- La forteresse d'Hexiguel:
- Hexiguel ressemblait à une montagne. Un grand cône de basalte, dressé au beau milieu de nulle part. La base de la marine était troglodyte, creusée à même la roche. Ainsi, on pouvait distinguer sous le phare une multitude de postes de tir et d’observation. La roche extraite lors de la construction des installations avait servi à établir d’énormes digues autour de la base du cône. Cette organisation permettait de ceindre Hexiguel d’une étendue d’eau relativement plus calme les jours de tempêtes : en effet, les quais accueillant les navires de la Marine étaient situés dans des grottes creusés dans la montagne, il fallait donc un minimum de stabilité pour éviter que les embarcations ne finissent fracassées contre les flancs de la montagne.
Et c’était tout. Hexiguel n’était que ça : une grosse base de la Marine taillée dans un pic rocheux dépassant de l’océan. Pas d’île au sens propre, pas de ville à protéger, rien, juste une grosse base posée au beau milieu de nulle part. Très exactement au beau milieu, d’ailleurs. En effet, Hexiguel avait en charge la protection et le maintien de l’ordre dans les Confins. Une vaste zone d’eau, saupoudrée d’îles clairsemées habitées par de petites communautés éparses – dont la grosse majorité ne méritent même pas le nom de village – située dans l’un des coins de la grande carte de North Blue, près de la bordure, où il n’y a tellement rien d’intéressant à faire figurer que les artistes facétieux préféraient dessiner de gros monstres marins ou des roses des vents, faute de mieux.
Les Confins avaient longtemps causé un épineux problème à la Marine. D’un côté, la zone était si vaste qu’il aurait fallu installer plusieurs bases pour en assurer la sécurité avec rigueur. D’un autre côté, la zone était si vide et dépeuplée qu’il était difficilement justifiable de mobiliser autant d’effectifs pour garder essentiellement du rien. Sauf que la nature ayant horreur du vide, si la Marine ne déployait pas une présence régulière en ces lieux, pirates et révolutionnaires de tout poil se passeraient rapidement le mot pour essayer d’y faire des trucs discrètement en toute quiétude. Raison pour laquelle la Marine se devait de maintenir une présence : pour s’assurer que ce gros tas de rien le reste.
C’est là qu’entrait en jeu Hexiguel et l’opiniâtreté de la Marine. Bien qu’inhabité et inhabitable, le l’énorme pic de basalte présentait l’incommensurable avantage de se situer au centre des Confins. Au sein de la hiérarchie de la Marine, quelqu’un, quelque part, décida donc de transformer ce gros cailloux inutile en une base opérationnelle. Certes, les patrouilles devraient mettre les bouchées doubles pour couvrir l’intégralité de la zone, mais en terme de ratio effectifs mobilisés-efficacité, il était difficile de faire mieux.
- Dans les épisodes précédents:
- « Permettez-moi de vous souhaitez officiellement la bienvenue à Hexiguel ! Annonça le colonel Trevor. Vous et votre compagnie serez intégrés à la section Alpha, sous les ordres de la commandante de Castelcume. »[...]« Bienvenue au sein de la section Alpha, sous-lieutenante Rachel Syracuse, déclara l'officier. Je suis la commandante Bethsabée de Castelcume, responsable de cette section. Les autres officiers présents sont : le lieutenant Matthias Jaeger, le vice-lieutenant Bartolomé Tolosa et le sous-lieutenant Mark Severn. »[...]« C’est une arène, constata Rachel.
_ Exact, approuva Bethsabée. Étant dépourvue de terres, Hexiguel possède son propre terrain de manœuvre en intérieur. C’est ici que les officiers s’affrontent de façon codifiée à la tête de leur troupe. »[...]« Bah, il est temps d’oublier l’Arène, Rachel, fit le colonel Trevor. Tu y as acquises toute l’expérience que tu pouvais. Et maintenant que tu as trouvé tes marques à la forteresse ainsi qu’à la tête de ta compagnie, je vais pouvoir t’envoyer en missions. Tu verras, tu vas t’y aguerrir bien plus rapidement qu’au travers de ces affrontements factices.[...]
« Je refuse ! Réaffirma Rachel. Je ne "m’occuperai" pas du peloton d’exécution, mon lieutenant. Pas plus que je ne vous céderai la garde des prisonniers sous ma responsabilité. »[...]« Soyez certaine que je n’oublierai pas cette humiliation, chuchota le vice-lieutenant Tolosa. Et peu importe le temps que cela me prendra, je vous jure que je vous ferai payer cette ignominie au centuple. Vous ne vous en sortirez pas aussi facilement, ça, je vous le promets. »
La frêle barque à voile filait bon train vers le quai de la petite île de Rosac. À son bord, quatre Marines : deux simples matelots, un sergent-chef à la barbe rousse qui cachait fort habilement son casque à cornes sous sa casquette de Marine et une imposante albinos vêtu du fameux Manteau 正義 des officiers.
La petite équipe venait de quitter en urgence l’escadre du Vice-Lieutenant Tolosa, alors de retour de l’avant-poste révolutionnaire. En effet, Hexiguel avait été informée qu’un Révolutionnaire fichait le bordel sur Rosac et le groupe du vice-lieutenant était le plus proche des lieux. Rachel s’était immédiatement portée volontaire pour s’en occuper. D’abord, parce qu’elle n’avait qu’une confiance limitée dans la capacité de son supérieur à traiter cette affaire proprement. Ensuite, pour éviter l’ambiance lourde qui régnait entre eux depuis leur récent désaccord sur la marche à suivre concernant les prisonniers de la Révolution.
Le vice-lieutenant avait aussitôt accepté son offre : lui rechignait à dérouter la caraque capturée et son lot de prisonniers, au cas où il s’agisse d’un piège. Et puis, si la sous-lieutenante se jetait effectivement dans la gueule du loup en petit comité, hé bien… hé bien de son point de vue, ça ne serait qu’un juste retour de bâton.
Saine ambiance, donc. Rachel avait été ravie d’avoir une occasion de filer.
La barque fut à peine proche du ponton que l’imposante albinos sauta derechef sur le plancher des vaches, laissant son sergent-chef, Jürgen Krieger, gérer l’accostage. Plusieurs civils étaient présents, attendant visiblement avec impatience l’arrivée de renforts. Avant même que ses pieds n’aient touché le sol, les villageois se précipitèrent vers elle, la submergeant d’un flot de questions, demandes et autres remarques. Rachel leva les mains pour appeler au calme.
« Mesdames, messieurs, pas tous en même temps, s’il-vous-plaît ! Imposa l’imposante albinos d’une voix apaisante. J’ai besoin qu’une seule personne fasse la liaison.
_ Je suis le Maire, annonça un vieux monsieur au front dégarni et à la canne noueuse. Je vais parler au nom de tous.
_ Très bien, opina Rachel avec un sourire encourageant. Je suis la sous-lieutenante Rachel Syracuse. Quelle est la situation ?
_ Nous avons un Révolutionnaire coincé dans le village ! Affirma l’édile. Il s’est retranché dans l’épicerie avec un otage. Faites quelque chose !
_ Bien sûr, je vais voir ce que je peux faire, affirma l’imposante albinos d’un air grave. Êtes-vous certain qu’il s’agit d’un Révolutionnaire ?
_ Oui ! Certifia le Maire. Je n’y étais pas, mais madame Oshige, la gérante de l’épicerie, l’a entendu pendant qu’il parlait dans le Den-den en libre-service. Il avait l’air paniqué, rapport que ses amis s’étaient tous fait avoir ou ch’ais pas quoi, alors il n’était pas très discret. Et c’est quand il s’est rendu compte que tout le monde l’avait entendu qu’il a sorti une arme et pris une gosse en otage. Tout le monde s’est enfui en hurlant. Personne n’est sorti et nous n’avons pas osé nous approcher non plus.
_ Il sait que la Marine est en chemin ? Demanda Rachel.
_ Oui. On le lui a crié, dans l’espoir qu’il relâche la petite et s’enfuie, mais ça n’a rien changé. Vous allez vous en occuper, hein ? Voulut savoir l’édile, plein d’espoir.
_ C’est mon travail, je suis là pour ça.
_ Heu… Écoutez, mam’zelle Syracuse, hésita le Maire. Je sais que vous, la Marine, et pis les Révo… ‘fin tout ça…
_ Monsieur le Maire, je suis là pour vous aider, alors dites ce que vous avez à dire sans crainte, l’assura l’imposante albinos.
_ On est qu’un petit village tranquille et on aspire qu’à le rester, s’empressa d’affirmer l’édile. Je vous en prie, sauver notre petite Kusada, c’est tout ce qui compte. J’m’en fiche de si le Révolutionnaire file, j’m’en fiche s’il faut qu’on accède à toutes ses demandes, tout ce qui compte, c’est que tout se termine bien, je vous en supplie, officier ! » L’implora le vieil homme en s’accrochant désespérément à son uniforme.
Rachel posa ses mains sur les épaules du vieillard et le repoussa tout doucement avec une infinie douceur.
« Monsieur le Maire, je vous promets que j’ai exactement la même priorité que vous, affirma l’imposante albinos. Rassurez-vous, je vais tout mettre en œuvre pour que tout se termine bien. Faites-moi confiance. »
L’édile hocha la tête, visiblement rassuré par la confiance qu'affichait ouvertement l’officier. Il n’était pas le seul : derrière lui, les autres habitants échangeaient des sourires soulagés. Tout s’arrangeait, quelqu’un allait s’occuper du problème.
Mais restait encore à savoir comment, songea Rachel.
« Krieger, Tygon, Ruben ? Suivez-moi, on y va ! »
Le quatuor de Marines se mit en route, remontant le chemin qui menait du quai jusqu’au petit village. Composé d’une vingtaine de maisons, c’était vraiment une toute petite communauté, tout le monde connaissait tout le monde. Les habitants seraient dévastés si quelque chose tournait mal avec l’otage…
Le village formait un disque grossier, avec en son centre une petite place en terre battue agrémentée d’un vénérable chêne. L’épicerie bordait l’est de la place. C’était un bâtiment bas, sans étage, avec une porte et deux fenêtres en façade principale.
« Vous avez un plan, mon lieutenant ? Voulut savoir Jürgen pendant que sa chef détaillait les lieux.
_ Je commence à en avoir un, oui, marmonna Rachel en pleine réflexion.
_ Une chance que vous ayez fait partie des commandos d’assaut de votre île, se réjouit le Nordique. Vous savez comment gérer.
_ Ouaaaaais… »
La philosophie des commandos d’assaut en la matière était des plus simples : tenir les otages pour négligeables et lancer l’assaut dans l’unique but d’éradiquer la menace. Doctrine aussi radicale que fonctionnelle : après quelques résolutions dans le genre, leur réputation les précédaient et bien rares étaient les fous à ne serait-ce qu’envisager de prendre des otages du temps des commandos d’assaut.
Mais si, à l’époque, cette gestion de crise n’avait posé aucun problème à Rachel, ça, c’était avant. Maintenant, elle avait mûri et ça ne lui semblait plus du tout une si bonne idée que ça. Certes, au niveau macro, elle comprenait le principe et entendait qu’il puisse se défendre. Mais c’était tout de même oublier que fondamentalement, dans le monde réel, on parlait de vraies personnes avec de vraies vies et de vraies drames derrière ce que les commandos d’assaut appelaient pudiquement « des dommages collatéraux ».
Nan, pas question de gérer ça à l’ancienne, pour le coup. Rachel avait été des plus sincères quand elle avait promis au vieil homme de faire tout son possible pour récupérer l’otage intact.
« … Je vais aller négocier, répondit l’imposante albinos.
_ Négocier ? N’en revint pas Jürgen. M’enfin, mon lieutenant, c’est un terroriste !
_ Et c’est une gosse, répliqua Rachel.
_ Mais… Bon, ben comme vous voulez. » Se résolut le Nordique : après tout, il était le sergent-chef breveté de Rachel, c’était donc son rôle de la soutenir quoi qu’il advienne, de son avis.
« Tygon ? Il pourrait y avoir une porte de derrière, faites le tour et, si c’est le cas, maintenez-là sous surveillance. Ruben, même chose ici pour la façade principale. Sergent Krieger, je vous confie le commandement, assurez-vous que les villageois ne s’approchent pas. Juste au cas où. Par ailleurs, quoi qu’il arrive, interdiction de tirer le moindre coup de feu sans mon ordre express, peu m’importe que vous ayez l’occasion du siècle. Notre priorité, c’est de récupérer l’enfant sans la traumatiser à vie dans l’affaire. C’est bien compris, tout le monde ?
_ Oui, mon lieutenant ! Acquiescèrent les trois Marines en chœur.
_ Bon, ben j’ai plus qu’à y aller, alors… »
L’imposante albinos inspira un grand coup pour se donner du courage, puis s’avança sur la place. Aucune réaction. Soit le type ne surveillait rien – peu probable – soit il attendait de voir dans quel sens le vent allait souffler.
« Ohé, du bâtiment ? Héla Rachel. Je suis l’officier de la Marine Rachel Syracuse. Je viens pour négocier la libération de l’otage. Je vous promets qu’il n’y a aucune entourloupe. »
Aucune réaction. L’imposante albinos poursuivit sa progression sans ralentir ni hésiter.
« N’approchez pas ! Reculez, reculez tout de suite !! » Proclama subitement une voie aiguë.
Bien. Contact établi. On avançait.
« N’ayez crainte, lui assura Rachel. Regardez, je me sépare de mes armes, poursuivit-elle en dégrafant sa ceinture à laquelle étaient accrochés son sabre et son pistolet. Je veux juste discuter. J’arrive, ajouta la jeune femme en reprenant son approche.
_ Nan, n’approchez pas ! Reculez ou je tire !! Hurla le forcené.
_ Écoutez, si ça peut vous mettre en confiance de me blesser au préalable, je n’y vois aucune inconvénient, affirma Rachel avec une sincérité désarmante. Je vais ralentir, prenez votre temps pour viser si nécessaire.
_ Je plaisante pas, je vais tirer !
_ Je suis tout à fait sérieuse aussi, asséna l’imposante albinos. Je veux simplement que nous ayons une discussion ensemble. Si cela peut vous aider de me tirer dessus, faites-le, je vous promets que je ne vous en tiendrai pas rigueur. »
Tenant parole, Rachel ralentit le pas. Elle continuait à avancer, bras levés, désarmée, progressant lentement mais sûrement en direction de l’épicerie, affreusement consciente de sa vulnérabilité. Elle appréhendait à chaque instant le claquement d’un coup de feu, partagée entre la certitude de son imminence et le soulagement que cela n’ait pas encore eu lieu. Une part de son esprit regimbait violemment à l’idée de servir de cible aussi facilement avec le risque qu’il l’abatte purement et simplement en pure perte. Mais aucune négociation ne pourrait jamais avoir lieu sans confiance. Si elle voulait établir un lien, si ténu soit-il, elle se devait de faire le premier pas, peu importe les risques.
La place ne faisait pas plus de trente mètres de large, mais l’imposante albinos avait l’impression de n’avoir jamais rien traversé d’aussi long. Ni pendant aussi longtemps. Tirera ? Tirera pas ? L’angoisse la tenaillait mais elle fit de son mieux pour le cacher, persuadée que si elle donnait l’impression de savoir ce qu’elle faisait, le forcené y croirait aussi et se sentirait plus à l’aise. C’était bien connu, c’était toujours plus rassurant d’avoir affaire avec des gens qui savent ce qu’ils font plutôt qu’avec des types qu’improvisent ouvertement à l’arrache au petit bonheur la chance, non ?
À son grand soulagement, elle atteignit enfin le pas de la porte de l’épicerie sans que rien ne lui soit arrivé. Une demie bonne chose de faite. Il restait encore le risque qu’il lui tire dessus quand elle entrerait. Par panique, par réflexe, par surprise, par préméditation… Rien n’était encore exclu. Mais elle pouvait peut-être en prévenir une partie en s’annonçant ?
Rachel toqua donc doucement à la porte.
Toc ! Toc ! Toc !
« Partez ! Partez !! Si vous entrez, je tire ! Glapit immédiatement la voix suraiguë.
_ Allons, ne dites pas bêtise ! Le morigéna gentiment l’imposante albinos. Je vous ai laissé amplement le temps de tirer durant mon approche et vous n’en avez rien fait. Alors que vous saviez pertinemment ce que j’avais en tête. Vous êtes curieux de savoir ce que j’ai à dire et c’est pour ça que vous m’avez laisser approcher.
_ …
_ Heu… Allô ?
_ D’accord, je vous écoute mais n’entrez pas. Vous restez dehors !
_ C’est ridicule, je ne vais parler pas à une porte, enfin ! Pointa Rachel. Non, non, non, je vais entrer, ça serait beaucoup plus simple et confortable pour nous deux.
_ Si vous entrez, je tire !!
_ Pas de soucis, je vous ai déjà donné ma permission, rappela l’imposante albinos. J’arrive ! »
Sans attendre davantage de récriminations de la part du forcené, Rachel fit jouer la poignée de la porte et l’ouvrit tout doucement en grand. Elle savait que sa silhouette devait parfaitement se découper dans la lumière extérieure, mais elle était maintenant sereine. Elle était persuadée que le Révolutionnaire ne tirerait pas : il ne l’avait pas fait pendant qu’elle approchait et, maintenant, elle l’avait ferré. Il voulait l’écouter. Et puis, elle s’était suffisamment annoncée pour qu’il n’y ait aucune surprise et donc aucun réflexe malencontreux.
L’épicerie était une petite boutique d’une seule pièce. Un genre de grand rectangle dont les murs étaient tapissés d’étals et d’étagères de choses diverses. La porte était plus ou moins centrée. Sur la gauche, face à la fenêtre, un genre d’îlot central soutenait une montagne de denrées en tout genre. Sur la droite, l’absence d’îlot offrait plus d’espace, mais le mur opposé à la porte y était occupé par un genre de comptoir-caisse.
Debout près du comptoir se tenant un jeune homme à peine sortie de l’adolescence. Probablement pas encore la vingtaine. Une tignasse brune, des vêtements clairs passe-partout, des poignets de force en cuir ouvragé qui soulignaient surtout en creux la carrure maigrichonne du jeune homme. Le type transpirait abondamment, ses grands yeux écarquillés jetant des regards nerveux sur Rachel, la porte, la fenêtre et l’énorme flingue qu’il tenait braqué sur son otage. Pas la peine d’avoir fait psycho pour comprendre que le jeune homme était paniqué et à deux doigts de plonger dans l’hystérie.
Près de lui, la gamine, Kusada, contrastait par son calme. Quatre-cinq ans à tout casser. Des yeux en amande, des cheveux noir corbeau coiffés en palmier, une salopette mauve et un doudou-licorne rose entre les mains. La petite ne bougeait pas d’un pouce, sage comme une image. Mais en croisant son regard, Rachel put clairement y lire la peur.
L’imposante albinos franchit tout doucement la porte, bras bien en évidence, referma derrière elle puis vint se positionner contre le mur, entre la porte et la fenêtre, sans s’approcher davantage du comptoir. Elle dédia un sourire rassurant au duo qui lui faisait face une demi-douzaine de mètre plus loin. Tant pour rassurer la petite que le forcené. Surtout, éviter tout comportement qui puisse faire dramatiquement basculer la situation.
Tout en se déplaçant, Rachel tenta de mettre de l’ordre dans ses idées. Elle ignorait comment on était censé procéder dans ce genre de situation. De toute évidence, la première priorité, c’était que le canon de l’arme cesse d’être pointé sur l’otage. C’était là-dessus qu’il fallait qu’elle se concentre en premier lieu. Ensuite, parvenir à la faire relâcher. Et après… Et bien, on aurait bien le temps d’aviser lorsqu’on y serait.
« Bien. Je suis l’officier Rachel Syracuse, commença tout doucement l’imposante albinos. Et vous, qui êtes vous ?
_ Vous n’avez pas besoin de le savoir ! Affirma le forcené. Dites ce que vous avez à dire puis partez !
_ Vous n’avez pas besoin de me donner votre vrai nom si vous ne le désirez pas, affirma Rachel avec douceur. Mais j’ai besoin de savoir comment vous appeler. Un pseudo, un nom de code, n’importe quoi fera l’affaire. Comment souhaitez-vous que je vous appelle ?
_ Je… Heu… Black ! Black, ça fera l’affaire, répondit le jeune homme – sa voix partait tellement vers les aiguës que l’imposante albinos se demanda un instant s’il posait une question.
_ Très bien, assura Rachel. Enchantée, Black. Vous pouvez m’appeler Rachel, si vous le souhaitez.
_ Arrêtez votre cirque ! Hurla le forcené. On a pas de temps à perdre avec ces conneries ! Jouez pas aux cons avec moi !!
_ Désolée, Black, mais ce sont tout sauf "des conneries", réfuta fermement l’imposante albinos. La politesse est la base de la civilité et du respect d’autrui. Et dans une situation où une arme se retrouve pointée sur une enfant, je pense que nous avons besoin de nous raccrocher à toute forme de civilité pour éviter qu’un horrible accident ne survienne malencontreusement. »
Black lui jeta un regard troublé, ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais se tint coi, les lèvres frémissantes. Son regard revint sur la petite, il s’humecta nerveusement les lèvres. Sa main armée tremblait légèrement. Finalement, il reporta son attention sur l’imposante albinos et raffermit l’emprise sur son arme.
Bon, à tout le moins, il était mal à l’aise avec le fait de menacer une enfant, preuve qu’il devait avoir encore quelques notions de morale, songea Rachel. Mais il voyait dans la notion d’otage son seul bouclier face à la Marine. Ce n’allait pas être simple de la lui faire relâcher. Elle pouvait lui donner sa parole sur tout ce qu’il voulait, tant qu’il ne la croirait pas, il n’abandonnerait pas son unique assurance-vie.
Un objectif à la fois. D’abord, lui faire retirer cette vilaine arme de sur la tête de la gamine. La confiance viendrait en son temps après ça. Certes, Rachel était à peu près certaine que Black n’irait pas tirer sciemment sur la petite. Mais le forcené était à cran, proche de craquer et il suffisait d’un doigt un tout petit peu trop nerveux pour que les choses évoluent même contre sa volonté.
« Bien, je vous écoute, Black, annonça aimablement l’imposante albinos. Quelles sont vos revendications ?
_ Que… Mes revendications ?
_ Oui, qu’est-ce que vous espérez obtenir de tout ceci ? Lui demanda Rachel. Moi, je n’ai qu’une revendication : je veux qu’on s’en sorte tous sans dommage. Et plus particulièrement la petite. Et vous, que voulez-vous ?
_ Je veux… Je veux un moyen de partir ! Affirma Black. Je veux un bateau et je veux pouvoir partir sans qu’on me poursuive !
_ Hmmm, je n’ai vu aucun navire à quai en arrivant, pointa l’imposante albinos. Ceux du village doivent être tous de sortie pour une raison ou une autre…
_ Je le sais, ça !! Beugla le forcené. Alors c’est pour ça qu’on va rester comme ça jusqu’à ce qu’ils reviennent !
_ D’un autre côté, que feriez-vous d’un navire digne de ce nom ? Fit mine de se demander Rachel. Ils sont trop gros pour pouvoir être manipuler aisément par une unique personne… En revanche, il n’en va pas de même pour la petite barque à voile par laquelle je suis arrivée ici.
_ Une… Une barque à voile ?
_ Cela vous ferait même d’une pierre-deux coups : si vous partez avec mon moyen de transport, je n’aurais plus aucun moyen de vous poursuivre, vous seriez tranquille, souligna l’imposante albinos d’un sourire. Cette issue vous satisferait-elle ?
_ Je… C’est quoi, le piège ? S’inquiéta Black.
_ Pas de piège, c’est promis, affirma Rachel. Une condition, néanmoins : vous relâchez la petite.
_ Hors de question ! Rétorqua le forcené avec véhémence tout en raffermissant sa prise sur l’otage. Elle constitue mon unique assurance-vie alors elle reste avec moi jusqu’à ce que je sois hors de danger !
_ Et après ? Vous la relâchez en pleine nature après être arrivé à destination ? Souligna l’imposante albinos. Allons, Black, ce n’est qu’une gamine, comment vous figurez-vous qu’elle puisse rentrer par ses propres moyens ?
_ Si je la relâche, vous en profiterez pour m’abattre ! Vociféra le Révolutionnaire.
_ Ridicule, balaya Rachel. Je ne suis même pas armé, j’ai explicitement donné l’ordre à mes hommes de ne rien entreprendre et puis, sur le principe, je n’abats pas les gens qui ne représentent pas une menace. Vous n’avez rien à craindre de moi dès lors que vous ne menacez plus personne.
_ Du vent !! C’est votre job à vous, la Marine ! Avec les lois d’exceptions, vous avez ordre de nous abattre comme des chiens !
_ C’est vrai, Black, acquiesça l’imposante albinos. Les lois d’exceptions sont claires sur ce sujet. Et pourtant, vos autres compagnons ont bel et bien été capturés et non "abattu comme des chiens". C’est bien la preuve que la Marine dispose d’un certain degré d’interprétation et d’application de ladite loi.
_ Juste capturés ? Hésita un instant le forcené. M-Menteuse !! Comment pourriez-vous le savoir, d’abord ?!
_ Parce que c’est moi qui ait procédé à leur arrestation, déclara fermement Rachel. J’ai vaincu Kazumachi, j’ai capturé ses hommes et on a arraisonné sa caraque. Par contre, tout ce beau monde est sous le coup d’un acte d’accusation de piraterie, en ce moment.
_ Vous… Vous avez vaincu Kazumachi ? » N’en revint pas Black.
En même temps que l’incrédulité cédait le pas à la crainte dans le regard du Révolutionnaire, qui réalisait qu’il faisait face à quelque chose de suffisamment dangereux pour écraser un Valet, sa main armée bougea sensiblement pour se mettre à pointer vers l’imposante albinos. Rachel retint un sourire de satisfaction alors qu’elle venait de remplir le premier objectif qu’elle s’était fixée. Même si d’un point de vue très personnel et hautement égoïste, elle ne se félicitait pas d’être maintenant dans la ligne de mire du Révolutionnaire, au moins avait-elle vu juste : les gens qui tiennent une arme ont toujours tendance à la pointer sur ce qu’ils identifient comme étant la menace la plus prégnante.
De ce point de vue, une gamine de quatre ans ne faisait clairement pas le poids face à un officier de la Marine chevronné.
Bon, étape deux, désamorcer la crise.
« Je maintiens mon offre, Black, reprit Rachel. Vous libérez l’enfant et je vous laisse filer avec mon embarcation. L’échange est honnête, vous ne trouvez pas ?
_ Je… hésita le forcené. Pourquoi vous feriez ça ? Je suis un Révolutionnaire, pourquoi vous me laisseriez filer ?
_ Au risque de vous paraître affreusement méprisante, vous n’êtes que du menu fretin, pointa l’imposante albinos. Que vous filiez ou non ne pèsera pas lourd dans le conflit qui oppose la Révolution à la Marine. Prendre le risque de pertes civils juste pour vous ajouter à mon tableau de chasse ? Non, désolée, mais le jeu n’en vaut pas la chandelle. En revanche, céder une barque pour sauver et protéger un civil à coup sûr, là oui, c’est une perte que je suis prête à payer sans la moindre hésitation.
_ Vous… vous voulez dire…
_ L’enfant contre ma barque. Pas de poursuite, pas de bagarre. Tout le monde s’en sort sans dommage. »
Black se passa nerveusement la langue sur les lèvres tandis qu’il soupesait l’offre. Rachel observa attentivement la main armée du forcené. Celle-ci se relâcha, l’arme dévia sans plus vraiment pointé quoi que ce soit. Bien : le Révolutionnaire ne s’en était pas encore rendu compte mais sa décision était en fait déjà prise.
Des éclats de voix retentirent sur la place. Une voix féminine pleine de détresse auquel répondait la grosse voix bourru de Jürgen.
Black sursauta.
Détonation.
Avant même que l’écho du tir ne se soit éteint, Rachel entra en action, déverrouillant d’un geste la fenêtre sur sa droite et se pencha à demi en travers, levant la main droite en signe d’apaisement.
« Fausse alerte ! Fausse alerte ! Le coup est parti tout seul, c’était un accident ! Personne n’est blessé, tout va bien ! Que tout le monde tienne son poste dans le calme ! »
Le sergent Krieger, qui empêchait une jeune femme d’approcher de l’épicerie – sûrement la mère de la gamine – hocha vigoureusement la tête. Mais Rachel n’avait même pas attendu sa réaction pour s’abriter à l’intérieur. D’abord, parce qu’elle avait une confiance absolue dans l’obéissance de Jürgen. Ensuite parce qu’elle ressentait le besoin irrépressible de plaquer sa main sur son cœur alors qu’une douleur terrible explosait dans sa poitrine.
Elle était touchée. Black lui avait tiré dessus. Sans le vouloir. Sans la viser. Par accident.
Bordel, elle l’avait tellement pas vu venir, celle-là.