Et l'équilibre, ça se brise

De retour aux Third District, Ada s'interrogeait encore du bien fondé de sa mission. Cette fois-ci, elle n'œuvrait pas pour Pétra. Tout du moins, pas directement. Cette nouvelle agente du Cipher Pol 6 que la jeune Kindachi avait aidée à se hisser à la tête des Contristes subissait depuis plusieurs semaines maintenant les retombés des manigances du gouvernement et il devenait compliquée pour elle de continuer à garder la face.

Le duo avait précédemment incité le jeune Jarrod Barnes à tuer Dwain Jasso dans un excès de rage induit par un des puissants poisons de l'Agent Viper. Les deux Contristes s'étaient alors affrontés jusqu'à la mort du leader. La scène fut exposée au jugement de l'ensemble du groupuscule révolutionnaire et Jarrod fut alors exilé dans les terres du Third District. Une sentence qui n'avait pas plu au jeune homme qui depuis, semble avoir reconstitué un nouveau groupe de dissidents, obéissant à toutes ses demandes. Et c'était bien lui qui donnait tant de fil à retordre à Petra. Sa présence dans la zone, ses discours extrémistes et sa volonté de reprendre le contrôle sur les Contristes la mettaient en mauvaise posture. D'autant plus que Jarrod n'avait jamais cessé de clamer son innocence et qu’il cherchait activement des preuves, se regroupant régulièrement avec quelques Contristes douteux pour leur soumettre sa version de l’histoire. Et bien sûr, cette dernière était avant tout constituée d’un odieux complot.

Il n’avait pas tort. Cependant, le gouvernement mondial avait pris plusieurs années à installer Petra comme un agent sûr et loyal au sein des Contristes et il n’était pas prêt à laisser sa couverture foirée à cause de on-dits non gérés. Alors le Cipher Pol avait naturellement envoyé l’agent qui avait géré l’affaire la première fois, et dont la discrétion au cours de la précédente mission leur permettait aisément de la renvoyer sans grand préparatif sur l’île. En revanche, cette fois il n’y avait pas de plan préétabli. Son coordinateur avait été clair, elle avait carte blanche pour arranger la situation sur place. Mais on lui avait conseillé d’éviter de simplement assassiner l’élément gênant car ce dernier avait déjà réussi à largement répandre le doute de la manigance au travers des rangs des Contristes et sa disparition, aussi discrète et mystérieuse soit-elle, n’aurait fait que soutenir son discours complotiste. Une chose que le Cipher Pol voulait absolument éviter.

Ada n’avait donc plus beaucoup de choix alors même qu’on lui avait offert une carte blanche pour la mission. Elle devrait décrédibiliser Jarrod aux yeux des Contristes doutant encore de l’histoire de la mort de Dwain. Et cela, sans intégrer Petra dans ses manigances. Tout du moins, pas directement. Parce qu’elles s’étaient tout de même retrouvées, dans une ruelle de la ville, à l’abris des regards, pour échanger des informations plus précises sur la situation sur place.

- “A l’âne boiteux, ce soir, vers 20h. Mélody a surpris quelques-uns de mes hommes parler d’un rassemblement. Une sorte de réunion pour que Jarrod leur explique ses idées et les invite à les rejoindre. Ils prétendent que c’est juste pour écouter mais j'ai peur que cela scelle la loyauté de certains. Parce que si jusqu'ici, il ne s'entretenait qu'en très petit comité, ce sera la première fois qu'il prendra la parole devant un large publique. Et cela veut certainement dire qu'il a une proposition à faire pour ceux qui hésite encore à le rejoindre.”

Son ton était triste, comme si Petra commençait à s’attacher à ces hommes et femmes révolutionnaires dont elle avait pris la tête pour le gouvernement mondial en secret. Mais si cela troublait Ada, elle n’en était pas inquiète. Elle savait que l’implication de Petra était une bonne chose pour sa couverture et tant qu’elle ne venait pas à s’opposer au GM alors tout cela n’avait que peu d’importance pour l’Agent du Cipher Pol 5.

- “Bien, je m’y rendrais en feignant un avis similaire à Jarrod, j’espère pouvoir intégrer son groupe comme ça.”
- “Et que comptes-tu faire après ?”
- “Je ne peux rien te dire. Ordre d’au-dessus.”

Cela était faux. Son supérieur ne lui avait donné aucune directive quant à ce qu’elle pouvait révéler à Petra, mais elle préférait que la jeune femme en sache le moins possible. Elle était venue pour éviter que l’ancienne marine ne se compromette, ce n’était pas pour lui donner les outils pour réussir à le faire. Alors d’un signe de tête, elle remercia la fausse contriste avant de disparaître d’un Soru.

Ada avait fini par trouver l’auberge de “L’âne boiteux”. Après plusieurs tours en ville, veillant à ne jamais passer deux fois au même endroit dans un temps restreint pour ne pas que les gens s'aperçoivent qu’elle était perdue, elle avait fini par repérer un petit groupe de jeune homme murmurant autour de cette fameuse réunion censée leur ouvrir les yeux.

La jeune agent n’était pas étonnée. Le Third District était depuis si longtemps laissé pour compte, sans loi, et sans leader que beaucoup était perdu. Les hommes avaient besoin de quelqu’un pour les fédérer, les organiser et surtout, leur donner un but. Et Ada était prête à parier qu’il s’agissait des promesses faites par Jarrod, en partie. Parce que les Contristes avaient déjà commencé à poser ce cadre. Un cadre bien trop rigide pour une population qui avait longtemps eu l’habitude de faire tout et n’importe quoi. Et si les hommes étaient pleins de contradiction, s’était bien dans leur attente d’un leader : ils veulent être guidés mais pas obligés, ils veulent des règles mais faire ce qu’ils entendent tout de même. Ce qu’il était compliqué de promettre sans s’attaquer directement à la liberté des autres.

Fronçant les sourcils, Ada montait la marche avant de pousser la porte de l’endroit. Une fois de plus, elle s’était appareillée comme le faisaient les natifs d’ici. Et si elle avait une chance portée par l’endroit miteux de sa mission, s’était bien que personne n’avait le luxe de se préoccuper de quelqu’un d’autre qu'eux mêmes. Et donc, tous les visages semblaient nouveau quand on était incapable de tourner la tête pour regarder autour de nous. Elle se fondait aisément dans le décor de la salle, tout du moins si elle avait été un homme trentenaire, une pinte à la main et une forte envie de gueuler que tout va mal à cause des autres. Mais cela, elle pouvait facilement l’imiter.

Elle allait s'asseoir vers le fond de la pièce, accoudé au comptoir, où elle échangea un regard avec le barman crasseux qui, toussant, la salua de la tête. Sur sa droite se tenait une estrade, tout du moins, quelque chose qui avait sûrement pour but de le représenter. Un tas de palettes de bois et de morceaux de carton, juste ici pour réhausser Jarrod pendant son discours tout en le mettant en avant.

D’un geste de la main, l’agent demandait un verre. Son esprit voguait déjà à la suite du plan. Elle souhaitait, une fois de plus, user de son poison colérique pour stimuler la haine et la rancœur de Jarrod devant les partisans et leur exposait que son impulsivité n’était que purement caractériel. Cependant, elle se doutait bien que si une fois de plus, seul lui était touché par la haine, alors il lui suffirait d’hurler une fois de plus à la machination. Non, elle voulait verrouiller les options.

Le tavernier lui posa enfin son verre sur le comptoir alors que son regard était déjà attiré par un plateau de pinte déposé à quelques mètres et qui serait sûrement dispersé dans la salle dans quelques instants. Une bonne occasion pour disperser son poison. D’un geste de main désinvolte, elle reversa sa boisson, la faisant couler de l’autre côté du comptoir en tombant dans le fracas de verre brisé. Mimant alors la surprise, Ada se redressait dans la foulée, comme attristée de la scène qu’elle avait volontairement provoquée.

- “Oh fichtre, comme je suis maladroite.”

Elle se penchait au-dessus du comptoir, attirant l’attention du tavernier avant que ce dernier n'attrapait un torchon crasseux sur son épaule pour se baisser et essuyer le liquide se répandant partout. L’attention qui avait été accordée à la scène était rapidement diluée à nouveau dans les conversations et les émulsions des attentes de la réunion. Ada pouvait alors facilement verser quelques gouttes de son poison dans trois vers du plateau. Une quantité infime qui prendrait du temps à faire effet et que l’agent espérait voir se déclencher au milieu du discours de Jarrod.

Une fois qu’il eut fini d’essuyer, le tavernier déposa un nouveau verre à la jeune femme avant de partir servir son plateau de pinte à différentes tablés. Parfait pour la jeune femme qui laissait déjà un sourire s’esquisser devant la mise en place de son idée.

Et rapidement, le silence se fit et le grand attendu de la soirée entrait dans la pièce d’un pas déterminé.

- “Cher camarade ! Je vois que vous êtes venu nombreux ce soir et cela me fait plaisir !”

L’entrée de Jarrod avait été remarquée. La majorité des lumières s’éteignaient pour ne laisser que celle éclairant la scène improvisée où avait grimpé l’orateur. Un peu ridicule aux yeux de l’agent mais elle se trouvait satisfaite de cette pièce sombre où il serait bien plus simple pour elle d’agir sans se faire remarquer.

Elle laissait ses yeux attentifs glisser sur tous les hommes accompagnant Jarrod et dont l’air renfrogné laissaient présager qu’ils n'étaient pas ici pour autre chose que protéger celui qu’ils devaient voir comme leur leader.

- “Avant tout, j’aimerai que l’on lève nos verres.”

Et d’un geste de la main, Jarrod invitait le tavernier à lui servir une pinte. Ada voyait là dedans une nouvelle occasion d’y glisser son poison pour toucher directement l’homme visé et alors que le patron faisait couler son verre ...

l’alcool, elle poussa d’une main fausse mal attentive, son deuxième verre. Tombant à la renverse de l’autre côté du comptoir, suivit des yeux par le Tavernier alors qu’elle se penchait non loin de lui pour glisser habilement le liquide incolore dans la pinte du leader, son corps cachant à la foule ses manigances.

- “ Je suis vraiment à l’ouest aujourd'hui. Je pense qu’il vaut mieux que j'arrête de boire.” Ajoutait-elle en se rasseyant sur son tabouret, le méfait accompli.

Contrairement aux autres hommes, elle avait augmenté la dose en espérant que les effets s’appliqueraient tous au même moment, entraînés les uns par les autres. Le Tavernier grogna devant le deuxième verre cassé mais effaça son expression renfrogné quand Ada déposa sur le comptoir des Berries pour payer les boissons et les dégâts. Tout de suite, la maladresse de la jeune femme n’était plus si grave et rapidement, l’homme préféra aller porter son verre à l’orateur que tous attendaient.

- “Je veux lever mon verre pour Dwain. Un ami qui m’était cher et qui repose maintenant en paix.”

Jarrod bu une gorgée de sa pinte sans en rajouter plus, laissant un silence pesant se répandre dans la pièce. Beaucoup ici devait encore pensait qu’il était le meurtrier de l’homme à qui il rendait hommage et cette contradiction faisait tourner les têtes, dresser les sourcils et s’élever les murmures.

- “Je ne l’ai pas tué.” Disait Jarrod d’un triste et appuyé. “Mais sa mort nous est profitable à tous.”

Ada se redressait. Son poison commençait déjà à faire effet ? Exacerbant la rage de Jarrod ? Non, c'était impossible. Il venait de l’ingurgiter et la dose n’était pas assez forte pour déjà corrompre son libre arbitre.

- “Les Contristes sont voués à disparaître. Avec Petra à leur tête, suivant à la lettre les enseignements de Haven, rien ne pourra plus jamais avancer dans le Third District.”

Les regards se faisaient toujours aussi étonné mais les têtes commençaient à doucement s’incliner en signe d’accord. Dans des murmures, on entendait des “il a raison” ressortir doucement. Ada commençait à se méfier de la tournure des événements. Elle sentait que la situation lui échappait.

- “Il est temps que quelqu’un ici reprenne les rênes de l’endroit laissé trop longtemps à l’abandon. Je pense qu’il est nécessaire qu’un leader se dégage pour donner une direction au Third District et créer l’unité qui sera nécessaire pour s’élever contre la marine et le gouvernement mondial.”

Après tout, Jarrod avait été bercé des idéaux révolutionnaires des Contristes depuis son plus jeune âge. Il n’était donc pas étonnant que pour lui, l'ennemi tout désigné soit celui qui avait pris place au-dessus de sa tête. Mais il restait un point complexe dans son discours. Les habitants du Third District avaient pris l’habitude de faire ce qu’ils voulaient, et il était impossible de diriger un peuple qui faisait tout et n’importe quoi.

- “Bien évidemment, soyez rassuré, vos libertés seront retrouvées et préservées. Tout comme les miennes.”

Et d’un geste vif, Jarrod sortait une arme à feu du revers de sa veste. Il la pointa sur un homme assis au premier rang avant de tirer une balle sans plus de mot. La détonation puissante fit s’abaisser toute l’assistance. Le canon encore fumant, Jarrod dressa son arme vers le haut, son regard se faisant plus menaçant.

- “Et bien sûr, si jamais comme cet homme vous osez trahir ma confiance en jouant les espions pour Petra, j’aurais l’entière liberté de vous abattre.”

L’ambiance dans la pièce se faisait bien plus pesante. Un homme au fond de l’assistance commençait à se redresser avant que l’arme de Jarrod ne le pointe à son tour. Dans un silence lourd, il se rassit doucement. L’ancien contriste avait réussi à créer la peur dans l’assemblé. Tout du moins, pour la majorité.

Un homme se levait d’un coup, ses yeux injectés de sang faisaient comprendre à Ada que le poison était enfin effectif. Il leva son verre à moitié plein en hurlant :

- “Vive Jarrod !”

Il y avait fort à parier qu’il n’avait aucune raison de pourquoi il lui louait une gloire mais ses réactions se faisaient seulement plus fortes et énervées. Il vint boire la fin de sa pinte d’une traite avant de l'exploser contre le rebord de la table en hurlant. Puis il était suivi de deux autres hommes faisant de même et galvanisant une partie de l’assemblé. Ada venait-elle d’aider le discours de Jarrod à convaincre les gens ? Pas totalement.

Une partie des personnes présentes se regardaient mal à l'aise, tout en applaudissant également pour éviter de trop attirer l’attention dans le cohue qui se formait. Le discours de l’ancien Constrite dura alors encore une trentaine de minute, lui laissant le temps de partager son point de vue extrême sur la situation et sur les “bonnes” décisions qu’il était important de prendre. Ada écoutait les paroles, plus inquiète pour la suite qu’elle ne l’était en arrivant. Cependant, il était clair qu’après cet excès de violence, plus personne ne remettrait en question la version de Petra. Et même Jarrod avait arrêté de prôner son innocence à ce propos.

Une semaine après le discours de Jarrod Barnes,

Ada était restée uniquement pour s’assurer que les doutes sur le meutre de Dwain avaient été dissipés. Elle avait vu petit à petit le groupe de Jarrod grandir et si pour le moment, il ne semblait pas encore suffisant pour présenter une menace pour le gouvernement mondial, il en était clairement devenu une pour Petra. Cependant, cela n’était pas dans les attributions d’Ada. Elle s’était présentée sur l’île dans l’unique but de dissiper les accusations de complot et s’était maintenant faite. La suite ne la regardait pas, au grand désarroi de Petra.

- “Je ne suis pas sûr de pouvoir contrer Jarrod. Il a réussi à mettre tous les anarchistes sous sa coupe.”
- “Effectivement.”

Dans un dernier échange, Ada restait parfaitement évasive avec Petra. Elle était en train de nettoyer ses gants tachés par la crasse de l’endroit, bien plus préoccupé par sa tenue que par la crainte de sa collègue.

- “Vous ne comprenez pas. La situation ne fait que s’aggraver.”
- “Je le comprends au contraire. J’ai assisté à cette assemblée chaotique.”
- “Et vous l’avez aidé à gagner des partisans.”
- “Ma mission consistait seulement à faire démentir les accusations de manigance vous concernant. C’est chose faite, plus personne ne prête attention à ces histoires.”
- “Parce que la situation a évolué en bien pire.”

Dans un haussement d’épaule, Ada faisait comprendre à sa collègue que tout cela lui était bien égal. Mais devant ce regard désespéré et agacé de la femme qui l’avait beaucoup aidé, l’agent se résigner tout de même à faire un pas vers elle.

- “Je ferais mention de la nouvelle situation du Third District dans mon rapport. Peut-être que le gouvernement vous enverra quelqu’un pour calmer le mouvement anarchique de Jarrod.”

Aucun des deux agents n’y croyait vraiment. L’endroit était abandonné depuis si longtemps qu’il était déjà surprenant que l’agent Viper s’était déplacé deux fois pour y intervenir. Alors dans un regard de rancune devant l’indifférence d’Ada, Petra saluait sa consoeur avant de tirer sur sa capuche et de quitter cette ruelle où elles avaient l’habitude de se retrouver.

Ada fit de même quelque instant après, rejoignant le navire venu la récupérer. Elle tiendrait sa promesse et ferait mention de la situation dans son rapport. Après, la décision du Cipher Pol quant à l’île ne la regardait plus.