Les doux feux de l’aurore se levaient sur Saint-Uréa. La journée s’annonçait presque aussi chaude que la précédente, mais de nombreux nuages s’amoncelaient au-dessus de l’île. Le temps semblait à la pluie. Allongé sur sa rustre paillasse dans une auberge miteuse, Kant gambergeait. Il venait de passer les deux derniers jours à errer dans les rues déguisé en mendiant, dans le but d’obtenir des renseignements concernant le Culte de la Miséricorde et surtout, des informations à propos de l’endroit où Elsa pouvait être détenue. Plus le temps passait, plus l’espoir de la retrouver en vie s’étiolait.
Après avoir avalé un léger petit déjeuner, Kant pris la sortie de l’auberge pour se rendre au port. Sur place, il espérait retrouver la trace d’un certain « Nelson », dont il avait eu connaissance en feuilletant le journal d’Elsa. Quelques jours avant sa disparition, elle écrivait : De plus en plus de mendiants rodent dans notre quartier. Je sais qu’ils travaillent pour Siegfried. Ils ne semblent pas dangereux, mais je sais aussi que cette enflure possède de nombreux hommes de mains. Je me suis entretenue à ce sujet avec Nelson aujourd’hui au port. Il ne semble pas inquiet. Selon lui, les mendiants sont de plus en plus nombreux et ce partout dans la frange. Leur nombre croît également aux abords du quartier marchand, mais il ne s’agirait pas là d’hommes de Siegfried. J’espère qu’il dit vrai.
Le port du Royaume de Saint-Uréa était un endroit plutôt fréquenté où l’on pouvait constater toute l’étendue du spectre social de l’île. Au milieu des marins, pêcheurs et autres manutentionnaires des quais déambulaient des familles bourgeoises et nobles, toujours accompagnées de leurs escortes. Fort bien vêtus et bien nourris, ces gens-là se distinguaient aisément du reste de la population qui vivait dans la frange. Kant apercevait ces habitants des cités intérieures pour la première fois et il éprouva à leur égard un sentiment nouveau, comme un mélange de haine et de mépris. Lui qui d’habitude était indifférent aux inégalités qui traversent tant de sociétés à la surface du globe, il ne put s’empêcher de grincer des dents, comme s’il considérait tous ces nobliaux comme responsables du sort d’Elsa. Soudain, les nuages qui s’étaient accumulés au-dessus de l’île commencèrent à éclater un à un, déversant leurs trombes d’eau sans discontinuer. Errant ici et là, Kant continua à roder le long du port, tandis que les voyageurs se pressaient afin d’éviter la pluie. Il ne resta bientôt plus que des employés et des marins pour qui la pluie n’était qu’une bagatelle. Assis au pied d’un mur face aux quais et scrutant chaque individu à la recherche d’un signe quelconque, Kant attendit sous la pluie sans broncher. Au crépuscule, il se décida à ne pas bouger d’un pouce avant d’avoir obtenu au moins une information. Il plut toute la nuit.
Au petit matin, le tintamarre habituel du port reprit au rythme des allées et venues des travailleurs et des voyageurs. Fatigué par une nuit sans sommeil et par les intempéries, Kant n’avait pas bougé d’un pouce. Quelques passants matinaux et généreux déposaient quelques pièces à ses pieds et il remarqua qu’il ne s’agissait que d’habitants de la frange. Les plus aisés ne semblaient pas disposés à s’approcher des mendiants. La journée s’écoula sans que ne survienne d’évènement particulier et Kant commença à désespérer. Il n’avait rien aperçut d’intéressant, aucun signe de ce « Nelson » où d’une autre personne susceptible de faire partie du réseau révolutionnaire d’Elsa, ni même aucun autre mendiant. Au crépuscule de cette nouvelle journée, il prit la décision désespérée de quitter le port à l’aube pour s’élancer seul vers l’Église, à l’assaut des membres du Culte de la Miséricorde. La météo, plus clémente que la veille, lui permit de s’endormir. Kant ferma tranquillement les yeux, caressant l’espoir de passer une nuit de sommeil revigorante. Soudain, des bruits de pas et l’étrange sensation d’une présence tout près de lui le réveillèrent. Il n’eut pas le temps de réagir que de violents coups s’abattirent sur son crâne à deux reprises, le plongeant dans le noir de l’inconscience.
Lorsqu’il ouvrit à nouveau les yeux, Kant ne perçut rien que l’obscurité l’entourant de toute part. Sa tête lui faisait affreusement mal mais lorsqu’il voulut passer la main sur son crâne endolori, il s’aperçut qu’il était pieds et poings liés, assis probablement sur une chaise. S’habituant peu à peu à l’obscurité ambiante, il perçut alors les mailles de ce qui semblait être un tissu noir recouvrant entièrement sa tête. Une grande peur envahit brusquement tout son être et il se mit à gigoter sur sa chaise en espérant desserrer ses liens, quand soudain, une voix étrangement calme sembla s’adresser à lui :
« Ficelé comme tu es, je doute que tu puisses faire quoi que ce soit… »
« Quoi ? Qui est là ?! Détachez-moi ! » répondit Kant en détresse, tourmenté et apeuré par la situation.
« Moi … secrétaire … Quand bien même serais-je en mesure de vous détacher, je ne crois pas que je le ferais. Vous semblez bien trop agité… » répondit calmement la voix, qui semblait venir de très près.
« Où suis-je ? Pourquoi me détenez-vous, bande de lâches, où est Elsa ?! » lança Kant, retrouvant son courage. Une fois encore, il se débattit sur sa chaise tel un forcené. Il s’arrêtât pour écouter la voix qui semblait lui répondre :
« Moi secrétaire… je ne saurais vous dire ni où, ni même qui est Elsa. Quant au lieu où nous sommes, je crois reconnaître le son de la mer et l’agitation des quais. Nous ne devons pas être très loin du port, et il est très certainement sept heures et demie du matin. »
Ces curieuses réponses à ses questions apaisèrent quelque peu le jeune homme qui, malgré l’obscurité totale, commençait à cerner la situation. Il conversa un peu plus avec cette étrange voix près de lui et comprit, au fil des réponses semées par son interlocuteur, que ce dernier était lui aussi détenu, ficelé sur une chaise. Le pauvre bougre se disait accusé d’espionnage pour le compte d’un vague ennemi dont il ne révéla pas le nom. Malgré la situation, il semblait déterminé à mener la causette et se disait esseulé, détenu isolé pendant plusieurs jours. Il revint alors sur le récit de sa capture, sa stupéfaction, les coups sur le crâne, l’obscurité et de mystérieux tintements de cloche, qui depuis s’étaient tus. Au fil des heures, les deux codétenus partagèrent bon nombre de banalités, suspicieux l’un de l’autre, mais Kant ne put s’empêcher de soulager sa conscience en évoquant la culpabilité qu’il éprouvait à propos d’Elsa. Sans citer son nom et s’abstenant de révéler les enjeux autour de sa disparition, il en évoqua tout de même les conséquences et notamment le sort de Pine qui, par sa faute, devrait probablement grandir sans sa mère. À ces mots, la voix qui semblait soudain plus sincère et déterminée répondit :
« Voilà qui est très noble de ta part, jeune inconnu. Te mettre en danger pour réparer ta faute et surtout, dans l’intérêt supérieur qu’une mère et sa fille puissent être réunies … Si un jour nous sortons d’ici, moi secrétaire …. Je t’aiderai. »
Soudain, une mystérieuse voix semblant venir de l’extérieur retentit. Il s’agissait d’une voix que Kant n’avait jamais entendue auparavant, celle d’un homme. En tendant l’oreille, il ne put entendre distinctement que ces mots «…j’attends ta venue. À ce soir ». Après quelques minutes de silence, Kant demanda au second prisonnier à qui appartenait cette voix qu’ils venaient d’entendre, mais selon ses dires, il n’en savait rien. Ramenés subitement à la réalité de leur sort plus qu’incertain, ils se murèrent dans le silence le reste du jour.