Olivia, toute jeune femme d’à peine vingt cinq ans, sans profession et sans un sous en poche, triturait entre ses mains sales son chapeau de paille. C’était la seule femme dont les cheveux étaient coupés sur la nuque et malgré ses vêtements dépareillés il se dégageait d’elle une aura d’élégance et de classe. Pourtant, elle ne semblait pas le savoir et sa naïveté ne faisait que renforcer l’effet qu’elle provoquait chez les autres passagers. Elle secouait son chapeau afin d’en faire tomber la neige. Les quelques flocons qui s’y étaient attachés tombèrent doucement. Skrik les regardait avec appétit comme quelque chose qui se mange. Depuis qu’il était devenu un agent du Cipher Pole, Skrik était devenu d’une habilité surprenante dans l’art d’imaginer des nourritures. En sommes, son imagination obsédée par la faim lors de ses longs voyages dans des lieux isolés ne faisait qu’amplifier la satisfaction de manger un bifteck. Il y avait maintenant huit semaines depuis qu’il n’avait pas mangé de viande rouge, saignante. Il se nourrissait exclusivement de poisson frits dans de la graisse bouillante et de pommes de terre ou de fruits de mers, selon ce que la cuisine proposait à bord de ce navire.
Heureusement pour les chefs à bords, la juridiction du Cipher Pole ne s’étendait pas jusqu’à la critique gastronomique, c’était un point sur lequel Skrik était tout à fait sûr. Autrement, il les aurait fait tous enfermer pour atteinte à… à quoi déjà ? La bonne nutrition ? Lui-même ne pouvait se prévaloir d’un régime alimentaire particulièrement sain en temps normal. Et puis, au fond, Skrik aimait bien ce poisson dégoulinant d’huile qu’on mangeait dans son papier d’emballage. Même la sensation de brûlure quand on le tenait dans ses mains avait quelque chose de réconfortant quand les soirées devenaient particulièrement froides. Quoi qu’il en soit, l’agent Skrik avait en effet d’autre chats à fouetter. D’ailleurs, il aurait sans doute trouvé l’expression particulièrement à propos car sa cible du jour, un dénommé Félix, avait quelque chose de félin dans son attitude et son visage – rond et seulement rehaussé par un petit nez rose – lui donnait l’apparence d’un jeune chat.
Et si Félix possédait, à l’image des chats, neuf vies, Skrik entendait bien le vérifier très soigneusement. Deux jours auparavant, il était enfin parvenu à lui mettre la main dessus alors que la jeune crapule, à la faveur de la nuit, s’était glissée hors de sa cachette pour chercher de quoi manger. L’occasion qu’un Skrik à l’affût attendait pour mettre hors d’état de nuire ce voleur professionnel qui entendait vendre des secrets gouvernementaux à des organisations révolutionnaires. Autant dire que Skrik ne prit pas de gants. Depuis, Félix était menotté dans une cabine à peine plus grande qu’un placard à balais et Skrik avait régulièrement besoin de prendre l’air, malgré le froid mordant, pour se soulager des piaillements incessants de son prisonnier.
Ce soir-là, puisque le froid avait contraint même les plus téméraires à préférer le confort relatif de leurs cabines, il n’y avait presque personne dehors. A l’exception de quelques accros à la nicotine qui bravaient les éléments pour subvenir à leur besoin et d’autres qui, terrassés par le mal de mer, cherchaient dans l’air marin un remède à leurs nausées. Dans ces rares moments d’intimité, comme on peut l’imaginer lorsqu’une centaine d’individus partagent un espace prévu pour la moitié moins, Skrik autorisait au Chat une petite sortie. Bien sûr, après une tentative d’évasion couronnée par une sévère correction il s’était montré plus raisonnable. Mais pas moins bavard, au grand désespoir de Skrik qui pensait naïvement que ses grognements monosyllabique seraient d’une éloquence suffisante pour abréger la logorrhée verbale de son invité.
- … et c’est à ce moment que Claro est tombé du pont ! C’était pas ma faute !
Perdu dans la contemplation des constellations – belle allitération – Skrik n’écoutait même plus le Chat. Le ciel pouvait se révéler aussi bavard que le Chat, mais il n’apportait pas toujours les réponses qu’on attendait. Skrik en savait quelque chose et le mystère de ses origines ne rencontrait qu’un échos silencieux – bel oxymore – dans la nuit noire. Ignorant d’où il venait, Skrik savait néanmoins où il se rendait et c’était suffisant. Il allait remettre le volubile colis aux autorités – vaguement – compétentes et reprendrait la route pour une nouvelle chasse à l’homme, où que cette dernière puisse le mener.
S’il y avait eu une horloge à bord, elle aurait à cet instant sonnée minuit. Mais il n’y en avait pas. Skrik n’avait donc pas la moindre idée de l’heure qu’il était alors, mais il savait qu’il était fatigué. Plus exactement, il l’avait compris en baillant une demi douzaine de fois en l’espace d’une minute. Vraisemblablement, le Chat n’était pas affecté par la fatigue et le flot intarissable de mots qui s’échappait de sa mouche aurait pu s’étirer sur des heures entières, entre des histoires de trahison qui n’en était pas, de vol qui n’en était pas et de menace qui, franchement, n’en était pas.
- … qui travaillerait pour Cooper, LE Jan Cooper ! Alors que tout le monde le croyait-
Brutalement interrompu par une claque derrière le crâne, le Chat n’alla pas au bout de sa phrase. Par ce simple geste, il savait à présent que le mystérieux type qui l’avait attrapé était à bout de patience. Le second avertissement, il le savait par expérience, était sensiblement plus douloureux alors silence radio.
- On va s’coucher.
En d’autres circonstances, Félix aurait sauté sur l’occasion pour balancer une petite plaisanterie grivoise, mais il y avait quelque chose de profondément castrateur dans le ton qu’il avait employé pour cette simple sentence. Un peu comme un maître s’adressant à son chien… D’un pas traînant, les poignets toujours attachés dans le dos par une paire de menotte, il suivit Skrik jusqu’à leur petite chambre. L’agent avait retiré le matelas – aussi épais qu’une tranche de pain un jour sans – et l’avait installé face à la porte et il y dormirait, empêchant quiconque de sortir de la pièce sans le réveiller. Lui devait se contenter du sommier en bois, humide comme s’il sortait des fonds marins. Avant de sombrer dans un sommeil sans rêve il repensa, comme beaucoup d’autres ce soir, à la belle Olivia. A ses beaux cheveux. A son chapeau de paille…
Dernière édition par Tagata Tai le Mer 1 Mar 2023 - 11:18, édité 1 fois