A peine revenus sur le berceau du crime, les initiateurs de l’inarrêtable quête de succès héroïque se mirent à l’œuvre. Supposée mise à l’épreuve de l’employée envers l’employeur, le malentendu de l’îlot coulant venait d’être digéré autour d’un repas réconciliateur qui, à son tour, descendit aisément à mesure que le duo gravissait l’interminable escalier. La hauteur espérée pour observer la scène dépassait vertigineusement les balcons lambda des scènes de théâtre, perchés au sommet du clocher. La Belle se soustrayait au Bête pour rejoindre l’extérieur, lui laissant l’occasion d’admirer les allées lugubrement sombres de Manshon, devenue l’ombre d’elle-même à cause de l’avidité des hommes. Un appétit partagé par le créateur d’un projet haut en couleurs et en collants qui promit à son associée monts et merveilles, espérant naïvement pouvoir rebâtir les masures de cet endroit en perdition.
Accompagné par le cliquetis millimétré des aiguilles, Rilas tournoyait sur place jusqu’à ce que son regard fut happé par l’ombre de sa rapace, inconfortablement installée sur la sculpture rocheuse, jambes sensuellement écartées comme s’étirerait une acrobate avant le grand saut.
« C’est magnifique... »Si certains esprits mal placés auraient pu prêter de mauvaises intentions à notre protagoniste en proclamant éhontément que l’adjectif désignait la croupe indécemment mis en valeur par l’étroitesse de la tenue, la vérité était tout autre.
La griffe accrochée au rebord, le phénix au plumage antipodique dégageait une prestance impressionnante. Assise sur son promontoire de pierre, Farore s’appropriait son dû aussi aisément qu’un collecteur de dettes, donnant naissance à un personnage qui les dépasserait, elle et ses espérances, en un rien de temps.
Minuit sonne. La dramaturgie est à son paroxysme. Tout est judicieusement réuni pour rendre une copie parfaite. Ou presque. Un flash lumineux immédiatement enjoint par un bruit assourdissant, aussi courant dans les ruelles que dans le ciel, annonçaient aux observateurs l’arrivée d’une averse battante.
« Je ne voudrai pas paraître désobligeant mais.. on ne voit pas grand-chose, non ? »Pas grand-chose ne signifiait pas une cécité totale. L’oisillon venait de faire son nid sur un bord escarpé, point d’observation aussi dangereux que nécessaire pour prendre l’action en cours de route.
« Qu’est-ce que c’est que ces saltimbanques ? Mademoiselle Corsandre, ces imbéciles ne connaissent même pas leurs textes ! Pourtant, j’ai fait au plus simple ! Uf ! Ils mettent de vrais coups là ! Aïe ! Mais.. Ils vont le tuer ! »Le spectateur convulsait à chaque coup violemment porté sur le martyr, ne pouvant que grimacer, impuissant alors que sa mise réalisation tournait au vinaigre. La trentenaire avait dû consciemment demander à ses acteurs de ne pas retenir leurs coups envers le pauvre vieillard. Assurément, la mafieuse faisait une piètre directrice de casting. Si elle s’en était tenue au plan initial en engageant une octogénaire, les roublards auraient peut-être retenu plus convenablement leurs poings. Méchants mais souvent galants.
Non loin, sa voix cristalline se glissait entre les gouttes pour parvenir aux oreilles de Rilas, comme pour remuer le couteau.
« Et bien… J’espère sincèrement que votre recrue pointera le bout de son nez. Faute de quoi il va finir en bouillie ce type. » Était-ce la un nouveau bizutage de l’héritière ou un moyen pour se débarrasser de son néo-chef en dénonçant ce dernier aux autorités après avoir organisé l’assassinat d’un vétéran ? Le fomentateur ne pouvait décemment pas laisser les artistes prendre autant de liberté sur le script, pas plus que d’avoir la mort d’un innocent sur la conscience. L’intervention tardait dangereusement.
C’en était trop pour le témoin. Faisant faux bond à sa collaboratrice, il descendit du clocher bien plus rapidement qu’il ne l’avait gravi de longues minutes plus tôt. Rapide, imprudent, les semelles ne purent retenir l’ancien bureaucrate dans son élan, dérapant sur une marche plus humide que les précédentes. Vestige d’un temps révolu, la tour du temps n’empêchait plus l’orage de s’immiscer au travers de ses pores ridés, incapable de résister à la flotte abondante. Un phénomène météorologique des plus singulier dans une période si fraîche de l’année, au détriment de la neige vraisemblablement bien moins dramatique pour les bienfaits du récit.
D’interminables secondes furent nécessaires au cascadeur pour se remettre de sa chute, aussi douloureuse qu’un groupe de mécréants vous rouant de coups. Le vieillard ?! Pas le temps de boiter, il fallait arrêter le massacre à tout prix. Accroché aux murs effrités, Rilas se hissait jusqu’à l’embrasure de l’ancienne porte pour constater les dégâts qu’il avait pu manquer lors de sa descente aux enfers. Et quelle ne fût pas sa stupéfaction.
« Non ! Non ! Noooooooon ! J’ai tout raté ! Vous.. Vous pouvez recommencer depuis le début ? Allez, tout le monde se remet en place s’il vous plaît, on reprend à "Au secours, blabla, sauvez-moi". »Attiré par les gémissements plaintifs de la pléiade de comédiens bas de gamme, le metteur en scène se résigna dans une grimace fortuite, au détour d’un coup d’œil sur la rétine brûlée par le havane. Rare étaient ceux qui avaient pu se redresser, pas même pour prendre leurs jambes à leurs cous, dont l’un était tuméfié d’une puissante strangulation. A l’instar d’un enquêteur, réminiscence d’un passé chez les espions du gouvernement, le retardataire examine les corps à l’agonie pour en connaître la cause. Les traces sont fraîches, le sang pas encore emporté par les flots incessants qui ruissellent sur les pavés burinés. Comme un enfant qui relie les points numérotés pour donner forme à son dessin, Rilas remonte la piste jusqu’à tomber sur la silhouette qui lui tourne le dos, au chevet du gâteux qui devrait dépenser le maigre pécule de son passage à tabac dans les frais médicaux. C’est ça la vie d’artiste : être payé au lance-pierre pour se faire caillasser.
Dans la pénombre des ruelles de Manshon la froide, un éclair vient raviver la vision de chacun. Une lumière intense, courte mais qui permit de clôturer l’enquête.Le buste en biais, le cuir rehaussait un fessier merveilleusement bien galbé, dénudé d’une cape superflu qui l’entraverait dans ses mouvements. Moulant à souhait, son costume dessinait les contours de chaque muscle qui composait son dos imposant, et ce jusqu’à des épaules sur lesquelles reposeraient aisément tout le poids de la Justice. Attiré par le bruit des talons, encore sur les dents après avoir rendu son jugement, l’intervenant mystère se retournait vivement vers ce qui aurait pu constituer un énième loubard en passe de se faire refaire le portrait.
Sous le chapeau, le bon samaritain ne décelait aucune animosité. Bien au contraire. Les traits détendus, bouche et yeux grands ouverts, le jeune patron dévisageait l’homme en collant avec une admiration non feinte. Face à lui se dressait le parfait archétype dépeint dans sa collection infinie de récits héroïques : visage masqué au dessus des naseaux pour laisser à ses assaillants le plaisir de le voir sourire quand le danger s’annonce, une proéminence pectorale aussi garnie que l’entièreté de la masse musculaire du recruteur, un costume bleu nuit et l’envie d’en découdre.
Intimidé face à la bête nocturne, il ne pu contenir un "
Ouais" soudain pour se féliciter de sa prise, fier de sa mise en scène efficace. L’élégante perche savait pertinemment que le signal attirerait des badauds décemment courageux pour intervenir mais ne s’attendait visiblement pas à tirer le gros lot. Une surprise découverte après qu’elle ait déjà été déballée, au plus grand dam de l’observateur malvoyant.
« C’est bien vous qui les avez mis au tapis ? Je.. évidemment que c’est vous, krikri. » se frotte l’arrière du crâne, gêné, renvoyé à sa banale condition d’adorateur ridicule.
« Vous pouvez me signer un autographe ? Enfin non ! Je voulais dire : ça vous dit de signer un contrat ? Je monte une équipe de justiciers. Elle compte déjà une super, qui est perchée là-haut. Et moi je chapeaute un petit peu tout le... »Bien moins professionnel que lors du premier rendez-vous, pris au dépourvu par l’allure de la recrue, sa main se dirigeait sous la couche supérieure de ses habits, guidée par une force intérieur. Sa pogne tendue s’était refermée sur un papier replié, extirpé de son manteau trempé, mettant en valeur ses couches inférieures au rouge dépareillé.
- Pensées enjouées :
Bon sang il est incroyable ! Il a déjà son costume, j’espère qu’il a élaboré des arrivées glorieuses. On est loin de la Sucette Squad avec ces deux là, cette fois-ci rien ne pourra arrêter mon projet. Ils seront meilleurs, ils seront connus... Ils seront des Héros !
- Pensée hésitante :
Mince, je l’ai laissé toute seule tout en haut. J’espère que Farore ne sera pas trop jalouse, il faut que j’arrive à lui faire comprendre qu’ils seront mon duo phare. Et si elle n’acceptait pas de partager la couverture avec quelqu’un d’autre. Un homme en plus. J’ai l’impression qu’elle est misandre. Le seul homme qui l’approchait était son vieux majordome. Et moi. Ça fait deux. Non, Corsandre est simplement.. particulière. Mais intelligente ! Je suis sûr qu’elle comprendra que c’est bénéfique. Oui, ça servira tout le monde.
Sous l’avalanche de cordes, le fantôme maintenait le contrat à découvert, rapidement imbibé jusqu’à la dernière fibre. En proie à son trop plein de pensées parasites qui le laissaient pantois, quasiment inerte devant le masqué, Rilas restait figé tel un éphèbe devant la mère d’un ami qui vous propose délicatement un cookie encore chaudement préparé. De quoi désorienter le redresseur de torts, embrigadé dans un entretien d’embauche nouvelle génération aux méthodes… surprenantes.