Les lendemains qui chantent

Le dernier angelus n'a pas encore sonné, mais la lumière du jour décline déjà derrière les faitages sombres de la cité. L'obscurité épaisse envahie lentement les ruelles exigües qui sillonnent ci-et-là dans les entrailles de Last End. Quelques vibrants rayons de soleil déchirent à peine les limbes, offrant un semblant de clarté en caressant des volutes de fumée blanche aux vapeurs nauséabondes. Sonne-t-on seulement l'angelus dans ce quartier maudis ? Quels ouailles reste-t-il à sauver ?
D'une façon sinistre, on appelle cet endroit le quartier de la fin. Ce n'est pourtant qu'un amoncellement informe de taudis moribonds. Un lieu triste et sale où les parasites de notre bonne société côtoient les rats et les puces ; des criminels, des reclus, des femmes de petite vertu et des âmes perdues, consolant leurs déboires à longueur de journée dans une bière sent-la-pisse.

Last End n'est pas réputé comme accueillant, au contraire. Personne n'y vient sans raison et on en repart pas toujours. Il est si facile d'y faire une mauvaise rencontre. Mais ça, Jak Kazem n'en a cure. Seul dans une allée humide, il arpente lentement le pavé en s'appuyant docilement sur une béquille noire. Sa démarche est claudicante, pénible. Jak traine sa guitare gauche derrière lui, comme un animal blessé. Sa jambe raide est le témoin d'une vilaine blessure de son passé. Le martellement de son appui sur le pavé crée des échos sourds, du bois sur la pierre, qui trahissent sa présence à des dizaines de mètres à la ronde. C'est un bruit bien reconnaissable ; régulier, grave et froid. Il annonce la venue du messager, comme le brigadier sur les planches d'un théâtre. C'est une mise en scène que nourrit volontiers Jak. On l'entend avant de le voir. Les moins téméraires de ces adversaires fuiront probablement en entendant les coups de bourdon. C'est notamment à ce son particulier que Jak doit sa réputation et son sobriquet de "Fantôme". A ça et à son accoutrement funèbre, bien sûr.

Tout en verticalité, la silhouette du fantôme est fine et haute. Il dépasse la plupart des gens de sa race avec ses deux mètres vingt. Son corps se tord légèrement dans la direction de sa patte-folle qui le force à se courber dessus pour trouver l'appui d'une béquille. Jak est drapé intégralement de noir. Des vêtements de bonne manufacture et de qualité supérieur qui témoignent de son rang. Il porte un grand chapeau sombre à large bord et un costume de même coloris taillé sur mesure. De beaux boutons d'argent surmontent élégamment ces poignets et son gilet de satin échancré. Des initiales familiaux s'y trouvent sévèrement rayés. Par-dessus, il dispose d'un grand manteau noir flottant, maintenu par un épais médaillon d'argent marqué des mêmes armoiries. Des vêtements nobles et chers. Ici à Last End, certains pourraient lui couper la gorge pour lui prendre ses bottes de cuir.

Au coin de l'allée, une femme à l'embonpoint prononcé balaye devant chez elle. Ses cheveux blonds et gras sont rapidement dressés en chignon sur sa tête gonflée. A l'approche du fantomatique Jak, elle abandonne sa tâche et saisit son grand volet couleur bouteille pour vite s'enfermer chez elle. Accélérant légèrement le pas, Jak atteint le seuil de la maison et attrape le volet d'une main gantée de noir, ferme.

"Pitié ! Ne m'faites pas de mal !" supplie t'elle de sa bouche figée en ovale au milieu de son visage rouge et tuméfié. "J'n'ai pas l'moind' sou !"

Cette pauvre femme a le visage tordu par la peur. Et pour cause, Jak est impressionnant ; par ses dimensions, par l'atmosphère qu'il dégage également. A demi-caché entre chapeau et manteau, son visage blafard ne se dévoile qu'en parti ; un nez fin et droit, des yeux aux pupilles jaunes et sévères lui donnent l'allure d'un aigle. Quelques boucles platines s'échappent de son couvre-chef et volent de part et d'autre de sa tête. Une puissante odeur iodée émane du cou de Jak ; un parfum intense de sel et d'algue vient chatouiller les narines de la pauvre femme qui, comprimée dans son corset trop mince, devient de plus en plus écarlate. Jak sourit et se penche vers elle.

"Zehehehehe... N'ayez aucune inquiétude Madame !" répond Jak rieur. "Je ne vous veux aucun mal ! Je cherche seulement la taverne de la fin. Je ne dois pas en être loin, n'est-ce pas ?".

La voix de Jak est chaude et rassurante, ce qui tranche beaucoup avec son teint livide et terrifiant. Sa diction est bonne et claire, son vocabulaire riche, ce qui semble indiquer qu'il maîtrise l'art oratoire. Ce n'est visiblement pas le cas de la rombière qui semble pétrifiée et muette. Sans dire mot, la femme pointe nerveusement une rue qui passe derrière sa maison dans des gestes confus. Jak pointe à son tour la même rue en hochant la tète de bas en haut, comme pour confirmer l'information. Sans attendre de réponse, il lâche le volet qui tremble un peu sous la pression, puis s'éloigne dans la direction indiquée.

Après quelques minutes de marche, le fantôme tombe finalement sur l'estancot recherché. Le débit de boisson n'a rien d'une taverne. C'est une pauvre construction défraîchie dont l'entrée béante ne présente pas la moindre indication. Un panneau évocateur mentionne néanmoins que "la maison n'accepte ni les chiens, ni les homme-poissons". Charmant. Grimpant bruyamment deux marches en bois, Jak se hisse sur le seuil du bar et traverse les miteux rideaux qui servent de portes.
A l'intérieur, le bar est à l'image de ce quartier. C'est un bauge, dégoutant et désert. La seule distinction avec l'extérieur c'est qu'il y fait chaud, grâce à une grande cheminée d'albâtre qui crépite dans un coin. Quelques clients s'y trouvent encore, mais plus aucun qui ne tiennent debout. Il n'y a que le patron, un maigre type aux yeux vitreux qui tangue dangereusement derrière son bar. Jak balaye la pièce du regard et finit par trouver ce qu'il cherche : un gars qui joue sur un piano désaccordé dans le fond de de la salle. La mélodie était étonnamment très agréable.
Kazem traverse alors le bar sans même s'annoncer au tenancier et rejoint lentement le type du piano. A quelques mètres de lui, il s'arrête près d'une table vide.

"J'ai eu du mal à vous trouver Jonathan..." lance Jak à son interlocuteur. "Vous permettez que je vous appelle Jonathan ?"

Sans attendre de consentement du roux, Jak pose son chapeau sur la table et libère alors sa crinière angélique. De longs cheveux d'or blanc tombent sur ses épaules. Il plie son manteau et le dépose sur le dossier d'une chaise où il s'assoie ensuite. Ses gestes sont lents et gracieux. Il semble pourvu d'une bonne éducation et de manières bourgeoises.

Le pianiste roux se retourne alors, surpris et nerveux.

Qu'est-ce tu veux l'rupin ? dit-il d'un ton agressif. Et comment qu'tu connais mon nom ?

Le visage du roux n'a rien d'un éphèbe comme Jak. Il est rugueux, grave et cabossé. Un nez patatoïde, un œil colérique et un autre inexpressif dont les contours chaotiques évoquent davantage un plateau de charcuterie qu'une opération chirurgique propre.

Kazem retire alors ses gants noirs et les pose près de son chapeau. Sa peau est claire, presque blanche. Ses doigts fins et musclés. C'est une main douce, mais puissante. Une main d'écrivain.
Ramenant ses mains à son visage, Jak éponge l'embrun de sa figure et coiffe sommairement ses cheveux en bataille.

"Je viens vous porter un message, Nivel." reprend Jak qui choisit un ton plus révérencieux pour éviter d'énerver son interlocuteur.

Jonathan Nivel semble alors perdre patience et se lève de son tabouret.

Un message de qui bordel ? Qui t'envoi ? lance t'il menaçant. Prend garde à ta réponse rupin, c'est ta vie que tu joues là !

Sans jamais perdre son calme, Jak répond tranquillement.

"L'armée révolutionnaire."

Les hommes qui jusqu'ici dormaient dans le bar, se lèvent tous d'un seul homme et s'approchent en cercle. Nivel fixe Jak Kazem de ces yeux électriques avec une lueur meurtrière.