Un moineau au pays des artificiers
L'épéiste se tenait sur le ponton de la navette. Comme à son habitude, il avait payé sa traversée en assurant la protection du navire et de ses occupants, contre les forbans et autres criminels de cette mer. Alors que le navire bravait les dernières vagues, en direction du port, Hayato admirait l'architecture locale. L'enceinte fortifiée s'étendait en un arc de cercle, surmontée d'une tour en pierre ; elle marquait l'entrée de Koneashima, une île à la réputation explosive à plus d'un titre. Outre les volcans qui avaient ravagé les terres, les locaux avaient réussi à dompter une poudre particulièrement intéressante, tant à des usages commerciaux et récréatifs, que militaires. C'était d'ailleurs pour cette raison que le futur criminel entrait à présent dans la baie : se renseigner sur les propriétés de cette technologie lui semblait nécessaire.
Après avoir remercié le capitaine pour le trajet, le vagabond s'aventura sur la terre ferme. Bien vite, il fut émerveillé devant les multiples particularités locales. Des paysages à couper le souffle, mêlant une nature sauvage et la main de l'homme, tentant de la domestiquer, s'étendaient sous ses yeux. La flore luxuriante jouxtait les montagnes escarpées, mais aussi les terrasses artificielles où poussaient des maisons au style architecturale fin et coloré. De multiples vendeurs à sa sauvette, autant d'attrape-touristes, proposaient des modèles de feux d'artifices tous plus exotiques et spectaculaires les uns que les autres, afin d'attirer l’œil du chaland. Passant son chemin, l'épéiste leur signifia par gestes qu'il était sans le sou, ce qui eut pour mérite immédiat de les pousser vers un autre quidam à escroquer.
Soudain, le bretteur aperçut une patrouille de marines en uniformes. Il lui semblait pourtant que, selon les rumeurs qu'il avait pu glaner, l'île était dirigée par plusieurs familles indépendantes du gouvernement mondial. Se serait-il fourvoyé ? Il s'approcha d'un marchand de fruits et légumes et s'aventura à le questionner sur le sujet.
- Ah, ça ! répondit-il d'un air soucieux. Y'a eu du mouvement cette année, jeune homme. On a été pas mal secoués, ces derniers temps. J'vais tout te raconter...
Intarissable une fois lancé, le sexagénaire lui narra la visite du dragon céleste, l'attentat sur sa personne imputé à la famille Akitsu et l’exécution de leur seigneur, en réponse immédiate. Pour faire bonne mesure, le gouvernement mondial avait envoyé un émissaire imposer sa régence sur l'île, peu de temps après. Les rumeurs allaient évidemment bon train, à ce propos. Il n'était pas expert en politique, mais du peu qu'Hayato connaissait des intrigues, l’enchaînement semblait trop bien huilé pour être une simple coïncidence. D'autant plus si on considérait l'importance de la fameuse Grixendre. Le gouvernement mondial se serait-il payé le culot d'une ingérence sur cette île d'une manière si flamboyante ? Cela semblait peu probable, si la vie du dragon céleste avait réellement été mise en danger. Mais s'il n'avait été question que d'un coup de théâtre et d'un concours de « malheureuses circonstances »... Oui, la manœuvre était possible. Tout du moins le pensait-il.
- Je vous remercie, monsieur, lui lança Hayato.
Il eut beau chercher dans ses poches, il ne trouva aucun pauvre Berry pour lui acheter quoi que fut. Dépité, il s'inclina et s'en alla la tête basse, en soupirant. La vie qu'il s'imposait depuis maintenant cinq ans portait ses fruits. Il était plus vif d'esprit, plus mûr et son corps s'était endurci. Malgré tout, il n'en était pas encore à la moitié de son chemin, l'épéiste le sentait. Il avait tant à découvrir, à apprendre et à maîtriser, que la masse de savoirs et d'expériences à acquérir lui donnait parfois le tournis. Mais, un pied après l'autre, avancer demeurait possible. C'était ainsi qu'il concevait sa vie, pour l'heure. Des éclats de voix le tirèrent de sa réflexion. Un marchand de breloques se querellait avec une jeune femme aux cheveux noirs de jais. Cette dernière n'avait pas sa langue dans sa poche :
- À ce prix là, c'est du vol. Et je m'y connais en voleurs ! Faites-moi un prix, avant que je ne vous livre à la marine.
- Que... C'est du racket ! s'empourpra le marchand.
- Ça s'appelle négocier à la dure, vendeur du dimanche ! Je vous en offre dix mille Berrys.
- Mais... C'est à peine la moitié du prix !
- Vous avez raison, c'est encore trop cher... Cinq mille Berrys.
- Mademoiselle, vous allez me ruiner...
- Oh ! Tiens ! Une patrouille de la marine ! Je suis certaine qu'ils seraient très intéressés par la teneur de votre stock.
- Huit mille Berrys ! C'est à prendre ou...
- Okaaaaaay, déclara soudain la jeune femme d'une voix guillerrette.
En un instant, elle déposa la somme dans la main du marchand, avant de s'emparer d'un petit œuf doré, source de tout ce remue-ménage. Quelques secondes plus tard, elle flânait de nouveau d'étal en étal, sa petite acquisition bien à l'abri dans une des nombreuses poches de son habit noir et rouge. Une capuche écarlate lui couvrait une bonne partie de la tête, une bande de tissu noir dissimulait la partie basse de son visage, mettant encore plus en valeur ses yeux si particuliers. C'était d'ailleurs là le point le plus marquant de son anatomie. Hayato avait tiqué, en apercevant les iris rouges de la jeune femme, avant de reprendre contenance. Cette dernière recommença à « négocier à la dure » plusieurs fois, arrachant à prix cassés de multiples breloques dorées, pierres d'allure semi-précieuse ou livres écornés datant d'un autre temps. Ses choix se portaient systématiquement sur des objets rares, ou qui semblaient receler un tant soit peu de valeur, à un prix inférieur à la dite valeur estimée.
*Elle est douée... et sans pitié.*, comprit bien vite Hayato.
Intrigué, le vagabond se rapprocha, alors qu'elle s'octroyait le luxe d'acheter un objet au dixième du prix annoncé, suite à la découverte d'un défaut, qu'elle avait probablement inventé de toute pièce pour faire céder le vendeur. L'épéiste sourit, avant de se racler la gorge. La jeune femme tourna un regard étonné vers lui, puis le détailla des pieds à la tête. Avant qu'il ne puisse ouvrir la bouche, elle le prit de vitesse :
- Vous avez l'air d'un clodo.
- Et vous avez l'air observatrice, répliqua immédiatement le bretteur.
Un flottement étrange s'installa sur la place du marché, suite à cet échange surréaliste. Soudain, ils se mirent tout deux à pouffer en même temps, devant leurs bêtises respectives. La négociatrice leva les mains en signe de paix, avant de reprendre d'un ton apaisé :
- Pardon. J'étais tellement prise dans le jeu que c'est sorti tout seul. Je ne m'attendais pas à ce genre de réponse, par contre ! Vous êtes un original, vous !
- On me le dit souvent, abonda Hayato en s'exclaffant. Je m'appelle Hayato. Vous êtes plutôt douée, comme négociatrice.
- On me le dit souvent, répliqua la jeune femme d'un air espiègle. Moi c'est Katrina. Vous... vous êtes pas vraiment un clochard, je me trompe ?
- Non, je suis un vagabond.
- Ah oui ! se moqua-t-elle de nouveau. Toutes mes excuses ! C'est vrai que ce n'est pas du tout la même chose !
Hayato sourit à s'en faire plisser les yeux. Cette discussion prenait une tournure tout à fait inattendue. Sans se départir de son calme habituel, il reprit la parole d'une voix paisible :
- Un mendiant est généralement sédentaire et ne poursuit d'autre but que de remplir sa bourse et son ventre. Un vagabond parcourt le monde en quête d'un idéal, ce qui l'empêche fréquemment d'amasser fortune.
- Je... Je n'y avais jamais pensé, avoua Katrina.
La jeune femme sembla le regarder d'un autre œil, interdite devant la discordance entre l'apparence d'Hayato et le contenu de sa pensée. Ce n'était pas la première fois qu'on lui faisait la réflexion ou, tout du moins, qu'il pouvait suspecter son interlocuteur d'entretenir pareille pensée. Katrina ouvrit la bouche de nouveau, un sourire aux lèvres, avant que son expression ne change du tout au tout, lorsque son regard glissa derrière l'épéiste. Ce dernier se retourna pour apercevoir, au loin, une bande d'hommes à l'aspect patibulaire, qui ricanait en voyant la patrouille de la marine disparaître. Suite à un geste de celui qui devait être le chef, la petite troupe partit dans la direction opposée à la leur.
- Ce fut un plaisir, Hayato, déclara Katrina avant de s'éloigner dans leur direction.
- Vous les connaissez ? tenta l'épéiste.
- Merci pour la discussion, mais j'ai à faire.
Sans un mot de plus, la jeune femme s'avança à pas mesurés dans la même direction que la bande. Ce ne fut qu'à ce moment que l'épéiste remarqua le katana dans son dos, habillement dissimulé dans les replis de son vêtement. Il fronça les yeux, ne comprenant que trop bien comment mettre bout à bout toutes les informations dont il disposait. Sa petite enquête sur la poudre attendrait, car il n'était pas rassuré quant à la suite des événements. Discrètement, il se mit à suivre Katrina de loin.