Les fleurs du mal.

"Bonjour, Sybil, vous allez bien?"

Me voilà donc sur la Mascarade, un joli bouquet de fleurs en main et l'épaule gauche toujours bandée après avoir reçu une balle. Je suis venue voir Reyson, évidemment, sa fidèle lieutenant le sait, et elle ne me demande même pas le motif de ma venue. Diligemment, elle va prévenir le pirate métamorphe de ma venue et s'enquérir de sa volonté de me recevoir, ou pas. Quelques minutes plus tard, la sirène revient et m'informe que le maître des lieux est prêt à m'accueillir. Je la suis donc jusqu'à un petit salon coquet où elle me débarrasse de mon bouquet et l'installe consciencieusement dans un vase sur une commode.

Et en face de nous, le fameux capitaine Reyson, qui m'aura causé bien des soucis. Mais le passé c'est le passé, et je ne compte pas le laisser parasiter ma relation future avec cet homme. Et maintenant que je peux enfin le voir de plus près, je constate que de tous les forbans que j'aie croisé, il est sans doute le moins impressionnant physiquement. Je me dis que, privé des pouvoirs de son fruit, il doit s'agir de sa véritable apparence : mince, les traits fins, la peau légèrement halée par le soleil, il est plutôt bel homme, même si ce n'est pas mon genre.

Au fond de moi j'espère que Sybil lui aura au moins dit que j'étais déjà venue le visiter lorsqu'il était inconscient à cause des brûlure qu'Izya lui avait infligé. Histoire qu'il sache un peu qui je suis et que je ne lui veut que du bien.

"Bonjour, capitaine Reyson." Claironné-je d'une voix enjouée. "Comment vous portez-vous?"

C'est une bien piètre entrée en matière, mais je n'ai pas d'autre idée!

"La courtoisie, principalement. Je suis nouvelle parmi les libres capitaines et j'aime bien entretenir de bonnes relations avec les collègues."

C'est vrai, j'apprécie beaucoup de rencontrer et d'échanger avec les gens influents ici. Pas par malice, mais pour au moins me faire connaître des puissants de la cité flottante, histoire que ces derniers puissent mettre un visage sur mon nom. Bref, il s'agit plus ici d'instaurer des rapports de bon voisinage que de tisser des intrigues politiques.

"Ecoutez, Reyson," dis-je en me préparant à rentrer dans le vif du sujet. "on m'a expliqué les raisons pour lesquelles nous en sommes là aujourd'hui. Vous m'en voyez profondément attristée. Que pourrais-je faire pour vous aider?"

J'ai vu la tronche que Red a tiré après avoir neutralisé le métamorphe, et ce n'était pas de la satisfaction. Il avait la mine des mauvais jours. Celle du gars qui a du cogner un ami pour éviter que ce dernier fasse et se fasse du mal. Si je pouvais aider à recoller les morceaux entre les deux...

Je crois que c'est une manie propre aux habitants d'Armada de répondre à une question par une autre. Comme si donner une simple réponse c'était déjà donner trop de soi à l'autre. Je vous jure, ces pirates sont vraiment des tordus! Je prends mon temps pour répondre, pour évaluer quel angle d'approche serait le plus adapté. Je ne connais pas l'homme que j'ai en face de moi, et je n'ai pas préparé cet entretien. Je crois que, dans ce milieu de requins, je pêche encore par ma naïveté. Et finalement, je souris, je sais comment je vais m'y prendre.

"Vous voulez me faire croire que vous l'ignorerez?" dis-je d'un air faussement ingénu. "C'est pourtant évident! Nous sommes là parce que vous y êtes et que je suis venue vous voir."

Ce n'est pas la réponse qu'il attendait, je le vois bien à son expression encore plus renfrognée que tout à l'heure. Mais je poursuis, plus sérieuse cette fois.

"Vous voyez, moi aussi je peux jouer les imbéciles." Je marque une pause. "Vous savez très pourquoi on en est là : vous avez encore mis le bordel, avec vos pouvoirs. Je suppose que ça a été la fois de trop pour Red. C'est pour ça que vous êtes dans cet état là."

Et à mon sens c'est bien mérité, mais je vais me garder de le lui dire.

"Je suis venue vous aider, j'en ai le pouvoir, celui de vous faire regagner les faveurs de Red..." Je ménage mon effet. "... et d'Izya. A moins que ça ne t'intéresse pas… dans ce cas, j'aurais juste perdu mon temps. "

Je fais mine de m'en aller, en espérant avoir capté son intérêt.

Je ne souris pas, même si, intérieurement, je jubile. Il a mordu à l’hameçon presque trop facilement. Mais je ne vais pas faire la fine bouche, surtout maintenant que j’ai toute son attention. Alors, lentement, je reviens sur mes pas et je me plante devant l’ancien métamorphe.

"Ce n’est pas bien compliqué, vous allez voir." J’expose alors mon plan. "Dans un premier temps, vous ne viendrez pas au conseil des libres capitaines que Red va convoquer. Par la voix de votre charmante sirène, vous ferez comprendre que vous ne participerez pas à la bataille contre Teach. Mais, dans un second temps vous trouverez quand même le moyen d’en être."

Bien évidemment il est dubitatif. Et si mon plan est de le faire participer à la grande bataille à venir, Reyson vient de me donner en plus l’occasion de faire d’une pierre deux coups.

"Lors de cette guerre, il y aura forcément un moment où Izya va se retrouver en danger, et où Red sera trop occupé à affronter Teach pour la sauver." Je marque une pause. "C’est là que vous interviendrez. Si vous réussissez à la sauver d’un péril imminent, ça devrait lui faire reprendre ses esprits et elle reviendra tout naturellement vers vous."  

Après, je doute qu’Izya se laisse embobiner par un truc aussi niais. Mais j’ai une autre carte dans ma manche.

"Malheureusement, il se peut que votre aimée soit trop envoûtée et que même ça ne suffise pas…" Je me fais désirer un peu. " alors vous n’aurez qu’à lui administrer un remède de ma confection qui la fera redevenir comme avant."

"C'est assez simple." Dis-je d'un ton professoral. "Si Izya est contrôlée par quelqu'un, le poison que je vais vous donner neutralisera l'emprise. D'une certaine façon, on va combattre le mal par le mal. Par contre, si, elle n'est pas sous emprise, la toxine la tuera."

Ce qui est un horrible mensonge, la toxine la tuera quoi qu'il arrive. Mais je trouve ça assez Shakespearien de vendre un poison comme un remède à un cœur transi d'amour qui cherche à sauver sa moitié. Surtout quand on sait que la demoiselle en aime un autre. Et que cet autre, c'est mon homme!

"Cependant, je peux comprendre que vous ayez des réticences, après tout, le remède est extrême, et… son succès repose sur la force de votre amour…"

Oui, la ficelle est un peu grosse et je risque de me faire envoyer bouler. Mais je mise tout sur le côté fleur bleue de Reyson. Alors le provoquer en mettant en doute la pureté de ses sentiments, c'est moche, mais c'est peut-être aussi le meilleur moyen de l'embobiner.

Il ne marche plus il court! Oh, je suis si géniale que je me féliciterais presque d'avoir élaboré un plan si parfait!

"Alors, là, c'est simple comme bonjour!" Lancé-je avec un grand sourire bienveillant. "Il faut qu'elle l'ingère, ou lui injecter directement sans le sang."

Le poison marche aussi par contact avec la peau, mais c'est vachement plus long et je garde pour moi cette information pour le moment.

"Je dois avouer cependant que je ne pourrais pas vous dire comment le produit fonctionne. Après tout, je ne fais que produire les poisons, leurs effets je les découvre après coup."

Ce qui était vrai. Je ne suis pas chimiste, ni biologiste, les poisons je les sécrète en fonctions des sentiments que je ressens au moment où je les produis. J'ai fini par dompter ce "don" après moult essais aux fortunes diverses et variées… pour mes cobayes!

"Je peux vous donner le produit de suite si vous le désirez, quand on se sera mis d'accord sur son prix, évidemment."

Oui, je sais, j'ai dit que j'étais venue l'aider, mais je n'ai pas précisé que ce serait à titre gracieux! Et puis, si je lui donne le remède miracle gratuitement, il pourrait se douter qu'il y a anguille sous roche.

"Donc, si je comprends bien, ce que tu veux c'est qu'on couche sur papier que toi et moi on s'est associé afin de désenvouter Izya au risque de la tuer." Demandé-je uniquement pour la forme. "C'est une très mauvaise idée."

Pourquoi? Car le document serait une preuve. Un papier qui m'implique dans une tentative d'assassinat. Car rien ne m'assure que lorsque ma toxine aura fait son boulot, c'est à dire tuer la dragonne, Reyson, ivre de rage et de chagrin ne retournera pas ce contrat contre moi. Mais ce n'est évidemment pas comme ça que je vais le présenter au métamorphe.

"Je n'ai pas confiance dans les Libres Capitaines. Après tout, rien ne te dit qu'ils ne sont pas, eux aussi, envoutés par Red. Agiter sous leur nez ce document, ce serait montrer qu'on sait, et qu'on essaie de lutter contre eux. On se désignerait nous-même comme une menace. Et on se couperait toute possibilité de réessayer en cas d'échec. Mais rassure-toi, ça n'arrivera pas."

Pourtant, je peux aussi comprendre ses craintes à lui.

"En gage de bonne foi, je vais te donner un peu de ce poison. Vois ça comme un petit échantillon gratuit. Tu en teste l'efficacité sur qui tu veux. Je t'attendrais à la Pa… au Caprice des Dieux. On discutera du prix à ce moment là, ça te convient?"

Je le regarde sans trop comprendre où il veut en venir avec sa question. Il ne connait pas le principe commercial de l'échantillon gratuit? Bon, ben… je vais lui expliquer.

"Il n'y a pas de produit complet ou incomplet." Réponds-je doctement. "C'est juste la quantité qui varie. Je te donne une quantité très réduite du produit, Vous l'essayez sur qui vous voulez et si vous êtes satisfait par l'efficacité du remède, vous m'en prenez plus.."

C'est simple comme bonjour, non? Cependant, afin de m'assurer que mon client potentiel soit satisfait, j'explique.

"Avec la quantité que je vais vous laisser, vous pourrez au mieux désenvouter un type du niveau de ta petite sirène. En effet l'efficacité du remède est soumise à deux paramètres : la quantité de produit utilisée et le niveau d'envoutement de la victime."

Mon petit cours fini, je conclus.

"Si l'offre vous intéresse toujours… fournissez-moi un flacon et je vous donnerai le produit."

Assez pour tuer un Empereur? La ficelle est un peu grosse là. Un doute me saisit alors : n'est-ce pas moi qui me fait balader? Il jouent tous rudement bien les imbéciles dans le coin, et c'est très facile de se faire embobiner si on n'est pas constamment vigilante. Heureusement, je ne suis pas un lapin de six semaines et je sais maintenant que je dois faire attention. Hors de question donc de lui donner une quantité suffisante pour tuer un des quatre. Surtout quand je le soupçonne de vouloir zigouiller Red avec.

J'exsude donc mon poison du bout de mon doigt. La toxine incolore et inodore flotte paresseusement dans les airs jusqu'à se loger d'elle même dans la bouteille proposée par le métaporphe.

"Cette quantité devrait suffire, mais je repasserais demain pour vous fournir une seconde bouteille contre dix millions de Berrys. Ce qui sera largement suffisant."

Après tout, seule moi sait quelle quantité est nécessaire pour tuer qui, et je lui donnerais jamais assez de moi-même pour tuer Red.

"A demain, Reyson." dis-je avant de partir.