Reda se tenait sur le seuil de la petite maison familiale. Malgré la saison et l'heure tardive, il sentit sous ses sandales de cuir que le perron était encore brûlant. D'une main, le jeune homme redressa le sac qui glissait de son épaule et leva l'autre pour protéger ses yeux du soleil. L'astre, prêt à se coucher, rougeoyait par-dessus les maisons du quartier. L'air sec commençait à devenir plus respirable.

Reda prit une grande inspiration.

D'ici quelques minutes, le soleil aurait fui.
D'ici quelques minutes, il serait parti lui aussi.
Enfin prêt à quitter Nanohana et à prendre la mer, le Marchand avait décidé d'entamer son voyage à la fin du jour pour éviter les grandes chaleurs. Et puis, il voulait faire dans la discrétion, sans avoir à subir les regards et remarques de ses clients ou de ses voisins.
Rabattant la capuche de sa cape sombre sur ses cheveux en bataille, un petit sourire anima son visage. Ses objectifs avaient évolués avec le temps et ceux qu'il s'était donnés d'atteindre avaient, cette fois, une toute autre dimension. A 29 ans maintenant, il était temps qu'il découvre d'autres pays qu'Alabasta. Pour étendre sa réputation, et ainsi gagner en prestige et en richesse, il fallait qu'il s'aventure au-delà de ces rivages connus. Et puis, il allait peut-être enfin pouvoir tirer au clair les points tragiques qui avaient ponctué son passé et encombraient encore son présent. Oui, il était temps...

Là, sur ce seuil, le cœur de Reda s'envolait déjà vers d'autres horizons...

Qu'allait-il découvrir au-delà de cette contrée dans laquelle il était né ? Ses talents seraient-ils aussi appréciés qu'ici ? Quels dangers allait-il devoir affronter pour retrouver sa soeur ? Tout cela l'excitait bien davantage que cela ne l'effrayait. Après tout, n'avait-il pas du sang d'aventurier dans les veines ? Il était prêt à tout affronter !

Derrière lui, le cliquetis de nombreux bijoux lui parvint soudain. Reda se crispa légèrement et soupira. Lentement, il se retourna pour faire face à sa mère.
Elle était là, droite et fière. Ses grands yeux verts le fixaient avec intensité. Malgré son air serein, Reda sentit qu'elle était blessée au plus profond de son cœur. Une lueur de désapprobation brillait au creux de sa pupille. Le départ de son fils l'affectait bien plus qu'elle ne l'avait laissé paraître depuis qu'il le lui avait annoncé quelques semaines plus tôt.
Lire la détresse dans ce regard d'habitude si sûr de lui, si rassurant, heurta Reda. Le jeune homme grimaça : s'il s'attardait encore, ne serait-ce qu'une minute, sa volonté risquait de fléchir.

Cela faisait des années que son âme tendait à organiser ce départ, aussi était-il certain de faire le bon choix, là n'était pas la question. Le problème était que de devoir laisser derrière lui sa famille, surtout sa mère, provoquait en lui un réel déchirement.
Reda avait un caractère fort, et il en était d'ailleurs fier. Cependant, s'il y avait bien un sujet sur lequel son coeur s'avérait fébrile, c'était celui de sa famille. Il aimait profondément ses oncles et tantes, et il avait développé un lien fraternel avec la plupart de ses cousins et cousines. Quant à l'amour qu'il portait à sa mère, il était incommensurable. A ses yeux, c'était une femme d'une perfection inégalable.
Douce, intelligente et d'une dignité sans faille, elle était d'une beauté extraordinaire et d'une gentillesse exceptionnelle. C'était une femme aimante, aimée de tous, altruiste et d'une honnêteté sans faille. Elle avait vécu dans la misère, travaillé avec acharnement et trouvé l'amour qu'elle méritait. Elle avait élevé ses enfants avec partialité et tendresse, soutenu son mari dans toutes ses décisions et accordé à tous sa profonde bienveillance. Nul n'aurait pu rêver d'une mère plus adorable qu'elle, Sobekemheb la douce.
Malheureusement, lorsque sa fille, Ouadjet, avait décidé de prendre la mer pour accompagner une bande de pirates et que son mari avait péri en tentant de la récupérer, Sobekemheb était tombée malade. Son visage, d'habitude si souriant, s'était fait plus terne et la mélancolie l'avait happée.
Reda gardait en travers de la gorge ces sept dernières années. Leur vie si parfaite avait soudainement basculé pour les jeter à bat de leur bonheur. Il avait vu sa mère dépérir avant de puiser dans ses forces pour lui offrir un visage rassurant. Il l'avait vue s'user à lui rendre le sourire, en vain, et à tout faire pour assurer son avenir. Lui-même avait trimé, sans qu'elle ne s'en rende réellement compte, pour redonner à leur vie une certaine saveur. Il avait même versé dans le vol et l'assassinat...

Jusqu'à présent, le sentiment d'abandon, qui avait percé leurs coeurs, et son rôle capital dans la survie de sa mère lui avaient interdit de partir. Maintenant qu'il l'avait mise à l'abri et que sa décision de retrouver Ouadjet était prise, il ne devait plus hésiter.

- Mère, je...

- Reda, prends ceci.

Surpris qu'elle ne l'interrompe, le jeune homme tendit la main pour saisir ce que sa mère lui offrait. C'était une boule de tissu ocre, légèrement humide. Avec précaution, il tira sur les quatre coins de l'étoffe pour découvrir en son sein une poignée de dattes. Sa mère lui sourit.

- Je sais que tu en as déjà empaqueté, mais je viens de les cueillir à l'instant. Elle proviennent de l'arbre sous ta fenêtre...

Touché, Reda rougit un peu et s'empressa de les remballer les petits fruits avant de les plonger dans une de ses poches. Puis, il prit sa mère dans ses bras.

- Je reviendrai, je te le promets, souffla-t-il, le nez dans ses cheveux frisés.

- T'as intérêt, chacal, fit une voix grave derrière lui.

Reda se retourna brusquement et ne put retenir un grognement en découvrant derrière lui Bellal et Neferi. Son cousin, qui était prêtre, affichait une nouvelle fois son torse nu et arborait ses étranges oreilles de chacal sur la tête. Sa cousine, toujours élégante, était vêtue d'une tunique d'un bleu clair très apaisant, surmontée d'une grande cape blanche.

         
Le Marchand fronça les sourcils et jeta un coup d'oeil à sa mère qui, coupable, lui sourit d'un air complice.

- Tu ne croyais tout de même pas pouvoir t'échapper d'ici sans nous dire au revoir !? tonna Bellal en se rapprochant d'un pas quelque peu menaçant. Il pointa du doigt la poitrine de Reda et vint quasiment toucher du nez le sien. Il prit un air amusé. Quel sauvage...vraiment...

Neferi gloussa gentiment comme une petite souris derrière son frère et l'écarta doucement pour venir prendre les mains de son cousin. Elle les rassembla contre son front avant de lui offrir un sourire éclatant.

- Alors ça y est, tu nous quittes ? Il fallait bien que ce jour arrive...

Gêné d'avoir été découvert (trahi par sa mère serait plus juste), Reda eut quelques difficultés à trouver ses mots.

- Hé bien...oui...Je pense qu'il est temps.

- Tu comptes nous ramener Ouadjet ? demanda-t-elle dans un murmure.

Reda tressaillit en entendant le prénom de sa soeur. Il sentit que sa mère avait eu un petit hoquet de surprise près de lui. Le jeune homme ferma les yeux et inspira, comme pour tenter de ravaler sa colère. Puis, il ramena son regard dans celui de sa cousine.

- C'est ma priorité.

Bellal posa une main sur son épaule mais s'adressa à Sobekemheb comme s'il allait lui faire un exposé en lui présentant son fils.

- Ma tante, ne t'en fais pas, il a le coeur bien accroché et la tête dure. Regarde-le ! Vois comme il est déterminé ! Il ramena son attention sur Reda. Si je ne devais pas veiller sur le temple, je t'accompagnerais, cousin. T'as intérêt à nous revenir en une seule pièce ou à me laisser te trouver quand je pourrais moi aussi prendre la mer ! Bellal plongea sa main dans une bourse attachée à la ceinture qui maintenait son long pagne blanc bordé d'or. Il en sortit une statuette de chacal et la montra à Reda. As-tu emporté sa soeur ? Tu sais, celle que mes parents t'ont jadis offerte ?

Reda fouilla l'une de ses poches et en extirpa la même statuette.

- Je ne l'ai jamais quittée.

- Bien, elle te sera utile.



Après quelques échanges composés de reproches, d'accolades et de recommandations, Bellal et Neferi se mirent en retrait, pour laisser leur cousin faire ses adieux à sa mère. Ces derniers furent dignes, sans larmes, même si leurs coeurs saignaient à l'unisson. Enfin, Sobekemheb soupira, laissant son fils s'éloigner d'elle. Alors que Reda et ses cousins disparaissaient dans l'obscurité qui tombait sur la ville, elle murmura ces quelques mots entendus d'elle seule :

- Mon fils, garde en ton coeur mes enseignements et ne te perds pas en chemin.

Dans l'obscurité grandissante, Reda, Bellal et Neferi s'éloignaient peu à peu du quartier où le jeune marchand avait vécu ces dix dernières années. Au départ, ils marchèrent en silence, chacun perdu dans ses pensées. Reda tâchait de chasser de son esprit le dernier regard que sa mère lui avait adressé. Bellal, quant à lui, réfléchissait à un moyen de retrouver son cousin une fois que celui-ci se serait échappé. Neferi, elle, songeait avec tristesse que Reda allait cruellement lui manquer et qu'elle ne se sentait pas prête à prendre la mer un jour.

- Tu n'as jamais voulu quitter ta mère, fit soudainement Bellal. Tu n'as même pas ta propre maison. Et, aujourd'hui, tu vas carrément partir en exploration ? Décidément, je ne te suis pas cousin...

Reda garda la tête haute, déterminé à avancer sans dialoguer. Il n'avait pas prévu que ses cousins ne l'interceptent au moment de son départ. Certes, il était heureux de les revoir une dernière fois avant de quitter Alabasta, mais cela compliquait les choses.

- Laisse-le, Bellal...soupira Neferi. Tu sais très bien pourquoi il nous quitte.

Le trio continua son chemin sans dire mot. Ils croisèrent quelques badauds qui s'empressaient de rentrer chez eux. Reda fut heureux que leurs pas ne rencontrent aucun de ses clients. Lentement, ils descendirent les longues rues de la cité en direction du port. Certaines, plus animées que les autres, étaient encore fortement éclairées. Plissant les yeux, Reda ajusta sa capuche sur son front à plusieurs reprises. Bellal lui jetait des regards amusés. Soudain, il rit à gorge déployée :

- Ah ah ah ! Toi alors ! Il enroula une de ses larges épaules autour de celles de son cousin et le secoua franchement. De quoi t'as peur ?! T'es libre de faire ce que tu veux, cousin !

Reda se dégagea de son étreinte et le repoussa en grognant.

- Bon sang ! La discrétion, vous connaissez ? rugit-il les dents serrées.

- Ola !

- Du calme les garçons...soupira Neferi en intervenant entre eux.

Reda se sentit obligé d'expliquer la situation à ses cousins : il ne voulait surtout pas que ses proches et ses clients assistent à son départ pour différentes raisons.
La première était qu'il désirait entreprendre son voyage à la façon d'une quête intérieure. C'était très personnel et cela lui tenait à coeur. Il avait besoin d'affronter ses démons et de se lancer dans l'aventure seul. D'ailleurs, leur présence n'était pas prévue et il leur en voulait un peu de l'avoir ainsi surpris chez sa mère.
La deuxième était que ses clients risquaient de paniquer à cause des commandes en cours : ils pourraient le forcer à rester pour avoir la garantie que leurs vêtements seraient prêts dans les temps et vérifiés par ses soins. En soi, ses ouvriers feraient leur travail comme d'habitude, avec professionnalisme, mais un client peut parfois être très pénible. Les sommes en jeux les rendaient généralement aussi hautains que butés.
Enfin, la dernière raison qui le poussait à la discrétion, c'était qu'il voulait éviter à tout prix les effusions de sentiments. Mal à l'aise avec les marques d'affections trop prononcées et avec ses propres émotions (qu'il refoulait beaucoup), il ne souhaitait pas partir entouré de larmes et de plaintes.

- Vous deux, vous me connaissez mieux que quiconque. Je suppose d'ailleurs que c'est pour ça que ma mère vous a mis au courant...

- Ouais. Bah t'as de la chance qu'on ne se vexe pas facilement non plus...T'aurais au moins pu faire une petite réunion de famille pour annoncer ton départ.

L'arrivée au port se fit dans le plus grand calme. Sur les quais, les pêcheurs finissaient de vérifier leurs bateau à la lueur de petites lanternes et quelques marins terminaient leurs pipes avant de se diriger vers les bars prêts à les accueillir pour allonger la soirée.
Reda savait parfaitement où il devait se rendre. Il avait réservé une place dans un petit bateau discret en vue de quitter l'île durant la nuit. C'était un voilier de pêcheur aménagé pour tenir quelques jours en mer. Le Marchand s'était arrangé avec le capitaine pour embarquer cette nuit même, avec pour exigence qu'il ne lui pose aucune question et oublie son passage. C'était un homme très grand, filiforme, barbu et bourru, du nom d'Alaman Greitz. Il les attendait devant son bateau. Sa pipe fumait sous la lanterne du portique qui donnait accès à sa passerelle.

- Tu vas au Royaume d'Imashung ? C'est ça ? Demanda Bellal à son cousin en lui chuchotant dans l'oreille.

Le prêtre avait raison : Reda avait pour première étape le royaume voisin, une île très proche de la leur, que ce soit géographiquement ou culturellement. Le Royaume d'Imashung n'était en effet qu'à une journée de bateau d'Alabasta et sa population, prospère sous le califat d'Al'masha Kanishmen, était assez semblable à la leur. Là-bas, Reda était déjà connu pour ses créations de mode et il pourrait facilement trouver un petit logement en attendant d'être prêt à poursuivre son périple. Il allait pouvoir se renseigner sur les pirates qui avaient "enlevé" sa soeur, car ses recherches lui avaient appris qu'ils étaient bien partis dans cette direction onze ans auparavant.

- C'est ça. Le capitaine a un éternal pose pour faire le relais entre Alabasta et Imashung. Il a l'habitude de s'y rendre. Je vais commencer à chercher par-là...

Il jeta un regard à Neferi. Oui, il allait chercher des traces de Ouadjet au plus tôt et cela commencerait dès son arrivée. Il avait déjà quelques noms dans son carnet et comptait enquêter avec minutie.

- Bon, on y va ? demanda le capitaine d'un air impatient. Voyager la nuit c'est bien, ça me va moi, mais si vous voulez arriver à l'heure prévue...Enfin, c'est vous qui voyez...Faudrait pas que vous loupiez la caravane quoi. La crevasse d'Accham n'est pas accessible en bateau hein que j'sache...

Reda fit ses adieux à ses cousins et les remercia malgré tout d'avoir été là pour assister à son départ. Il était heureux de les avoir revus et même touché qu'ils soient venus d'Alubarna pour "sa pomme". Il accepta bon gré mal gré l'accolade de Bellal et lui promis de prendre soin de sa statuette de chacal. Puis, il embrassa sa cousine en lui montrant dans son sac qu'il avait pris la petite flûte qu'elle lui avait fabriquée l'année passée.

- J'savais bien qu'on était tes préférés !

Bellal rit et poussa Reda sur la passerelle. Le capitaine enleva cette dernière et regagna son petit gouvernail. Doucement, l'embarcation se détacha du quais et pivota pour aligner sa proue avec la sortie du port. Reda fit signe à ses cousins, mais ses gestes furent rapidement avalés par l'obscurité. Le Marchand était enfin parti.

- Tout de même...quelle idée !