Du barouf, à Portgentil, il y en avait constamment. Plus que coutumier, c'était indispensable. Un chantier naval, jamais ça ne s'activait dans la tempérance et la discrétion ; alors du tapage, y'en avait, fatalement. Le son métallique, sourd et lourd, grinçant quand il ne cognait pas, s'acceptait dans le paysage auditif, sifflant comme une mélopée qu'on n'entendait plus à trop y avoir été exposé.
Mais ce jour-ci, à Portgentil, il y avait un grincement dissonant ; un qui venait de plus loin, un qu'on ne pouvait pas taire d'un coup de maillet, pas à moins d'entrer dans l'illégalité.
Alegsis Jubtion avait la tête de ses idées, c'était dire quel foutoir il avait entre les deux oreilles. Cependant, en dépit de ce à quoi il pouvait ressembler, et malgré ce qu'il pensait - ou plutôt ce qu'il ne pensait pas - l'homicide, le concernant, demeurait invariablement proscrit. Et c'était grand dommage, car ses contemporains auraient su quoi faire d'un maillet une fois présenté à un si vilain clou tordu.
Face à lui, nez à nez avec sa gueule plate, c'était un de ces débiteurs d'éthanol qui s'y était trouvé, pas un charpentier. Le tavernier, à trop écouter les jérémiades de ce client bien problématique, il se sentait de faire un usage second de son tire-bouchon ; à l'échauder à d'autres matières que le liège. Tout homme ayant conversé plus de cinq minutes avec le fils Jubtion était passé par là. Car de même qu'il existait des étapes dans le deuil, il en fallait tout autant si ce n'est plus pour se familiariser avec l'animal.
- « Alors c'est comme ça qu'on traite les héros par chez vous ? Sans gratitude ! »
Il en était, le bon Alegs, à se frotter les yeux de son avant bras, à essuyer des larmes imaginaires qu'il dissimulait derrière sa manche. Il était mauvais comédien mais spectaculaire dramaturge.
- « Héros de quoi ? » S'impatientait le tenancier les dents serrées.
- « Chasseur de Prime mon bon monsieur ! Parfaitement ! Asséna aussitôt Alegsis en frappant de son poing sur le comptoir, dévoilant alors ses yeux résolument secs. C'est grâce à moi si vous êtes tous en sécurité. Eh oui. »
Du fond de la salle, un ancien - un qui ne travaillait pas en journée - interrompit sa partie de carte, un bras élancé par-dessus le dossier de sa chaise.
- « Et comment t'expliques, « m'sieur le sauveteur », qu'on ait trois navires au chantier n'val qu'ont été percés par de la flibuste rien qu'cette semaine ? »
- « Oh... ça ?... Mais.... ça n'a rien à voir, voyons. C'est la marine qui fait pas son travail, voilà tout. Se ressaisissant aussitôt après s'être recroquevillé piteusement derrière une mauvaise foi légendaire, il frappa à nouveau du poing sur la table pour reporter son attention sur le distributeur de gnole. Il n'empêche que sans des gars comme moi, ça serait pire ! »
- « Je suis prêt à prendre le risque du pire. Et arrête de cogner sur mon comptoir. »
Tempêter et mentir ne lui avait pas été d'un grand secours, à Alegsis, aussi s'en retourna-t-il à un registre dramatique, s'affalant sur le comptoir pour se saisir du tenancier à la chemise, laissant perler larmes et salive dans une harangue criarde et désespérée.
- « Pitié ! Allez ! Rien qu'une bière ! »
- « Héros ou pas, tu raques ou tu suces les glaçons. Pas de consommation à l'œil. »
Car c'était de cette problématique qu'était né le présent le litige. Désargenté qu'il était, le modeste - pour ne pas dire «lamentable - chasseur de prime en était à mendier à boire. Les pirates, pour beaucoup, avaient le mauvais sens de se trouver en mer. Aussi, les courser avec un pédalo en haute-mer le menait le plus souvent à quelques sévères déconvenues professionnelles ; sa cagnotte, ainsi, se confondait avec le néant.
- « Mais qu'est-ce que c'est que cette île fous à la fin ?! Scanda le moche non sans postillonner profusément. Y'a personne de malhonnête à dix lieues à la ronde ; je fais comment pour gagner ma vie dans ces conditions ?! »
Il passa à nouveau des lamentations à la verve irascible, ses larmes de crocodile aussitôt ravalées, frappant une nouvelle fois le comptoir pour mieux assumer l'appui de la connerie qu'il s'apprêtait à professer la tête haute.
- « Alors que si vous aviez appelé la ville «Portméchant», je suis sûr que j'aurais eu qu'à me baisser pour ramasser les primes. C'est votre mauvais goût qui a fait ma ruine ! »
La stratégie du tavernier, consistant à laisser son client - qui n'en était d'ailleurs pas un - s'époumoner jusqu'à l'épuisement semblait infructueuse. C'était à croire que l'Épavien se galvanisait sous l'impulsion de ses propres inepties. Pourtant, cet homme-là, pour usant qu'il était, il fallait bien s'en débarrasser. On s'essaya à la manière douce.
- « Pourquoi t'irais pas plutôt nettoyer les chutes de bois au chantier naval avec ton balai ? »
Avec sa gueule d'ahuri, Alegs se sentit soudain interloqué ; en attestait ses yeux qui clignèrent par dix fois le temps de comprendre de quoi on lui parlait. Un temps qui, par ailleurs, ne parvînt jamais à terme, le conduisant tout naturellement à demander des précisions quant à ce qu'il venait d'entendre.
- « Mon balai ? »
- « Bah oui, le balai, là, que t'as dans le dos. Tu peux bien t'en servir pour nettoy... »
- « C'est pas un balai, crétin, c'est un pinceau, oh l'idiot. Le corrigea soudain le chasseur de prime en usant d'un mépris aussi altier que spontané pour se déformer la bouille et la voix, encourageant ainsi bien mieux le besoin instinctif de son interlocuteur à lui en coller une.
Homme de beaucoup de patience pour avoir traité avec les ivrognes une vie durant, le débiteur de boissons demeurait calme même si ses dents s'élimaient à force de trop les faire grincer. Bien que rationnel, il ne voyait de toute manière pas quel usage un chasseur de prime pouvait faire d'un balai, et encore moins d'un pinceau géant.
- « Eh bien t'as qu'à peindre et vendre tes croutes, comme l'autre là-bas. » Vitupéra-t-il enfin, un peu plus agacé, comme pour mieux envoyer chier l'indésirable après avoir indiqué un client en le pointant du menton.
Le prenant au mot - tout en en choisissant le sens - le sieur Jubtion agita aussitôt son pinceau avec promptitude et célérité sur un parchemin sorti de sous sa tunique. Le geste était précis et méthodique ; l'œuvre d'un professionnel à n'en point douter. Aussi, en deux instants qui parurent n'en durer qu'un, l'artiste acheva son œuvre avant de la tendre au sommelier d'orge. Celui-ci, exaspéré mais curieux, s'en saisit de ses deux mains pour poser ses yeux dessus. Son visage resta froid, résolu, implacable comme une statue de pierre. Il avait vu l'art en face et ne s'était pas préparé à une expérience si émotionnellement intense.
- « C'est un lion enrhumé. » Précisa l'auteur avec une fierté assumée tandis qu'il brandissait le pouce d'une main. À bien y regarder, on put même apercevoir une étoile scintiller sans son sourire.
Conservant pour sa part un visage de marbre, dorénavant en sueur, commençant même à trembler dangereusement après avoir constaté de ses yeux ce qui le hanterait jusqu'à la fin de ses jours, le tavernier alla machinalement jeter le dessin à la poubelle à la grande stupéfaction de l'artiste contemplant son chef d'œuvre en péril. Un artiste qui, cependant, fut rétribué d'un pichet de bière entier placé sous son nez, là, sur ce comptoir qu'il avait tant martelé du poing.
- « P.... promets-moi que tu ne dessineras plus jamais rien dans mon établissement et... et la bière est offerte. »
- « Bah quoi, t'aurais préféré une girafe ? »
-« PROMETS-LE-MOI ! »
Tassé sur lui-même, se faisant soudain tout petit, écrasé qu'il était par une rage indescriptible qu'il avait suscitée du bout du pinceau seulement, Alegsis acquiesça vivement en prenant soin de ne pas enflammer davantage le courroux de son bienfaiteur. Bienfaiteur qu'il préféra fuir prudemment à l'autre bout du comptoir, au fond du troquet, allant se serrer tout contre un jeune soiffard qui y logeait à l'ultime extrémité.
- « Ils sont tout de même pas commodes les gens d'ici. Susurra encore terrifié le chasseur de prime qui porta le pichet à ses lèvres après s'en être saisi à deux mains. Ah euh.. se corrigea t-il après une première rasade alors qu'il calculait enfin son voisin de boisson. Santé, au fait. »
Mais ce jour-ci, à Portgentil, il y avait un grincement dissonant ; un qui venait de plus loin, un qu'on ne pouvait pas taire d'un coup de maillet, pas à moins d'entrer dans l'illégalité.
Alegsis Jubtion avait la tête de ses idées, c'était dire quel foutoir il avait entre les deux oreilles. Cependant, en dépit de ce à quoi il pouvait ressembler, et malgré ce qu'il pensait - ou plutôt ce qu'il ne pensait pas - l'homicide, le concernant, demeurait invariablement proscrit. Et c'était grand dommage, car ses contemporains auraient su quoi faire d'un maillet une fois présenté à un si vilain clou tordu.
Face à lui, nez à nez avec sa gueule plate, c'était un de ces débiteurs d'éthanol qui s'y était trouvé, pas un charpentier. Le tavernier, à trop écouter les jérémiades de ce client bien problématique, il se sentait de faire un usage second de son tire-bouchon ; à l'échauder à d'autres matières que le liège. Tout homme ayant conversé plus de cinq minutes avec le fils Jubtion était passé par là. Car de même qu'il existait des étapes dans le deuil, il en fallait tout autant si ce n'est plus pour se familiariser avec l'animal.
- « Alors c'est comme ça qu'on traite les héros par chez vous ? Sans gratitude ! »
Il en était, le bon Alegs, à se frotter les yeux de son avant bras, à essuyer des larmes imaginaires qu'il dissimulait derrière sa manche. Il était mauvais comédien mais spectaculaire dramaturge.
- « Héros de quoi ? » S'impatientait le tenancier les dents serrées.
- « Chasseur de Prime mon bon monsieur ! Parfaitement ! Asséna aussitôt Alegsis en frappant de son poing sur le comptoir, dévoilant alors ses yeux résolument secs. C'est grâce à moi si vous êtes tous en sécurité. Eh oui. »
Du fond de la salle, un ancien - un qui ne travaillait pas en journée - interrompit sa partie de carte, un bras élancé par-dessus le dossier de sa chaise.
- « Et comment t'expliques, « m'sieur le sauveteur », qu'on ait trois navires au chantier n'val qu'ont été percés par de la flibuste rien qu'cette semaine ? »
- « Oh... ça ?... Mais.... ça n'a rien à voir, voyons. C'est la marine qui fait pas son travail, voilà tout. Se ressaisissant aussitôt après s'être recroquevillé piteusement derrière une mauvaise foi légendaire, il frappa à nouveau du poing sur la table pour reporter son attention sur le distributeur de gnole. Il n'empêche que sans des gars comme moi, ça serait pire ! »
- « Je suis prêt à prendre le risque du pire. Et arrête de cogner sur mon comptoir. »
Tempêter et mentir ne lui avait pas été d'un grand secours, à Alegsis, aussi s'en retourna-t-il à un registre dramatique, s'affalant sur le comptoir pour se saisir du tenancier à la chemise, laissant perler larmes et salive dans une harangue criarde et désespérée.
- « Pitié ! Allez ! Rien qu'une bière ! »
- « Héros ou pas, tu raques ou tu suces les glaçons. Pas de consommation à l'œil. »
Car c'était de cette problématique qu'était né le présent le litige. Désargenté qu'il était, le modeste - pour ne pas dire «lamentable - chasseur de prime en était à mendier à boire. Les pirates, pour beaucoup, avaient le mauvais sens de se trouver en mer. Aussi, les courser avec un pédalo en haute-mer le menait le plus souvent à quelques sévères déconvenues professionnelles ; sa cagnotte, ainsi, se confondait avec le néant.
- « Mais qu'est-ce que c'est que cette île fous à la fin ?! Scanda le moche non sans postillonner profusément. Y'a personne de malhonnête à dix lieues à la ronde ; je fais comment pour gagner ma vie dans ces conditions ?! »
Il passa à nouveau des lamentations à la verve irascible, ses larmes de crocodile aussitôt ravalées, frappant une nouvelle fois le comptoir pour mieux assumer l'appui de la connerie qu'il s'apprêtait à professer la tête haute.
- « Alors que si vous aviez appelé la ville «Portméchant», je suis sûr que j'aurais eu qu'à me baisser pour ramasser les primes. C'est votre mauvais goût qui a fait ma ruine ! »
La stratégie du tavernier, consistant à laisser son client - qui n'en était d'ailleurs pas un - s'époumoner jusqu'à l'épuisement semblait infructueuse. C'était à croire que l'Épavien se galvanisait sous l'impulsion de ses propres inepties. Pourtant, cet homme-là, pour usant qu'il était, il fallait bien s'en débarrasser. On s'essaya à la manière douce.
- « Pourquoi t'irais pas plutôt nettoyer les chutes de bois au chantier naval avec ton balai ? »
Avec sa gueule d'ahuri, Alegs se sentit soudain interloqué ; en attestait ses yeux qui clignèrent par dix fois le temps de comprendre de quoi on lui parlait. Un temps qui, par ailleurs, ne parvînt jamais à terme, le conduisant tout naturellement à demander des précisions quant à ce qu'il venait d'entendre.
- « Mon balai ? »
- « Bah oui, le balai, là, que t'as dans le dos. Tu peux bien t'en servir pour nettoy... »
- « C'est pas un balai, crétin, c'est un pinceau, oh l'idiot. Le corrigea soudain le chasseur de prime en usant d'un mépris aussi altier que spontané pour se déformer la bouille et la voix, encourageant ainsi bien mieux le besoin instinctif de son interlocuteur à lui en coller une.
Homme de beaucoup de patience pour avoir traité avec les ivrognes une vie durant, le débiteur de boissons demeurait calme même si ses dents s'élimaient à force de trop les faire grincer. Bien que rationnel, il ne voyait de toute manière pas quel usage un chasseur de prime pouvait faire d'un balai, et encore moins d'un pinceau géant.
- « Eh bien t'as qu'à peindre et vendre tes croutes, comme l'autre là-bas. » Vitupéra-t-il enfin, un peu plus agacé, comme pour mieux envoyer chier l'indésirable après avoir indiqué un client en le pointant du menton.
Le prenant au mot - tout en en choisissant le sens - le sieur Jubtion agita aussitôt son pinceau avec promptitude et célérité sur un parchemin sorti de sous sa tunique. Le geste était précis et méthodique ; l'œuvre d'un professionnel à n'en point douter. Aussi, en deux instants qui parurent n'en durer qu'un, l'artiste acheva son œuvre avant de la tendre au sommelier d'orge. Celui-ci, exaspéré mais curieux, s'en saisit de ses deux mains pour poser ses yeux dessus. Son visage resta froid, résolu, implacable comme une statue de pierre. Il avait vu l'art en face et ne s'était pas préparé à une expérience si émotionnellement intense.
- Spoiler:
- « C'est un lion enrhumé. » Précisa l'auteur avec une fierté assumée tandis qu'il brandissait le pouce d'une main. À bien y regarder, on put même apercevoir une étoile scintiller sans son sourire.
Conservant pour sa part un visage de marbre, dorénavant en sueur, commençant même à trembler dangereusement après avoir constaté de ses yeux ce qui le hanterait jusqu'à la fin de ses jours, le tavernier alla machinalement jeter le dessin à la poubelle à la grande stupéfaction de l'artiste contemplant son chef d'œuvre en péril. Un artiste qui, cependant, fut rétribué d'un pichet de bière entier placé sous son nez, là, sur ce comptoir qu'il avait tant martelé du poing.
- « P.... promets-moi que tu ne dessineras plus jamais rien dans mon établissement et... et la bière est offerte. »
- « Bah quoi, t'aurais préféré une girafe ? »
-« PROMETS-LE-MOI ! »
Tassé sur lui-même, se faisant soudain tout petit, écrasé qu'il était par une rage indescriptible qu'il avait suscitée du bout du pinceau seulement, Alegsis acquiesça vivement en prenant soin de ne pas enflammer davantage le courroux de son bienfaiteur. Bienfaiteur qu'il préféra fuir prudemment à l'autre bout du comptoir, au fond du troquet, allant se serrer tout contre un jeune soiffard qui y logeait à l'ultime extrémité.
- « Ils sont tout de même pas commodes les gens d'ici. Susurra encore terrifié le chasseur de prime qui porta le pichet à ses lèvres après s'en être saisi à deux mains. Ah euh.. se corrigea t-il après une première rasade alors qu'il calculait enfin son voisin de boisson. Santé, au fait. »
Dernière édition par Alegsis Jubtion le Jeu 23 Mar 2023 - 17:15, édité 1 fois