingénieurs de la Marine avaient fait les choses avec minutie. Le couloir était parfaitement rectangulaire, le sol, les murs et le plafond lisses et d’équerres les uns les autres. Des lampes étaient allumés de ci de là, mais en très petit nombre : d’ingénieux jeux de miroirs se chargeaient de propager et d’éclairer les lieux. La sous-lieutenante se sentait très impressionnée par les prouesses architecturales mises en œuvre.
L’adjudant Lewis guida Rachel à travers un dédale de couloirs et d’escaliers, au point que la jeune femme se demanda si elle serait capable de retrouver le chemin jusqu’à l’embarcadère toute seule. A priori, il semblait que le bureau du colonel Trevor se trouvait dans les hauteurs de la forteresse.
Après plusieurs minutes de marches, l’adjudant toqua finalement à une grande porte au beau milieu d’un couloir qui ne différait en rien de tous les autres aux yeux de Rachel. Un exclamation étouffée retentit et Lewis ouvrit la porte avant de s’effacer en faisant signe à la jeune femme d’entrer. L’imposante albinos ne se fit pas prier et pénétra dans le bureau avant d’exécuter un salut parfait en direction du colonel.
La pièce en elle-même ressemblait étrangement à une bibliothèque. Les murs latéraux ainsi que celui opposé à la porte étaient cachés par de grosses bibliothèques dont les rayons menaçaient de craquer sous les poids des divers livres, grimoires et cartes entassés dessus dans un foutoir saisissant. Ce cauchemar de bibliothécaire se poursuivait jusqu’à l’imposant bureau qui encombrait la majeure partie de la pièce, suffisamment grand pour servir de table à manger dans un restaurant familiale. Là encore, des feuilles en tout sens s’amoncelaient autour de piles de livres divers et variés, certains ouverts, d’autres fermés mais laissant échapper des dizaines de marque-pages. Et tout au bout de cette tanière trônait l’ours.
Bon, à seconde vue, le colonel Trevor n’était pas vraiment un ours. Mais il y avait comme un je-ne-sais-quoi d’assez similaire qui imposait aussitôt la comparaison à quiconque le voyait. L’homme était grand, très grand : Rachel lui concédait au moins une tête et demie, et c’était suffisamment rare pour la surprendre. Une carcasse corpulente, des mains comme des battoirs, des bras velus, un uniforme sans manche presque complètement caché par une immense barbe aux boucles châtains, des lèvres épaisses qui dessinait un sourire pleins de dents, un nez visiblement cassé à de multiples reprises, de gros yeux marrons flamboyants d’une lueur sauvage – ou bien n’était-ce que le reflet de la lampe ? – des sourcils broussailleux naturellement froncés, le tout complété par une épaisse chevelure tout aussi impressionnante que la barbe.
Rachel se serait presque attendue à ce que le colonel s’exprime par des grognements, mais ce fut bien d’une voix forte et claire qu’il accueillit la nouvelle venue.
« Repos, sous-lieutenante Syracuse. Dites-donc, vous saviez que vous n’étiez pas attendue avant deux-trois jours ?
_ Mais le document d’affectation disait que… Commença à se justifier la jeune femme.
_ Pohahaha ! S’esclaffa le colonel. Du calme, j’vous taquinais. Je suis bien content de voir que ce n’est pas une petite tempête de rien du tout qui vous arrête. C’est le genre de tempérament dont on a besoin, ici, à Hexiguel !
_ Ah.
_ Et comment va ce vieux briscard d’Hendricks ? Toujours pas décidé à abandonner sa colonie de vacance ? S’enquit Trevor.
_ Le colonel Hendricks se porte bien, mon colonel, répondit aimablement Rachel. Il compte rester en poste au Piton Blanc jusqu’à sa retraite.
_ Mwarf, du gâchis, oui… grommela le colonel. Bon. De ce que je vois, tu t’es… – Ouais, tu permets que j’te tutoies, hein ! – Donc tu t’es portée volontaire pour rejoindre la garnison. C’est vrai, ce mensonge ?
_ Heu… Hésita diplomatiquement Rachel.
_ Ouais, c’est le vieux renard qu’a choisi pour toi, pas vrai ? J’m’en doutais un peu, va.
_ Effectivement, mon colonel, avoua la jeune femme. Comment avez-vous su ?
_ POHAHAHA ! Explosa de rire Trevor.
_ Je ne vois pas ce que j’ai dit de si hilarant, mon colonel.
_ Pohahaha ! Haha ! Ooh… Désolé, c’tait trop drôle… Signala le colonel en écrasant une larme de rire. T’as vraiment aucune d’idée d’où est-ce que t’as mis les pieds, pas vrai ? Personne ne demande jamais à être affecté ici ! Personne. Qu’est-ce que tu connais de l’endroit, dis-moi ?
_ Hé bien, c’est une forteresse troglodyte bâtie au milieu des Confins… commença la jeune femme.
_ Exactement ! Tonna Trevor. Un gros caillou creux, planté au beau milieu de nulle part, avec pour tâche d’assurer des patrouilles distendues sur une zone bien trop large. Y’a aucun endroit pour aller se dégourdir les jambes, aucune ville digne de ce nom pour se changer les idées, et aucune gloire ni aucun honneur à retirer à protéger toute cette étendue majoritairement pleine de vide. Tout les Marines de North Blue évitent cet endroit parce que ça ressemble beaucoup à une mise au placard. La base ne compte que deux types de gars, ici : les couillons faisant l’objet d’une sanction disciplinaire et que la hiérarchie exile ici pour ne plus les avoir dans les pattes, et les poissards qu’ont rien demandé à personne mais qu’étaient justement disponibles quand il a fallu renflouer les effectifs de la base. Et toi, toi, tu débarques ici, comme une fleur, volontaire pour t’embarquer dans cette galère. J’peux savoir pourquoi ?
_ Parce que le colonel Hendricks pense que c’est un bon endroit pour moi, répondit Rachel sans la moindre hésitation.
_ Et tu lui fais confiance ?
_ Biens sûr, mon colonel.
_ Mon dieu, une idéaliste romantique… ça faisait longtemps… J’vois l’genre… Mais dis-moi, j’ai dit qu’il n’y avait que deux catégories de personnes ici : les couillons dont on se débarrasse et les poissards maudits par le destin. Tu te reconnais dans quelle catégorie ?
_ C’est plutôt évident, mon colonel, répondit Rachel avec un grand sourire. La même que la vôtre : ceux qui ont choisi d’être là.
_ …
_ Quoi ? C’est pas le cas ?
_ POHAHAHA !! S’esclaffa Trevor en tapant du poing sur la table. POHAHAHA ! Pohahaha ! Haha… Ok, t’as pas froid aux yeux, toi, reconnut le colonel. P’t-être bien que tu vas te plaire ici, en fin de compte… Très bien : sous-lieutenante Syracuse ?
_ Oui, mon colonel ?
_ Permettez-moi de vous souhaitez officiellement la bienvenue à Hexiguel ! Vous et votre compagnie serez intégrés à la section Alpha, sous les ordres de la commandante de Castelcume. Lewis va vous guider jusqu’au mess des Alpha. Voyez avec lui et la commandante pour les menus détails. Allez, et ne me décevez pas, hein !
_ Bien reçu, mon colonel. Vous pouvez compter sur moi ! Assura Rachel.
_ J’en ai bien l’impression, ouais. »
Rachel ressortit d’un bon pas et Lewis referma la porte derrière elle. Le colonel eût un reniflement amusé. Ce vieux renard d’Hendricks ne s’était pas trompé. La petite n’était pas encore très impressionnante, mais elle dégageait incontestablement de la volonté. C’était prometteur. Il voyait bien où son ancien mentor voulait en venir en catapultant la gamine directement du Piton Blanc à Hexiguel. Ce dont elle avait le plus besoin maintenant, c’était d’acquérir de l’expérience. Vite et de toute sorte. Et justement, ici, les occasions ne manqueraient pas.
Trevor fronça brusquement les sourcils puis se se carra plus profondément dans son siège tout en caressant son opulente barbe. C’est que la donzelle lui rappelait furieusement quelqu’un mais il ne voyait pas qui… Bizarre, bizarre…
De leur côté, Lewis et Rachel repartirent dans le dédale de couloir. La jeune femme faisait de son mieux pour essayer de se repérer, mais à ses yeux, tous les couloirs se ressemblaient dramatiquement les uns les autres. L’adjudant lui assura que les nouveaux venus s’y faisaient rapidement et qu’il lui faudrait moins d’une semaine pour apprendre à se repérer. Au grand soulagement de l’imposante albinos, il précisa tout de même qu’en attendant, on lui fournirait à elle et ses hommes des plans des lieux.
De ce que put en juger Rachel, le mess de la section Alpha était situé à mi-chemin de la montagne, quelques étages en-dessous du bureau du colonel mais encore de nombreux étages au-dessus des embarcadères.
Lewis s’arrêta de nouveau devant une porte des plus quelconques. Mais en faisant bien attention, Rachel aperçu un signe distinctif : sur une pierre à gauche du fronton était légèrement gravé un symbole représentant un petit écusson couronné arborant le symbole alpha, encadré d’une paire de couverts. Le mess des officiers de la section Alpha. La gravure était discrète et on pouvait aisément passer à côté sans l’apercevoir. Au-delà de quelques mètres, elle devenait parfaitement invisible, ce qui expliquait pourquoi tous les couloirs se ressemblaient à ses yeux.
L’adjudant toqua doucement à la porte puis fit signe à Rachel d’entrer.
La pièce était plus large que le bureau du colonel. Une grande table entourée de quelques sièges et d’un banc contre le mur occupaient la majeure partie de la pièce, présentement occupée par quatre officiers, une femme et trois hommes. Néanmoins, ce qui retint en premier lieu l’attention de Rachel fut la configuration du mess. Les sièges. Il étaient moins disposés autour de la table que face au mur opposé à la porte. Un instant, la jeune femme se demanda si le mess ne faisait pas office de salle de réunion : peut-être qu’un tableau noir amovible pouvait être glisser sur le mur du fond, ce qui expliquerait cette organisation… Mais non, d’abord, parce qu’il serait plus simple d’avoir un vrai tableau noir fixé tout le temps au mur, et ensuite, parce que les sièges auraient été beaucoup trop près dudit tableau. Il y avait sûrement autre chose.
« Commandante de Castelcume, salua l’adjudant Lewis. Voici la sous-lieutenante Syracuse. Elle et ses hommes sont dorénavant sous votre commandement. Le colonel Trevor vous prie de l’accueillir comme il se le doit.
_ Merci, adjudant Lewis, répondit l’intéressée. Vous pouvez nous la confier, je m’occupe de tout.
_ Entendu, commandant. Avec votre permission. »
Lewis salua brièvement et prit congé, laissant la sous-lieutenante en tête-à-tête avec ses nouveaux collègues. Devant elle se tenait la commandante. Un peu plus petite que Rachel, c’était une jeune femme tout en longueur, dont la peau d’albâtre et les longs cheveux d’un blond éclatant trahissaient les origines Nordiques. Son œil droit était recouvert d’un cache-œil en cuir tandis que son œil gauche, à la pupille dorée, semblait traverser sa nouvelle subalterne de part en part pour lire au travers d’elle. La commandante ne portait pas l’uniforme classique de la Marine. Oh, cela y ressemblait énormément, mais même Rachel pouvait voir que ces vêtements étaient taillés dans des étoffes autrement plus luxueuses et de qualités que la dotation standard de la Marine. Couplé au port altier et à sa démarche de danseuse, il ne faisait aucune que la commandante était issue de la haute aristocratie d’une quelconque île de North Blue. À première vue, elle avait tout de la princesse fragile et délicate, mais la poignée usée de son sabre et le feu qui couvait dans son orbite valide trahissait la guerrière accomplie qu’elle était véritablement.
« Bienvenue au sein de la section Alpha, sous-lieutenante Rachel Syracuse, déclara la commandante d’une voix harmonieuse. Je suis la commandante Bethsabée de Castelcume, responsable de cette section. Les autres officiers présents sont : le lieutenant Matthias Jaeger… »
D’un geste gracieux, elle désigna l’intéressé. Matthias était le seul présent à ne pas s’être levé pour accueillir la nouvelle venue et se tenait présentement avachie sur une chaise, les mains dans les poches. Si la commandante ressemblait à s’y méprendre à une princesse de contes de fées qui aurait rejoint la Marine, le lieutenant tenait plus du pochetron déguisé en officier, un lendemain de bal costumé. Sans être sale, son uniforme était visiblement défraîchie, la veste vaguement boutonnée et la chemise dépassait à moitié du pantalon. Sous une imposante tignasse rousse vaguement peignée, des yeux bouffis et injectés de sang, cernés par le manque de sommeil, dévisagèrent nonchalamment leur nouvelle collègue. Matthias leva finalement mollement la main pour saluer Rachel.
« ‘lut, lança le lieutenant Jaeger d’une voix pâteuse.
_ Enchantée, mon lieutenant, répondit aimablement Rachel.
_ Nan, c’est bon, pas de manière, appelle-moi juste Matthias, fit le lieutenant. Ou le Dragon.
_ Le dragon ? Répéta l’imposante albinos sans comprendre.
_ Le Dragon de North Blue, détailla la commandante de Castelcume. C’est son surnom.
_ C’est très impressionnant, nota Rachel en se demandant ce qu’il fallait bien faire pour mériter une tel surnom.
_ Te fais pas de film, sourit piteusement le lieutenant Jaeger en notant l’expression de sa collègue. C’st juste un genre de blague. Pour me taquiner.
_ Oh… »
Rachel n’était pas bien sûre de savoir quoi répondre. Ni comment réagir face à ce lieutenant pour le moins… atypique. C’était la première fois qu’elle rencontrait quelqu’un qui collait si peu aux standards de la Marine telle qu’elle se les imaginaient.
« Vient ensuite le vice-lieutenant Bartolomé Tolosa… » poursuivit Bethsabée.
L’intéressé se tenait debout près du mur mystérieux. À peine plus grand que Rachel, il était surtout deux voire trois fois plus gros. Tout chez lui semblait gonflé, enrobé et débordant de graisse. Mais lorsque Bartolomé décroisa ses bras pour la saluer, la jeune femme nota les muscles qui semblaient rouler sous le gras. Le vice-lieutenant Tolosa n’était pas seulement boursouflé, il cachait vraisemblablement autant de muscles que Rachel sous toute cette graisse. La jeune femme s’aperçut que toutes ces rondeurs lui avait même fait mésestimer la taille de Bartolomé. En fait, il était légèrement plus grand qu’elle ne l’avait cru au premier abord. C’était aussi un colosse, dans son genre. Le vice-lieutenant esquissa un sourire en retroussant ses lèvres épaisses, mais Rachel nota que ce n’était que par politesse : aucune joie ni aucune sympathie n’émanait réellement de ce sourire, pas plus que de ses deux petits yeux noirs qui lui jetait un regard… bon, peut-être pas un regard mauvais au sens propre, mais rien de bien amical non plus.
« Bienvenue, sous-lieutenant Syracuse, grommela Bartolomé.
_ Enchantée, mon lieutenant, répondit aimablement Rachel.
_ Ne craignez rien, intervint la commandante de Castelcume. Le vice-lieutenant est un peu effrayant au premier abord, mais c’est un brave Marine. Vous vous y ferez vite.
_ Ouais, c’st notre ronchon de service, se moqua Matthias. Il en faut toujours un par section, alors c’est lui. Mais on l’aime bien quand même.
_ Je ne suis pas ronchon, je fais simplement preuve de rigueur, rétorqua Bartolomé d’un ton glacial.
_ Non, non, je t’assure, avec moi, tu ronchonnes tout le temps.
_ Seulement parce que vous, vous n’en fichez pas une mon lieutenant, répliqua vertement le vice-lieutenant Tolosa.
_ Ouais, heureusement que je peux toujours compter sur toi pour rattraper le coup, vieux frère, approuva Matthias.
_ Je vous ai déjà dit d’arrêter de me tutoyer, mon lieutenant ! Et puis je ne suis pas votre frère ! »
Rachel se retint à grand peine de sourire. Cet échange la mettait tout de suite plus à l’aise. Bartolomé n’était peut-être pas si difficile à vivre, en fin de compte. C’est juste qu’il avait l’air très à cheval sur la discipline et devait en voir des vertes et des pas mûres avec un numéro comme le lieutenant Jaeger. C’était le genre d’homme qui attendrait qu’elle prouve sa valeur par ses actes avant toute chose. Tant mieux, elle pouvait s’accommoder de ce genre de façon de faire.
« Et pour terminer, reprit Bethsabée, voici le sous-lieutenant Mark Servern. »
Le dernier des officiers se tenait un peu en retrait par rapport à ses supérieurs. C’était un jeune homme athlétique, de taille moyenne, aux cheveux bruns en bataille et aux grands yeux noisettes au regard acéré, qui dévisageait Rachel comme s’il jaugeait ses chances de victoire. À l’annonce de son nom par la commandante de Castelcume, il afficha un grand sourire à sa nouvelle collègue, franc et chaleureux, totalement dénué d’arrière-pensée. Il était clairement le genre d’individu en qui on pouvait lire comme dans un livre.
« Enchanté lieutenant, déclara joyeusement Mark. Je viens à peine d’être promu, j’espère avoir l’occasion d’apprendre à vos côté !
_ C’est aussi mon cas, lieutenant Severn, lui répondit Rachel en lui rendant son sourire. J’espère que nous pourrons apprendre ensemble.
_ En plus, Mark est un poissard, tout comme toi, révéla gaiement Matthias. Ça vous fait des tas de points de communs, vous allez forcément vous entendre.
_ Ah. »
Rachel ne savait pas trop comment réagir à cette dernière révélation. Elle impliquait que les trois autres étaient donc ici sur décision des instances disciplinaires. Donc, selon le colonel Trevor, qu’ils avaient tellement merdé d’une façon ou d’une autre que les autorités les avaient mis au placard. Si la jeune femme imaginait sans peine comment cela avait pu arriver avec un individu comme Matthias Jaeger, elle avait du mal à imaginer dans quelle circonstance le pointilleux Bartolomé Tolosa ou l’impressionnante Bethsabée de Castelcume avaient pu se retrouver ici. Et quelque chose lui disait que ce n’était probablement le genre de chose qu’on demandait aux gens.
Ignorant la gêne qui venait de s’installer – ou plus probablement pour changer de sujet, songea Rachel après coup – la commandante reprit la parole.
« Chaque section de combat d’Hexiguel se compose d’un effectif de cinq cents hommes, expliqua Bethsabée. Ceux-ci sont répartis en cinq compagnie sous la commandement direct d’un officier de la section. C’est en général amplement suffisant pour mener à bien les patrouilles standards. Lorsque des évènements impromptus surviennent, le colonel en confie la résolution à un ou plusieurs officiers d’une section selon la menace. Cela permet de mobilier rapidement et efficacement des contingents adaptés tout en conservant une grande souplesse et articulation dans la gestion de la garnison. Bien évidemment, lorsque plusieurs compagnies sont déployées simultanément, la chaîne hiérarchique s’applique et le commandement de la force globale est donné à l’officier le plus gradé.
_ Bien compris, mon commandant, opina Rachel.
_ Ce qui nous amène à la question suivante, enchaîna la noble. Avec combien de Marines êtes-vous arrivée et devons-nous prévoir de vous en procurer davantage ?
_ Ce ne sera pas nécessaire, expliqua l’imposante albinos. Je suis venue à la tête d’une compagnie de cent Matelots, tous issus de la garnison du Piton Blanc.
_ Très bien, approuva Bethsabée. Comment se répartissent vos effectifs ?
_ Trente-cinq fusiliers, cinquante spadassins et une fanfare de quinze matelots. » Annonça fièrement Rachel.
Il y eut un instant de silence, qui dura juste assez pour commencer à en devenir gênant, songea la jeune femme.
« Une… fanfare ? Répéta Bartolomé comme s’il avait mal entendu.
_ Oui, mon lieutenant, acquiesça Rachel.
_ Genre, des types qui jouent de la musique et tout et tout ? Voulut vérifier Matthias en se redressant sur son siège.
_ Hé bien, oui, on dispose de trois surdo, trois caisses claires, quatre cornemuses, trois binious et deux chocalho, détailla l’imposante albinos.
_ Sérieux ?? N’en revenait pas Severn.
_ Voilà qui est fort atypique, convint la commandante.
_ C’est n’importe quoi, balaya Bartolomé. Vous vous croyez dans une colonie de vacance ou quoi !?
_ Je ne vois pas le rapport, esquiva Rachel.
_ C’est-à-dire qu’on est sensé se battre contre les pirates, objecta Severn. Pas leur chanter des berceuses.
_ Roooh, c’te gâchis de personnel ! S’amusa Matthias. Preum’s pour partir en mission avec la nouvelle ! J’ai peut-être trouvé quelqu’un d’encore moins efficace que moi !
_ Et c’est pas peu dire, hélas. Hors de question, grogna Bartolomé. Cette fanfare va être dissoute sur le champ !
_ Pardon !? Et de quel droit ? Se braqua derechef Rachel.
_ Parce que la Marine, c’est du sérieux, on est pas une Kermesse ! Répliqua le gros Tolosa. Une fanfare n’a rien à faire dans la Marine !
_ Sauf votre respect, le règlement stipule tout à fait l’inverse, asséna Rachel. Personne ne dissoudra ma fanfare, j’y ai le droit ! »
Comme l’avait escompté Rachel, la réplique cloua net le bec du vice-lieutenant. Un type qui avait l’air aussi pointilleux sur les choses ne pouvaient aller ouvertement à l’encontre du règlement. Malheureusement, il n’était pas le seul dans la pièce dont elle devait vaincre les réticences.
« Je ne voudrais pas vous vexer, lieutenant, intervint le jeune Servern, mais ça va foutre en l’air l’organisation de la Base : chaque section doit pouvoir aligner cinq compagnies de Marines opérationnels. Dans votre cas, vous n’avez pas cent Marines mais seulement quatre-vingt-cinq…
_ Pas du tout, c’est une fanfare de batailla, rétorqua Rachel avec aplomb. Ils me suivront au combat sans faillir !
_ On ne met pas leur courage en doute, assura Matthias, mais plutôt leur efficacité. Tu sais, botter le cul des pirates, revenir vivant d’un affrontement, ce genre de chose, quoi…
_ Ma compagnie est habituée à œuvrer ensemble, affirma l’imposante albinos, ça ne posera aucun problème.
_ C’est ridicule, on est pas un cirque, revint à la charge le gros Tolosa. Votre fanfare n’est qu’un poids mort qui fera peser plus d’efforts sur les autres, c’est un non-sens tactique et stratégique !
_ Absolument pas, réfuta la jeune femme. Leur présence et leurs musiques soutiennent et encouragent le reste de la troupe.
_ Je n’ai jamais rien entendu de plus grotesque ! Asséna Bartolomé. J…
_ Cela suffit. »
Bethsabée n’avait pas élevé la voix, mais ce fut tout comme : son intervention coupa court aux récriminations des uns et des autres par sa seule tonalité d’autorité.
« Toute la question est de savoir si cette fanfare représente un poids ou un atout au sein de la compagnie de la sous-lieutenante Syracuse, résuma la commandante. Vérifions donc cela de visu. Lieutenant Tolosa, basculez la cloison, je vous prie. »
Sans un mot, le gros officier tendit un bras replet et tira sur une corde qui pendait près du mur. L’instant d’après, le mur suspect s’ébranla et la partie supérieure bascula derrière la partie inférieure dans un raclement rocailleux.
Le mess disposait maintenant d’une large fenêtre qui donnait sur… Rachel n’en était pas certaine du fait de la pénombre, mais la pièce derrière semblait immense, elle n’en distinguait guère les contours ! Ce qui était immanquable, par contre, c’était le cube. Un grand cube suspendu dans les airs, à hauteur de la fenêtre. Ses parois étaient faites de toiles blanches tendus et la plus proche faisait directement face à la fenêtre. Un écran.
Rachel s’approcha et jeta un coup d’œil. Oui, la pièce secrète était immense, mais surtout très profonde. Une trentaine de mètres en contrebas, la jeune femme parvenait à distinguer… oui, des gradins. Ceux-ci formaient une sorte de grand cercle autour d’un terrain. Plissant les yeux, Rachel se concentra pour essayer de capter le moindre détail. Un terrain. Un gros terrain carré. Une centaine de mètre, à vu d’œil. Un terrain parsemé de blocs : des cubes en bois d’environ trois mètres de côtés, espacés les uns les autres de trois mètres aussi. Des obstacles. Pour…
« C’est une arène, constata Rachel.
_ Exact, approuva Bethsabée. Étant dépourvue de terres, Hexiguel possède son propre terrain de manœuvre en intérieur. C’est ici que les officiers s’affrontent de façon codifiée à la tête de leur troupe.
_ Codifiée ? Releva l’imposante albinos.
_ En effet, le but de ces confrontations est d’estimer et faire progresser le niveau tactique et stratégique des officiers, expliqua la commandante. Laisser un officier décimer les rangs adverses par sa seule puissance brute ne rimerait à rien. L’affrontement se fait avec des cartouches de peintures, les officiers ne disposant que d’un pistolet doté de six cartouches. L’objectif est donc de vaincre la compagnie adverse par le truchement des hommes commandés plutôt que par ses prouesses personnelles.
_ D’accord, je vois l’idée, fit Rachel. Et donc, vous voulez que j’affronte quelqu’un dans cette arène avec ma compagnie et sa fanfare pour voir si elle m’handicape ou non ?
_ C’est presque cela, effectivement, hocha Bethsabée. Voyez-vous un inconvénient à participer à ce genre d’exercice le plus tôt possible ?
_ Du tout, affirma l’imposante albinos. Je commence quand ?
_ C’est ce que nous allons voir. »
La commandante agita une cloche et quelques instants plus tard, un vieux Marine grisonnant au visage buriné apparu sur le seuil du Mess.
« M’dame, salua brièvement le nouveau venu.
_ La sous-lieutenante Syracuse ci-présente vient tout juste de nous rejoindre, expliqua Bethsabée. Les Parieurs seraient-ils d’accord pour que je lui cède ma place pour le prochain tournoi d’Hexiguel ?
_ ‘faut voir. » Maugréa le vétéran.
L’homme s’éloigna dans un coin de la pièce tout en dégainant un escargophone avant de tenir un conciliabule à voix basse.
« Sérieux ? S’étonna Matthias.
_ Heu… Excusez-moi, mais qu’est-ce que c’est que cette histoire de tournoi ? S’inquiéta Rachel qui n’avait pas du tout signé pour ça.
_ Tous les mois, les Parieurs sélectionnent seize individus parmi les officiers et les adjudants disponibles et les font s’affronter dans l’arène, expliqua Bethsabée. Je souhaite voir jusqu’où vous pouvez vous élever au sein de ce tournoi avec votre fanfare.
_ Et je vais devoir remporter le tournoi si je veux conserver ma fanfare ? Paniqua l’imposante albinos.
_ Pas si je suis malgré tout satisfaite du résultat.
_ J’avoue que cette histoire de remplacement m’arrangerait bien, signala le jeune Severn, parce que c’est moi qui devait affronter la commandante au premier tour. Pour une fois, je devrais pouvoir dépasser les huitièmes !
_ La commandante est si forte que ça ? Demanda Rachel.
_ Elle détient le titre de Reine de l’Arène depuis son arrivée, intervint le vice-lieutenant Tolosa. La commandante est imbattable.
_ Personne n’est imbattable, signala tranquillement Bethsabée.
_ Fais pas ta modeste, Beth, t’es la meilleure !
_ Et sinon, c’est qui les Parieurs ? Voulut savoir l’imposante albinos. Je croyais que les paris étaient interdits par le règlement ?
_ C’est plus compliqué que ça, balaya Matthias, mais sache deux choses : d’abord, les Parieurs sont une association d’Hexiguel totalement légale et, ensuite, ils reversent tous les bénéfices à des associations d’anciens combattants de North Blue, aux veuves et orphelins de la Marine, des trucs dans ce genre-là. Donc t’inquiètes pas, tu ne participes à rien de louche et en plus, c’est pour la bonne cause, alors n’hésite pas à te lâcher.
_ Oh. »
Rachel n’était pas bien sûr de que le fantasque lieutenant entendait par « se lâcher », mais cela importait peu. Sa fanfare était en jeu, alors la priorité, c’était de gagner, pas d’assurer le show ou je-ne-sais-quoi que les Parieurs pouvaient attendre.
Finalement, le vétéran raccrocha et se rapprocha des officiers.
« Les Parieurs sont d’accords, annonça laconiquement le vieil homme. Le match de demain opposera donc le sous-lieutenant Syracuse de la section Alpha au sous-lieutenant Servern de la section Alpha.
_ Demain ? Ah oui, quand même… Bigre. Non mais pas de soucis, mes hommes seront prêts ! »
La majorité des Marines s’étaient calfeutrés dans l’entrepont, endurant vaille que vaille la furie des éléments. Rachel ressentait une petite pointe de culpabilité à ce sujet, ne manquant pas de se dire qu’elle aurait du se trouver à leur côté pour les rassurer comme elle l’aurait pu. Mais elle se tenait présentement dans la timonerie de la corvette, sa grande taille lui permettant de se stabiliser d’une main solidement plaquée au plafond. À ses côtés se tenait le Capitaine Dumond, tout tremblant, s’accrochant comme si sa vie en dépendait à une barre de soutien, près de la porte. Le pauvre homme regrettait amèrement de s’être laissé convaincre de se lancer dans une telle aventure : la mer en furie allait gober son navire d’une minute à l’autre et s’en serait fini d’eux, il en était persuadé.
Tel n’était cependant pas l’avis du pilote. Arborant fièrement son fameux casque à cornes sous sa casquette réglementaire de sergent-chef de la Marine, Jürgen Krieger menait gaillardement la coque de noix au travers des éléments déchaînés, le sourire aux lèvres en dépit de la concentration implacable dont il faisait preuve pour éviter les dangers de tous les instants. Le sergent Krieger était un homme de la mer, un vrai, et il était ici dans son élément : il était donc naturellement au comble du bonheur.
Une nouvelle fois, Rachel songea qu’elle avait eu bien de la chance de croiser la route du Nordique. Elle-même n’y entendait goutte à la navigation : en dépit de bien des efforts, ses connaissances se résumaient essentiellement – pour ne pas dire exclusivement – à distinguer bâbord de tribord sans se tromper. Raison pour laquelle la Marine avait décrété que la jeune femme n’irait nulle part sans un sergent-breveté sur ses talons pour prendre en charge tout ce qui toucherait au domaine maritime. L’institution ne pouvait laisser courir le risque de se ridiculiser en déployant un officier incapable de mener un navire à bon port ! C’est donc là qu’intervenait Jürgen : c’était un marin-né, il était déjà au grade voulu et, surtout, il officiait depuis ses débuts dans la Marine sous les ordres de la jeune femme. Les deux larrons se connaissaient bien et travaillaient efficacement ensemble. Rachel avait toute confiance en Krieger pour gérer la navigation et, réciproquement, lui-même lui vouait une confiance aveugle pour tout le reste. Ils formaient un bon duo.
Sans lui, la petite troupe de Rachel serait encore coincée sur l’île du Piton Blanc, le Capitaine Dumond s’étant senti incapable de naviguer dans le grain qui s’annonçait. Mais c’était aussi grâce à l’intervention de la jeune femme qui avait su convaincre le Capitaine de céder la barre au Nordique. Rachel pouvait se montrer très convaincante lorsqu’il le fallait.
« Terre en vue ! » Annonça joyeusement Jürgen.
Rachel fronça les sourcils et se concentra sur la ligne d’horizon, tentant d’y voir quoi que ce soit dans le chaos qui s’étendait à perte de vue devant eux. Les nuages étaient si gros qu’on se serait cru en pleine nuit et la pluie tombant à verse n’arrangeait en rien les choses. Mais finalement, elle parvint à distinguer une petite lueur au loin. Le phare d’Hexiguel, la base locale de la Marine. À mesure que la corvette s’en approchait, la lueur du phare semblait s’élever à l’horizon et de menus détails apparaissaient au gré des lumières locales et des flashs de foudre répétés.
Hexiguel ressemblait à une montagne. Un grand cône de basalte, dressé au beau milieu de nulle part. À son sommet, le phare tentait d’éclairer vaille que vaille la pénombre ambiante de la tempête (simple phénomène passager, courant en cette saison mais n’excédant rarement que quelques jours, avait assuré le capitaine Dumond lorsqu’il avait proposé de repousser le voyage). La base de la marine était troglodyte, creusée à même la roche. Ainsi, on pouvait distinguer sous le phare une multitude de postes de tir et d’observation. La roche extraite lors de la construction des installations avait servi à établir d’énormes digues autour de la base du cône. Cette organisation permettait de ceindre Hexiguel d’une étendue d’eau relativement plus calme les jours de tempêtes : en effet, les quais accueillant les navires de la Marine étaient situés dans des grottes creusés dans la montagne, il fallait donc un minimum de stabilité pour éviter que les embarcations ne finissent fracassées contre les flancs de la montagne.
Et c’était tout. Hexiguel n’était que ça : une grosse base de la Marine taillée dans un pic rocheux dépassant de l’océan. Pas d’île au sens propre, pas de ville à protéger, rien, juste une grosse base posée au beau milieu de nulle part. Très exactement au beau milieu, d’ailleurs. En effet, Hexiguel avait en charge la protection et le maintien de l’ordre dans les Confins. Une vaste zone d’eau, saupoudrée d’îles clairsemées habitées par de petites communautés éparses – dont la grosse majorité ne méritent même pas le nom de village – située dans l’un des coins de la grande carte de North Blue, près de la bordure, où il n’y a tellement rien d’intéressant à faire figurer que les artistes facétieux préféraient dessiner de gros monstres marins ou des roses des vents, faute de mieux.
Les Confins avaient longtemps causé un épineux problème à la Marine. D’un côté, la zone était si vaste qu’il aurait fallu installer plusieurs bases pour en assurer la sécurité avec rigueur. D’un autre côté, la zone était si vide et dépeuplée qu’il était difficilement justifiable de mobiliser autant d’effectifs pour garder essentiellement du rien. Sauf que la nature ayant horreur du vide, si la Marine ne déployait pas une présence régulière en ces lieux, pirates et révolutionnaires de tout poil se passeraient rapidement le mot pour essayer d’y faire des trucs discrètement en toute quiétude. Raison pour laquelle la Marine se devait de maintenir une présence : pour s’assurer que ce gros tas de rien le reste.
C’est là qu’entrait en jeu Hexiguel et l’opiniâtreté de la Marine. Bien qu’inhabité et inhabitable, le l’énorme pic de basalte présentait l’incommensurable avantage de se situer au centre des Confins. Au sein de la hiérarchie de la Marine, quelqu’un, quelque part, décida donc de transformer ce gros cailloux inutile en une base opérationnelle. Certes, les patrouilles devraient mettre les bouchées doubles pour couvrir l’intégralité de la zone, mais en terme de ratio effectifs mobilisés-efficacité, il était difficile de faire mieux.
Rachel ignorait combien de temps il avait fallu pour mener à bien ce travail de terrassement titanesque, mais c’était somme toute l’un des points forts de la Marine : sa capacité à assigner sans faillir des ressources pour accomplir des objectifs qui ne porterait leurs fruits que sur le long terme. La jeune femme songea que si le pic n’avait pas existé, la Marine n’aurait probablement pas hésité à construire une île artificielle au cœur des Confins .
Guidée d’une main experte par le sergent Krieger, la corvette contourna l’extrémité de la digue qui s’enroulait autour du pic et s’engagea dans le chenal qui menait aux quais. Très rapidement, le navire passa d’un océan démonté à une simple mer agitée, au grand soulagement de tous les passagers. L’approche jusqu’au quai ne fut qu’une formalité pour le pilote.
Il était temps pour Rachel de rendosser son rôle de sous-lieutenante. La jeune femme jeta rapidement un coup d’œil à l’une des vitres de la Timonerie – avec le contraste de la pénombre extérieure, elles pouvaient presque faire office de miroir – pour vérifier que tout était en ordre. D’ordinaire, elle aurait froncé les sourcils en réservant un accueil mitigé à ce qu’elle aurait vu : une albinos aux cheveux en folie, trop grande et charpentée pour le commun des mortels, bien éloignée des canons de beauté usuels. Mais pas aujourd’hui : aujourd’hui, elle n’avait d’yeux que pour le manteau d’officier posé sur ses épaules.
Arborant les kanjis de la Justice (正義), ce manteau lui avait été offert par le colonel Hendricks et le commandant Song, la veille de son départ de la garnison du Piton Blanc pour récompenser son accession au grade de sous-lieutenant. À ce titre, il ne symbolisait pas seulement le credo de la Marine, ni même les convictions intimes de la jeune femme quant à la marche du monde et la charge qui lui incombait pour le sortir de l’ornière. Non. À ses yeux, il symbolisait surtout les espoirs que ses deux supérieurs avaient placé en elle.
C’était le colonel Hendricks qui l’avait repéré et avait patiemment pris le temps de la guider sur la voie des officiers. Ce qui n’avait pas été une mince affaire, puisque Rachel avait longtemps décidé qu’elle n’était tout simplement pas faite pour ça et avait obstinément regimbé tandis que le vétéran l’aiguillait sans cesse. Le colonel avait cru en elle envers et contre tout et il était persuadé que la jeune femme avait beaucoup à apporter à la Marine. Rachel avait la ferme attention de ne pas décevoir ses attentes.
Quant au commandant Song, c’est lui servait tout simplement de modèle à la jeune femme. Pendant tout le temps où elle avait été en poste au Piton Blanc, elle avait pu réaliser à quel point l’officier faisait preuve de compétence et d’attention envers ses hommes. Il s’inquiétait du moindre d’entre eux, du plus simple matelot au plus prometteur des officiers, il était là pour eux quand ils avaient besoin de lui et il prenait le temps d’aider chacun bien au-delà de ce que son poste pouvait exiger de lui. Elle-même avait ainsi plusieurs fois bénéficié de son soutien sans faille. Bien qu’il existât de nombreuses sortes d’officier, le commandant Song était à ce jour celui qui faisait preuve du plus d’humanité dans sa fonction et Rachel souhaitait ardemment lui ressembler.
Oui, ce manteau était la preuve que le colonel Hendricks et le commandant Song avaient tous deux reconnu son potentiel et lui faisait confiance pour qu’elle marche dans leur pas. Rachel était déterminée à ne pas trahir cette confiance.
Et cela commençait ici et maintenant, à sa nouvelle affectation sur Hexiguel.
Ragaillardie par son dernier coup d’œil, Rachel sortit d’un pas vif sur le pont de la corvette, le sergent Krieger sur les talons. Les matelots étaient déjà en train de dresser une passerelle pour permettre le débarquement de la troupe. L’imposante albinos fit signe à son subalterne de se poster sur le quai tandis qu’elle même se dirigeait vers l’écoutille de l’entrepont, qu’elle ouvrit à la volée pour annoncer à sa troupe qu’ils étaient arrivés à bon port et pouvait débarquer.
Les cents Marines sous ses ordres – un compagnie complète – s’extirpèrent des entrailles de la corvette dans un joyeux brouhaha. Si Rachel avait craint que la traversée mouvementée de la tempête ne les affecte, elle s’était visiblement inquiétée pour rien : tout le monde était d’attaque et impatient de montrer de quoi ils étaient capable. L’intégralité de la compagnie provenait elle aussi du Piton Blanc, un lieu si calme et paisible que c’en devenait déprimant. Chacun voyait donc en cette mutation à Hexiguel leur ticket pour la gloire : ils auraient enfin l’occasion de montrer ce qu’ils valaient ! Le moral était au beau fixe, comme le soulignaient les fanfaronnades fantaisistes qui éclataient ci et là.
Rachel compta soigneusement ses hommes au fur et à mesure qu’ils défilaient – il n’aurait plus manqué qu’elle en oublie un à bord ! – tout en s’attachant à accorder une attention particulière à chacun d’entre eux : un sourire, un regard complice ou parfois une remarque. En dépit de son accession au rang des officiers, la jeune femme mettait un point d’honneur à conserver un lien étroit avec ses hommes et à ne pas s’enfermer dans sa tour d’ivoire sous prétexte de son grade.
Le dernier Marine à sortir n’était autre que son adjudant, Edwin Marlow. C’était un jeune homme doux et timide, bien à l’opposé de la caricature de sous-officier qui venait à l’esprit de la majorité des gens. D’allure chétive, impression renforcée par la grosse paire de lunettes qu’il arborait, Edwin ne tenait clairement pas la comparaison avec son vigoureux collègue Nordique. Mais tout le monde l’appréciait et le respectait au sein de la compagnie et le jeune homme n’avait jamais besoin d’élever la voix pour se faire obéir.
« Tout s’est bien passé pendant la traversée ? Lui demanda Rachel en l’aidant à grimper sur le pont.
_ Rien à signaler, mon lieutenant, affirma l’adjudant Marlow.
_ Ç’a du pas mal secouer quand on a traversé la tempête, objecta l’imposante albinos. Je me serai attendue à plus de casse au niveau de la troupe. Sérieusement, personne n’a été malade ?
_ Non, non : on a utilisé les hamacs, les cordages disponibles et quelques poulies de rechange pour bricoler un système d’amortisseur, lui assura Edwin avec un grand sourire satisfait. On a probablement été beaucoup moins secoué que vous autre, là-haut, mon lieutenant. Et puis, ç’a été très simple à mettre en place ! En fait, il s’agissait de… »
Comme d’habitude, Rachel ne put retenir un grand sourire tandis que le jeune homme s’enflammait pour lui décrire tout un tas de concepts physiques complexes. Dès lors qu’il était question de bricolage, l’adjudant discret et effacé disparaissait pour laisser place à un génie volubile et passionné. L’imposante albinos commençait franchement à penser qu’Edwin avait loupé sa vocation : il aurait eu tout à fait sa place dans la Brigade Scientifique, bien plus que dans la Marine régulière. La jeune femme le lui avait signalé avant leur départ du Piton Blanc, arguant qu’il aurait là-bas bien plus de matériel à disposition pour laisser libre cours à son imagination, mais l’adjudant s’était jusqu’ici contenté de botter en touche en murmurant qu’il y songerait.
Néanmoins, Rachel pensait de plus en plus qu’Edwin gâchait son talent à devenir un officier lambda. Il faudrait qu’elle prenne sérieusement le temps de lui en parler.
Après un crochet par la timonerie pour prendre congé comme il se le devait du capitaine Dumond, les deux compères franchirent la passerelle pour descendre à quai, où le reste de la compagnie les attendait. Jürgen avait pris les choses en main et dûment organisé le bataillon qui attendaient bien sagement en rang d’oignons sur plusieurs rangées, de part et d’autres de la passerelle.
L’arrivée de Rachel à terre coïncida avec celle d’une grappe de Marines menée par un adjudant, sortant des profondeurs de la forteresse. Le sergent Krieger beugla un ordre et, comme un seul homme, cent Marines pivotèrent d’un quart de tour pour faire face aux nouveaux arrivants et les saluer avec une synchronisation parfaite. À la tête que fit l’adjudant, la vision était tout à fait impressionnante. Et il y avait de quoi : les huiles locales avaient estimé que les renforts du Piton Blanc seraient retardés jusqu’à la fin de la tempête. Au lieu de quoi, non seulement la compagnie de Rachel avait bravé les éléments pour arriver comme prévu à leur affectation, mais en plus la traversée dantesque ne semblait pas avoir affecter le moins du monde les Marines, visiblement frais comme des gardons.
L’adjudant d’Hexiguel se planta à quelques mètres de Rachel, qu’il salua diligemment, avant de se présenter.
« Adjudant Lewis, à votre service, lieutenant. Le colonel Trevor vous attend dans son bureau. Si vous voulez bien me suivre.
_ Bien reçu, répondit l’imposante albinos. Et qu’en est-il de mes hommes ?
_ Mes subalternes les conduiront à leurs quartiers.
_ Très bien. Adjudant Marlow ? Appela Rachel. Je vous confie le commandement. Adjudant Lewis, après vous. »
Les deux gradés s’éloignèrent du reste de la troupe pour s’enfoncer dans les entrailles de la forteresse. En dépit de sa nature troglodyte, Hexiguel ressemblait beaucoup à une base standard. Rachel s’était attendue à des boyaux grossièrement taillés dans la roche, mais les ingénieurs de la Marine avaient fait les choses avec minutie. Le couloir était parfaitement rectangulaire, le sol, les murs et le plafond lisses et d’équerres les uns les autres. Des lampes étaient allumés de ci de là, mais en très petit nombre : d’ingénieux jeux de miroirs se chargeaient de propager et d’éclairer les lieux. La sous-lieutenante se sentait très impressionnée par les prouesses architecturales mises en œuvre.
L’adjudant Lewis guida Rachel à travers un dédale de couloirs et d’escaliers, au point que la jeune femme se demanda si elle serait capable de retrouver le chemin jusqu’à l’embarcadère toute seule. A priori, il semblait que le bureau du colonel Trevor se trouvait dans les hauteurs de la forteresse.
Après plusieurs minutes de marches, l’adjudant toqua finalement à une grande porte au beau milieu d’un couloir qui ne différait en rien de tous les autres aux yeux de Rachel. Un exclamation étouffée retentit et Lewis ouvrit la porte avant de s’effacer en faisant signe à la jeune femme d’entrer. L’imposante albinos ne se fit pas prier et pénétra dans le bureau avant d’exécuter un salut parfait en direction du colonel.
La pièce en elle-même ressemblait étrangement à une bibliothèque. Les murs latéraux ainsi que celui opposé à la porte étaient cachés par de grosses bibliothèques dont les rayons menaçaient de craquer sous les poids des divers livres, grimoires et cartes entassés dessus dans un foutoir saisissant. Ce cauchemar de bibliothécaire se poursuivait jusqu’à l’imposant bureau qui encombrait la majeure partie de la pièce, suffisamment grand pour servir de table à manger dans un restaurant familiale. Là encore, des feuilles en tout sens s’amoncelaient autour de piles de livres divers et variés, certains ouverts, d’autres fermés mais laissant échapper des dizaines de marque-pages. Et tout au bout de cette tanière trônait l’ours.
Bon, à seconde vue, le colonel Trevor n’était pas vraiment un ours. Mais il y avait comme un je-ne-sais-quoi d’assez similaire qui imposait aussitôt la comparaison à quiconque le voyait. L’homme était grand, très grand : Rachel lui concédait au moins une tête et demie, et c’était suffisamment rare pour la surprendre. Une carcasse corpulente, des mains comme des battoirs, des bras velus, un uniforme sans manche presque complètement caché par une immense barbe aux boucles châtains, des lèvres épaisses qui dessinait un sourire pleins de dents, un nez visiblement cassé à de multiples reprises, de gros yeux marrons flamboyants d’une lueur sauvage – ou bien n’était-ce que le reflet de la lampe ? – des sourcils broussailleux naturellement froncés, le tout complété par une épaisse chevelure tout aussi impressionnante que la barbe.
Rachel se serait presque attendue à ce que le colonel s’exprime par des grognements, mais ce fut bien d’une voix forte et claire qu’il accueillit la nouvelle venue.
« Repos, sous-lieutenante Syracuse. Dites-donc, vous saviez que vous n’étiez pas attendue avant deux-trois jours ?
_ Mais le document d’affectation disait que… Commença à se justifier la jeune femme.
_ Pohahaha ! S’esclaffa le colonel. Du calme, j’vous taquinais. Je suis bien content de voir que ce n’est pas une petite tempête de rien du tout qui vous arrête. C’est le genre de tempérament dont on a besoin, ici, à Hexiguel !
_ Ah.
_ Et comment va ce vieux briscard d’Hendricks ? Toujours pas décidé à abandonner sa colonie de vacance ? S’enquit Trevor.
_ Le colonel Hendricks se porte bien, mon colonel, répondit aimablement Rachel. Il compte rester en poste au Piton Blanc jusqu’à sa retraite.
_ Mwarf, du gâchis, oui… grommela le colonel. Bon. De ce que je vois, tu t’es… – Ouais, tu permets que j’te tutoies, hein ! – Donc tu t’es portée volontaire pour rejoindre la garnison. C’est vrai, ce mensonge ?
_ Heu… Hésita diplomatiquement Rachel.
_ Ouais, c’est le vieux renard qu’a choisi pour toi, pas vrai ? J’m’en doutais un peu, va.
_ Effectivement, mon colonel, avoua la jeune femme. Comment avez-vous su ?
_ POHAHAHA ! Explosa de rire Trevor.
_ Je ne vois pas ce que j’ai dit de si hilarant, mon colonel.
_ Pohahaha ! Haha ! Ooh… Désolé, c’tait trop drôle… Signala le colonel en écrasant une larme de rire. T’as vraiment aucune d’idée d’où est-ce que t’as mis les pieds, pas vrai ? Personne ne demande jamais à être affecté ici ! Personne. Qu’est-ce que tu connais de l’endroit, dis-moi ?
_ Hé bien, c’est une forteresse troglodyte bâtie au milieu des Confins… commença la jeune femme.
_ Exactement ! Tonna Trevor. Un gros caillou creux, planté au beau milieu de nulle part, avec pour tâche d’assurer des patrouilles distendues sur une zone bien trop large. Y’a aucun endroit pour aller se dégourdir les jambes, aucune ville digne de ce nom pour se changer les idées, et aucune gloire ni aucun honneur à retirer à protéger toute cette étendue majoritairement pleine de vide. Tout les Marines de North Blue évitent cet endroit parce que ça ressemble beaucoup à une mise au placard. La base ne compte que deux types de gars, ici : les couillons faisant l’objet d’une sanction disciplinaire et que la hiérarchie exile ici pour ne plus les avoir dans les pattes, et les poissards qu’ont rien demandé à personne mais qu’étaient justement disponibles quand il a fallu renflouer les effectifs de la base. Et toi, toi, tu débarques ici, comme une fleur, volontaire pour t’embarquer dans cette galère. J’peux savoir pourquoi ?
_ Parce que le colonel Hendricks pense que c’est un bon endroit pour moi, répondit Rachel sans la moindre hésitation.
_ Et tu lui fais confiance ?
_ Biens sûr, mon colonel.
_ Mon dieu, une idéaliste romantique… ça faisait longtemps… J’vois l’genre… Mais dis-moi, j’ai dit qu’il n’y avait que deux catégories de personnes ici : les couillons dont on se débarrasse et les poissards maudits par le destin. Tu te reconnais dans quelle catégorie ?
_ C’est plutôt évident, mon colonel, répondit Rachel avec un grand sourire. La même que la vôtre : ceux qui ont choisi d’être là.
_ …
_ Quoi ? C’est pas le cas ?
_ POHAHAHA !! S’esclaffa Trevor en tapant du poing sur la table. POHAHAHA ! Pohahaha ! Haha… Ok, t’as pas froid aux yeux, toi, reconnut le colonel. P’t-être bien que tu vas te plaire ici, en fin de compte… Très bien : sous-lieutenante Syracuse ?
_ Oui, mon colonel ?
_ Permettez-moi de vous souhaitez officiellement la bienvenue à Hexiguel ! Vous et votre compagnie serez intégrés à la section Alpha, sous les ordres de la commandante de Castelcume. Lewis va vous guider jusqu’au mess des Alpha. Voyez avec lui et la commandante pour les menus détails. Allez, et ne me décevez pas, hein !
_ Bien reçu, mon colonel. Vous pouvez compter sur moi ! Assura Rachel.
_ J’en ai bien l’impression, ouais. »
Rachel ressortit d’un bon pas et Lewis referma la porte derrière elle. Le colonel eût un reniflement amusé. Ce vieux renard d’Hendricks ne s’était pas trompé. La petite n’était pas encore très impressionnante, mais elle dégageait incontestablement de la volonté. C’était prometteur. Il voyait bien où son ancien mentor voulait en venir en catapultant la gamine directement du Piton Blanc à Hexiguel. Ce dont elle avait le plus besoin maintenant, c’était d’acquérir de l’expérience. Vite et de toute sorte. Et justement, ici, les occasions ne manqueraient pas.
Trevor fronça brusquement les sourcils puis se se carra plus profondément dans son siège tout en caressant son opulente barbe. C’est que la donzelle lui rappelait furieusement quelqu’un mais il ne voyait pas qui… Bizarre, bizarre…
De leur côté, Lewis et Rachel repartirent dans le dédale de couloir. La jeune femme faisait de son mieux pour essayer de se repérer, mais à ses yeux, tous les couloirs se ressemblaient dramatiquement les uns les autres. L’adjudant lui assura que les nouveaux venus s’y faisaient rapidement et qu’il lui faudrait moins d’une semaine pour apprendre à se repérer. Au grand soulagement de l’imposante albinos, il précisa tout de même qu’en attendant, on lui fournirait à elle et ses hommes des plans des lieux.
De ce que put en juger Rachel, le mess de la section Alpha était situé à mi-chemin de la montagne, quelques étages en-dessous du bureau du colonel mais encore de nombreux étages au-dessus des embarcadères.
Lewis s’arrêta de nouveau devant une porte des plus quelconques. Mais en faisant bien attention, Rachel aperçu un signe distinctif : sur une pierre à gauche du fronton était légèrement gravé un symbole représentant un petit écusson couronné arborant le symbole alpha, encadré d’une paire de couverts. Le mess des officiers de la section Alpha. La gravure était discrète et on pouvait aisément passer à côté sans l’apercevoir. Au-delà de quelques mètres, elle devenait parfaitement invisible, ce qui expliquait pourquoi tous les couloirs se ressemblaient à ses yeux.
L’adjudant toqua doucement à la porte puis fit signe à Rachel d’entrer.
La pièce était plus large que le bureau du colonel. Une grande table entourée de quelques sièges et d’un banc contre le mur occupaient la majeure partie de la pièce, présentement occupée par quatre officiers, une femme et trois hommes. Néanmoins, ce qui retint en premier lieu l’attention de Rachel fut la configuration du mess. Les sièges. Il étaient moins disposés autour de la table que face au mur opposé à la porte. Un instant, la jeune femme se demanda si le mess ne faisait pas office de salle de réunion : peut-être qu’un tableau noir amovible pouvait être glisser sur le mur du fond, ce qui expliquerait cette organisation… Mais non, d’abord, parce qu’il serait plus simple d’avoir un vrai tableau noir fixé tout le temps au mur, et ensuite, parce que les sièges auraient été beaucoup trop près dudit tableau. Il y avait sûrement autre chose.
« Commandante de Castelcume, salua l’adjudant Lewis. Voici la sous-lieutenante Syracuse. Elle et ses hommes sont dorénavant sous votre commandement. Le colonel Trevor vous prie de l’accueillir comme il se le doit.
_ Merci, adjudant Lewis, répondit l’intéressée. Vous pouvez nous la confier, je m’occupe de tout.
_ Entendu, commandant. Avec votre permission. »
Lewis salua brièvement et prit congé, laissant la sous-lieutenante en tête-à-tête avec ses nouveaux collègues. Devant elle se tenait la commandante. Un peu plus petite que Rachel, c’était une jeune femme tout en longueur, dont la peau d’albâtre et les longs cheveux d’un blond éclatant trahissaient les origines Nordiques. Son œil droit était recouvert d’un cache-œil en cuir tandis que son œil gauche, à la pupille dorée, semblait traverser sa nouvelle subalterne de part en part pour lire au travers d’elle. La commandante ne portait pas l’uniforme classique de la Marine. Oh, cela y ressemblait énormément, mais même Rachel pouvait voir que ces vêtements étaient taillés dans des étoffes autrement plus luxueuses et de qualités que la dotation standard de la Marine. Couplé au port altier et à sa démarche de danseuse, il ne faisait aucune que la commandante était issue de la haute aristocratie d’une quelconque île de North Blue. À première vue, elle avait tout de la princesse fragile et délicate, mais la poignée usée de son sabre et le feu qui couvait dans son orbite valide trahissait la guerrière accomplie qu’elle était véritablement.
« Bienvenue au sein de la section Alpha, sous-lieutenante Rachel Syracuse, déclara la commandante d’une voix harmonieuse. Je suis la commandante Bethsabée de Castelcume, responsable de cette section. Les autres officiers présents sont : le lieutenant Matthias Jaeger… »
D’un geste gracieux, elle désigna l’intéressé. Matthias était le seul présent à ne pas s’être levé pour accueillir la nouvelle venue et se tenait présentement avachie sur une chaise, les mains dans les poches. Si la commandante ressemblait à s’y méprendre à une princesse de contes de fées qui aurait rejoint la Marine, le lieutenant tenait plus du pochetron déguisé en officier, un lendemain de bal costumé. Sans être sale, son uniforme était visiblement défraîchie, la veste vaguement boutonnée et la chemise dépassait à moitié du pantalon. Sous une imposante tignasse rousse vaguement peignée, des yeux bouffis et injectés de sang, cernés par le manque de sommeil, dévisagèrent nonchalamment leur nouvelle collègue. Matthias leva finalement mollement la main pour saluer Rachel.
« ‘lut, lança le lieutenant Jaeger d’une voix pâteuse.
_ Enchantée, mon lieutenant, répondit aimablement Rachel.
_ Nan, c’est bon, pas de manière, appelle-moi juste Matthias, fit le lieutenant. Ou le Dragon.
_ Le dragon ? Répéta l’imposante albinos sans comprendre.
_ Le Dragon de North Blue, détailla la commandante de Castelcume. C’est son surnom.
_ C’est très impressionnant, nota Rachel en se demandant ce qu’il fallait bien faire pour mériter une tel surnom.
_ Te fais pas de film, sourit piteusement le lieutenant Jaeger en notant l’expression de sa collègue. C’st juste un genre de blague. Pour me taquiner.
_ Oh… »
Rachel n’était pas bien sûre de savoir quoi répondre. Ni comment réagir face à ce lieutenant pour le moins… atypique. C’était la première fois qu’elle rencontrait quelqu’un qui collait si peu aux standards de la Marine telle qu’elle se les imaginaient.
« Vient ensuite le vice-lieutenant Bartolomé Tolosa… » poursuivit Bethsabée.
L’intéressé se tenait debout près du mur mystérieux. À peine plus grand que Rachel, il était surtout deux voire trois fois plus gros. Tout chez lui semblait gonflé, enrobé et débordant de graisse. Mais lorsque Bartolomé décroisa ses bras pour la saluer, la jeune femme nota les muscles qui semblaient rouler sous le gras. Le vice-lieutenant Tolosa n’était pas seulement boursouflé, il cachait vraisemblablement autant de muscles que Rachel sous toute cette graisse. La jeune femme s’aperçut que toutes ces rondeurs lui avait même fait mésestimer la taille de Bartolomé. En fait, il était légèrement plus grand qu’elle ne l’avait cru au premier abord. C’était aussi un colosse, dans son genre. Le vice-lieutenant esquissa un sourire en retroussant ses lèvres épaisses, mais Rachel nota que ce n’était que par politesse : aucune joie ni aucune sympathie n’émanait réellement de ce sourire, pas plus que de ses deux petits yeux noirs qui lui jetait un regard… bon, peut-être pas un regard mauvais au sens propre, mais rien de bien amical non plus.
« Bienvenue, sous-lieutenant Syracuse, grommela Bartolomé.
_ Enchantée, mon lieutenant, répondit aimablement Rachel.
_ Ne craignez rien, intervint la commandante de Castelcume. Le vice-lieutenant est un peu effrayant au premier abord, mais c’est un brave Marine. Vous vous y ferez vite.
_ Ouais, c’st notre ronchon de service, se moqua Matthias. Il en faut toujours un par section, alors c’est lui. Mais on l’aime bien quand même.
_ Je ne suis pas ronchon, je fais simplement preuve de rigueur, rétorqua Bartolomé d’un ton glacial.
_ Non, non, je t’assure, avec moi, tu ronchonnes tout le temps.
_ Seulement parce que vous, vous n’en fichez pas une mon lieutenant, répliqua vertement le vice-lieutenant Tolosa.
_ Ouais, heureusement que je peux toujours compter sur toi pour rattraper le coup, vieux frère, approuva Matthias.
_ Je vous ai déjà dit d’arrêter de me tutoyer, mon lieutenant ! Et puis je ne suis pas votre frère ! »
Rachel se retint à grand peine de sourire. Cet échange la mettait tout de suite plus à l’aise. Bartolomé n’était peut-être pas si difficile à vivre, en fin de compte. C’est juste qu’il avait l’air très à cheval sur la discipline et devait en voir des vertes et des pas mûres avec un numéro comme le lieutenant Jaeger. C’était le genre d’homme qui attendrait qu’elle prouve sa valeur par ses actes avant toute chose. Tant mieux, elle pouvait s’accommoder de ce genre de façon de faire.
« Et pour terminer, reprit Bethsabée, voici le sous-lieutenant Mark Servern. »
Le dernier des officiers se tenait un peu en retrait par rapport à ses supérieurs. C’était un jeune homme athlétique, de taille moyenne, aux cheveux bruns en bataille et aux grands yeux noisettes au regard acéré, qui dévisageait Rachel comme s’il jaugeait ses chances de victoire. À l’annonce de son nom par la commandante de Castelcume, il afficha un grand sourire à sa nouvelle collègue, franc et chaleureux, totalement dénué d’arrière-pensée. Il était clairement le genre d’individu en qui on pouvait lire comme dans un livre.
« Enchanté lieutenant, déclara joyeusement Mark. Je viens à peine d’être promu, j’espère avoir l’occasion d’apprendre à vos côté !
_ C’est aussi mon cas, lieutenant Severn, lui répondit Rachel en lui rendant son sourire. J’espère que nous pourrons apprendre ensemble.
_ En plus, Mark est un poissard, tout comme toi, révéla gaiement Matthias. Ça vous fait des tas de points de communs, vous allez forcément vous entendre.
_ Ah. »
Rachel ne savait pas trop comment réagir à cette dernière révélation. Elle impliquait que les trois autres étaient donc ici sur décision des instances disciplinaires. Donc, selon le colonel Trevor, qu’ils avaient tellement merdé d’une façon ou d’une autre que les autorités les avaient mis au placard. Si la jeune femme imaginait sans peine comment cela avait pu arriver avec un individu comme Matthias Jaeger, elle avait du mal à imaginer dans quelle circonstance le pointilleux Bartolomé Tolosa ou l’impressionnante Bethsabée de Castelcume avaient pu se retrouver ici. Et quelque chose lui disait que ce n’était probablement le genre de chose qu’on demandait aux gens.
Ignorant la gêne qui venait de s’installer – ou plus probablement pour changer de sujet, songea Rachel après coup – la commandante reprit la parole.
« Chaque section de combat d’Hexiguel se compose d’un effectif de cinq cents hommes, expliqua Bethsabée. Ceux-ci sont répartis en cinq compagnie sous la commandement direct d’un officier de la section. C’est en général amplement suffisant pour mener à bien les patrouilles standards. Lorsque des évènements impromptus surviennent, le colonel en confie la résolution à un ou plusieurs officiers d’une section selon la menace. Cela permet de mobilier rapidement et efficacement des contingents adaptés tout en conservant une grande souplesse et articulation dans la gestion de la garnison. Bien évidemment, lorsque plusieurs compagnies sont déployées simultanément, la chaîne hiérarchique s’applique et le commandement de la force globale est donné à l’officier le plus gradé.
_ Bien compris, mon commandant, opina Rachel.
_ Ce qui nous amène à la question suivante, enchaîna la noble. Avec combien de Marines êtes-vous arrivée et devons-nous prévoir de vous en procurer davantage ?
_ Ce ne sera pas nécessaire, expliqua l’imposante albinos. Je suis venue à la tête d’une compagnie de cent Matelots, tous issus de la garnison du Piton Blanc.
_ Très bien, approuva Bethsabée. Comment se répartissent vos effectifs ?
_ Trente-cinq fusiliers, cinquante spadassins et une fanfare de quinze matelots. » Annonça fièrement Rachel.
Il y eut un instant de silence, qui dura juste assez pour commencer à en devenir gênant, songea la jeune femme.
« Une… fanfare ? Répéta Bartolomé comme s’il avait mal entendu.
_ Oui, mon lieutenant, acquiesça Rachel.
_ Genre, des types qui jouent de la musique et tout et tout ? Voulut vérifier Matthias en se redressant sur son siège.
_ Hé bien, oui, on dispose de trois surdo, trois caisses claires, quatre cornemuses, trois binious et deux chocalho, détailla l’imposante albinos.
_ Sérieux ?? N’en revenait pas Severn.
_ Voilà qui est fort atypique, convint la commandante.
_ C’est n’importe quoi, balaya Bartolomé. Vous vous croyez dans une colonie de vacance ou quoi !?
_ Je ne vois pas le rapport, esquiva Rachel.
_ C’est-à-dire qu’on est sensé se battre contre les pirates, objecta Severn. Pas leur chanter des berceuses.
_ Roooh, c’te gâchis de personnel ! S’amusa Matthias. Preum’s pour partir en mission avec la nouvelle ! J’ai peut-être trouvé quelqu’un d’encore moins efficace que moi !
_ Et c’est pas peu dire, hélas. Hors de question, grogna Bartolomé. Cette fanfare va être dissoute sur le champ !
_ Pardon !? Et de quel droit ? Se braqua derechef Rachel.
_ Parce que la Marine, c’est du sérieux, on est pas une Kermesse ! Répliqua le gros Tolosa. Une fanfare n’a rien à faire dans la Marine !
_ Sauf votre respect, le règlement stipule tout à fait l’inverse, asséna Rachel. Personne ne dissoudra ma fanfare, j’y ai le droit ! »
Comme l’avait escompté Rachel, la réplique cloua net le bec du vice-lieutenant. Un type qui avait l’air aussi pointilleux sur les choses ne pouvaient aller ouvertement à l’encontre du règlement. Malheureusement, il n’était pas le seul dans la pièce dont elle devait vaincre les réticences.
« Je ne voudrais pas vous vexer, lieutenant, intervint le jeune Servern, mais ça va foutre en l’air l’organisation de la Base : chaque section doit pouvoir aligner cinq compagnies de Marines opérationnels. Dans votre cas, vous n’avez pas cent Marines mais seulement quatre-vingt-cinq…
_ Pas du tout, c’est une fanfare de batailla, rétorqua Rachel avec aplomb. Ils me suivront au combat sans faillir !
_ On ne met pas leur courage en doute, assura Matthias, mais plutôt leur efficacité. Tu sais, botter le cul des pirates, revenir vivant d’un affrontement, ce genre de chose, quoi…
_ Ma compagnie est habituée à œuvrer ensemble, affirma l’imposante albinos, ça ne posera aucun problème.
_ C’est ridicule, on est pas un cirque, revint à la charge le gros Tolosa. Votre fanfare n’est qu’un poids mort qui fera peser plus d’efforts sur les autres, c’est un non-sens tactique et stratégique !
_ Absolument pas, réfuta la jeune femme. Leur présence et leurs musiques soutiennent et encouragent le reste de la troupe.
_ Je n’ai jamais rien entendu de plus grotesque ! Asséna Bartolomé. J…
_ Cela suffit. »
Bethsabée n’avait pas élevé la voix, mais ce fut tout comme : son intervention coupa court aux récriminations des uns et des autres par sa seule tonalité d’autorité.
« Toute la question est de savoir si cette fanfare représente un poids ou un atout au sein de la compagnie de la sous-lieutenante Syracuse, résuma la commandante. Vérifions donc cela de visu. Lieutenant Tolosa, basculez la cloison, je vous prie. »
Sans un mot, le gros officier tendit un bras replet et tira sur une corde qui pendait près du mur. L’instant d’après, le mur suspect s’ébranla et la partie supérieure bascula derrière la partie inférieure dans un raclement rocailleux.
Le mess disposait maintenant d’une large fenêtre qui donnait sur… Rachel n’en était pas certaine du fait de la pénombre, mais la pièce derrière semblait immense, elle n’en distinguait guère les contours ! Ce qui était immanquable, par contre, c’était le cube. Un grand cube suspendu dans les airs, à hauteur de la fenêtre. Ses parois étaient faites de toiles blanches tendus et la plus proche faisait directement face à la fenêtre. Un écran.
Rachel s’approcha et jeta un coup d’œil. Oui, la pièce secrète était immense, mais surtout très profonde. Une trentaine de mètres en contrebas, la jeune femme parvenait à distinguer… oui, des gradins. Ceux-ci formaient une sorte de grand cercle autour d’un terrain. Plissant les yeux, Rachel se concentra pour essayer de capter le moindre détail. Un terrain. Un gros terrain carré. Une centaine de mètre, à vu d’œil. Un terrain parsemé de blocs : des cubes en bois d’environ trois mètres de côtés, espacés les uns les autres de trois mètres aussi. Des obstacles. Pour…
« C’est une arène, constata Rachel.
_ Exact, approuva Bethsabée. Étant dépourvue de terres, Hexiguel possède son propre terrain de manœuvre en intérieur. C’est ici que les officiers s’affrontent de façon codifiée à la tête de leur troupe.
_ Codifiée ? Releva l’imposante albinos.
_ En effet, le but de ces confrontations est d’estimer et faire progresser le niveau tactique et stratégique des officiers, expliqua la commandante. Laisser un officier décimer les rangs adverses par sa seule puissance brute ne rimerait à rien. L’affrontement se fait avec des cartouches de peintures, les officiers ne disposant que d’un pistolet doté de six cartouches. L’objectif est donc de vaincre la compagnie adverse par le truchement des hommes commandés plutôt que par ses prouesses personnelles.
_ D’accord, je vois l’idée, fit Rachel. Et donc, vous voulez que j’affronte quelqu’un dans cette arène avec ma compagnie et sa fanfare pour voir si elle m’handicape ou non ?
_ C’est presque cela, effectivement, hocha Bethsabée. Voyez-vous un inconvénient à participer à ce genre d’exercice le plus tôt possible ?
_ Du tout, affirma l’imposante albinos. Je commence quand ?
_ C’est ce que nous allons voir. »
La commandante agita une cloche et quelques instants plus tard, un vieux Marine grisonnant au visage buriné apparu sur le seuil du Mess.
« M’dame, salua brièvement le nouveau venu.
_ La sous-lieutenante Syracuse ci-présente vient tout juste de nous rejoindre, expliqua Bethsabée. Les Parieurs seraient-ils d’accord pour que je lui cède ma place pour le prochain tournoi d’Hexiguel ?
_ ‘faut voir. » Maugréa le vétéran.
L’homme s’éloigna dans un coin de la pièce tout en dégainant un escargophone avant de tenir un conciliabule à voix basse.
« Sérieux ? S’étonna Matthias.
_ Heu… Excusez-moi, mais qu’est-ce que c’est que cette histoire de tournoi ? S’inquiéta Rachel qui n’avait pas du tout signé pour ça.
_ Tous les mois, les Parieurs sélectionnent seize individus parmi les officiers et les adjudants disponibles et les font s’affronter dans l’arène, expliqua Bethsabée. Je souhaite voir jusqu’où vous pouvez vous élever au sein de ce tournoi avec votre fanfare.
_ Et je vais devoir remporter le tournoi si je veux conserver ma fanfare ? Paniqua l’imposante albinos.
_ Pas si je suis malgré tout satisfaite du résultat.
_ J’avoue que cette histoire de remplacement m’arrangerait bien, signala le jeune Severn, parce que c’est moi qui devait affronter la commandante au premier tour. Pour une fois, je devrais pouvoir dépasser les huitièmes !
_ La commandante est si forte que ça ? Demanda Rachel.
_ Elle détient le titre de Reine de l’Arène depuis son arrivée, intervint le vice-lieutenant Tolosa. La commandante est imbattable.
_ Personne n’est imbattable, signala tranquillement Bethsabée.
_ Fais pas ta modeste, Beth, t’es la meilleure !
_ Et sinon, c’est qui les Parieurs ? Voulut savoir l’imposante albinos. Je croyais que les paris étaient interdits par le règlement ?
_ C’est plus compliqué que ça, balaya Matthias, mais sache deux choses : d’abord, les Parieurs sont une association d’Hexiguel totalement légale et, ensuite, ils reversent tous les bénéfices à des associations d’anciens combattants de North Blue, aux veuves et orphelins de la Marine, des trucs dans ce genre-là. Donc t’inquiètes pas, tu ne participes à rien de louche et en plus, c’est pour la bonne cause, alors n’hésite pas à te lâcher.
_ Oh. »
Rachel n’était pas bien sûr de que le fantasque lieutenant entendait par « se lâcher », mais cela importait peu. Sa fanfare était en jeu, alors la priorité, c’était de gagner, pas d’assurer le show ou je-ne-sais-quoi que les Parieurs pouvaient attendre.
Finalement, le vétéran raccrocha et se rapprocha des officiers.
« Les Parieurs sont d’accords, annonça laconiquement le vieil homme. Le match de demain opposera donc le sous-lieutenant Syracuse de la section Alpha au sous-lieutenant Servern de la section Alpha.
_ Demain ? Ah oui, quand même… Bigre. Non mais pas de soucis, mes hommes seront prêts ! »
Dernière édition par Rachel le Dim 6 Mar 2022 - 15:29, édité 2 fois