Le projet Providence
Cela faisait maintenant quelques minutes que les négociations battaient leur plein. Quelques brefs instants dans l’immense sablier qui paraissaient pourtant une éternité pour au moins un des deux protagonistes, d’aucun ne souhaitant lâcher ce juteux morceau de viande, magnifiquement bien cuisiné et délicatement assaisonné, accompagné de sa merveilleuse sauce.. – Pardonnez l’humble narrateur que je suis, il est bientôt l’heure de manger. Pour autant, le chef cuisinier ne semblait pas réticent à l’idée de découper la barbaque en deux parts inégales. Après tout, le jeu des pourparlers était aussi fait de concessions nécessaires à l’entente des deux parties, Rilas n’étant pas encore en position de force pour se plier à l’entièreté de ses demandes. Et les exigences s’annonçaient déjà nombreuses.
Assis bon gré mal gré sur le fauteuil, il suivait le mouvement félin de Farore qui se déplaçait autour de lui tel un prédateur rôdant autour de sa proie. Subitement massé par une poigne ferme de mains pourtant si douces dont Rilas redoutait sérieusement les griffes taillées avec soin, prêtes à se refermer à la moindre parole déplacée. De dos, le négociant tâchait de rester stoïque sous la coercition implicite de celle qui le surplombait désormais, assisté par son couvre-chef démesuré, dernier rempart contre les sueurs froides qui perlaient à l’orée de sa chevelure, instantanément retenues par le tissu du chapeau.
Quatre puissants coups sur le meuble, dix échos de semelles s’abattant sur le bois, étouffés ensuite par l’épais tapis, puis le fracas d’une pile accablante lourdée sous ses yeux. Caressé par tresse cendrée, l’invité aurait sursauté s’il n’était pas maintenu sur l’assise par la poigne insistante. La femme marquait son territoire à merveille, et ce sans que cela n’empeste l’ammoniaque dans la pièce.
L’index glisse sur le flanc du dossier, comme pour évaluer la quantité des pages qui le composent, tandis que son oreille est légèrement tournée vers l’énonciation du majordome qui fait preuve d’une élocution impeccable, si bien qu’on se demande s’il prend des pauses entre chaque phrase afin de reprendre sa respiration. Maîtrisant le lourd et conséquent sujet sur le bout des doigts, Alfred offrait au second parti concerné un condensé des multiples alinéas composant le contrat. Soit le gouvernant était d’une sympathie ravissante, soit les partenaires de crime désiraient ne pas perdre de temps, voulant éviter que le convié ne s’attarde de trop sur les petits détails glissés entre les lignes.
« A combien s’élève l’investissement direct ? Dix millions ? Bien.. » Prononce-t-il en tapotant le stylo contre ses lèvres arquées en une moue qui trahit sa réflexion. D’un lent mouvement, Rilas approche la mine métallique à un cheveux du papier puis inspire longuement, yeux clos. Sa tête se redresse alors pour adresser aux deux, tour à tour, un large sourire.
« Je vais relire tout ça tranquillement. Et j’en profiterai pour commencer à prospecter pour votre navire. » Coup de pression, tentative maladroite de négociation ou simple volonté de bien faire ? Tout et rien à la fois. Trop difficile à dire tant l’ancienne ouvrier du Gouvernement Mondial pouvait tantôt transpirer de charisme avant de chuter dans l’étourderie en un claquement de doigts, a l’instar de son redressement qui fît odieusement grincer les pieds du fauteuil. Sans trop s’attarder sur son enchaînement d’ingratitude, Rilas salue l’assemblée d’un magistral levé de chapeau avant de se faufiler jusqu’à la porte, le dossier sous le coude, raccompagné par le majordome qui ne manqua pas de lui redemander son stylo.
Les foulées rythmées par la précipitation, le regard rasant les coins de rue au cas où le « lien » dont parlait Farore sous-entendait la filature de celui qui connaissait désormais quelques parties du plan, le chapeauté sillonnait les avenues, guidé par un objectif bien précis : un Den Den Café.
L’île de Manshon connaissait bien des déboires depuis les guerres familicides, empêchant la science de s’y développer convenablement. A l’instar de la technologie, figée dans une utilisation martiale des plus basiques. Une problématique importante pour les affaires des nombreux clans se disputant les biens du territoire qui se heurtaient, et ce encore aujourd’hui, au contrôle de la Marine et d’une population excédée. Mais face à la poigne ferme qui les étouffe, les criminels se montrent souvent très ingénieux. C’est en ce sens que certaines familles avaient développé ces façades légales pour transmettre l’information et communiquer sans se faire repérer, déguisées en salon snobinard où la clientèle dégustait infusions et pâtisseries bon marché aux prix gonflés par cinq. Mais au diable la snobinardise, l’entrepreneur avait besoin des services du "Marilyn Manshon".
« Bonjour Maître Benny, je ne vous dérange pas ? Oh les affaires ne s’arrêtent jamais. Pour moi non plus figurez-vous. Enfin elles recommencent, j’ai réussi à m’éva- à purger ma peine en prison ! Bref, vous vous souvenez de mon projet ? Non, pas celui sur les paquets de saucisses par six « Saussix », le business plan sur les héros. Figurez-vous que j’ai atterri sur Manshon et que j’ai commencé mes recherches jusqu’à tomber sur une femme qui a le profil i-dé-al. Par contre, elle est l’héritière d’une famille mafieuse et aussi dure en affaire. C’est pour cela que je vous appelle. Je vous ai transmis le contrat que je dois signer concernant notre affaire commune, j’ai besoin que vous ratissiez le tout et que vous me confirmiez que tout soit en ordre. J’ai aussi glissé le contrat que je lui réserve, vérifiez s’il est valide juridiquement je vous prie. Pour le règlement vos honoraires ? C’est à dire qu’en ce moment je – Gzzzt – payer – Bchzzzt – promis – Krikrikriii... Oui pardon, je vous écoute...»
Le chapeau dodelinait à mesure des échanges jusqu’à se figer totalement lorsque le combiné fît le chemin inverse. Gotcha. La partie juridique désormais réglée jusqu’à la contre-proposition attendue de la fille Corsandre, il fallait désormais convaincre la Marine pour pouvoir embarquer à leurs côtés. Et si son crâne fourmillait d’idées pour arriver à ses fins, il manquait encore l’étincelle nécessaire pour embraser le feu de la réussite : de l’influence. A peine évadé, l’ex-bureaucrate ne jouissait d’aucune réputation nécessaires pour ouvrir certaines portes encore inaccessibles. Tant pis, le crochetage assurerait un bon compromis le temps de se faire une place.
« Ah bah c’est ouvert... »
L’ombre, éclairée par les lueurs orangées de la fin de journée, disparu dans l’immense bâtiment de la Marine avec pour lourde tâche de leur dégoter un billet aller vers l’îlot flottant en classe affaire. Plus facile à dire qu’à faire lorsqu’il s’agit des ferries de la Marine...
Aux premiers signe de l’aube, visible depuis les fenêtres du manoir, la silhouette blanchâtre agite ses bras frénétiquement à travers les grilles clôturant la bâtisse, annonçant son retour avec la théâtralité qui lui est propre. Paperasse fermement maintenue entre le bras et son flanc, le dandy rejoint le bureau en compagnie du fidèle soutien tiré à quatre épingles. Une main lui ouvre la porte tandis que l’autre l’invite à pénétrer dans la pièce qui manque toujours autant d’étincelant. Rictus satisfait aux lèvres, le vacarme des dossiers s’abattant sur le bois relance le jeu des négociations.
« Madame Corsandre, merci de la patience que vous m’accordez. J’ai pris le temps d’analyser vos conditions et je vous annonce que je les accepte. » L’homme fouille aussitôt la poche interne de son veston pour soutirer un stylo à plume bien moins distingué que celui qu’on a pu lui proposer lors du dernier échange. Mine dressée, ses yeux recherchent l’encrier dans lequel Rilas plonge délicatement la pointe. Cette dernière se glisse ensuite contre la page du contrat prévue pour la signature et, d’un geste raffiné, il appose sa griffe dans le coin de la feuille.
« Vous aurez vos dix millions lorsque vous effectuerez votre premier investissement. »
Délaissant le matériel d’écriture tout en s’assurant que l’encre ne s’écoulerait pas, la main se tend en direction de la maîtresse de maison pour sceller le pacte. Aussitôt conclu, c’est un autre dossier qui se glisse sous les yeux de Farore avec pour intitulé : Projet Héros.
« A mon tour de vous soumettre le contrat nous liant sur d’autres aspects. Ne vous attardez pas sur le nom, il est amené à être modifié. Concernant les grandes lignes, il est question de votre rôle de salarié au sein de mon équipe. S’ajoutant à cela la gestion de votre image et du droit à l’image, la gestion du marketing et de la communication par le biais de publicité, sponsoring et j’en passe. Plus important encore : un droit de regard sur vos activités pour s’assurer qu’elles ne vont pas à l’encontre des valeurs de l’entreprise et pour pouvoir vous défendre dans le cas échéant. Et enfin le mon droit de résiliation unilatéral en cas de problème vous concernant, vous ou vos agissements. Un contrat somme toute basique pour une telle gestion, et quelques autres détails dont vous prendrez connaissance si vous désirez lire l’intégralité du dossier. Comme vous l’avez dit l’autre fois, nous sommes liés, et je suis persuadé que nous aurons besoin l’un de l’autre pour atteindre nos objectifs. L’idée n’est pas de brider vos activités mais de vous conseiller et de vous assister pour les effectuer à ma manière. Une manière réfléchie pour plaire à tous. Vous en êtes, Farore ? »
La dextre se tend à nouveau de toute sa longueur pour se présenter à la future – ou non – membre éminente de son groupe de supers.
« Je suis disposé à répondre à toutes vos interrogations. Vous avez réfléchi à un surnom ? Je pensais à quelque chose évoquant la renaissance. Celle d’une criminelle repentie en sauveuse. Oh, et en parlant de sauver des gens, la Marine a accepté de nous faire une place sur un de leurs navires. On rejoindrait des escouades pour l’intervention. La gloire vous tend les bras. Et moi aussi. Si vous pouviez me serrer la main ça m’éviterait les crampes, krikrikrii. »
KoalaVolant