Non loin de Marie-Joie, devant un grand bâtiment circulaire,
Il était enfin terminé, ce projet de plusieurs années. Un projet qui s’était basé sur un constat simple : la prolifération de la piraterie et de l’armée révolutionnaire. Et s’il y avait plus d’ennemis, il devenait nécessaire de former plus d'alliés. Seulement, là avait été le problème. Les locaux âgés de Marie-Joie qui avaient accueilli jusqu’ici le Cipher Pol n'étaient plus du tout adaptés aux nombres de dossiers traités ni même aux nombres d’agents arpentant les corridors. Alors forcément, certains directeurs avaient fait pression auprès du gouvernement mondial pour dégager un budget pour de nouveaux locaux, neufs et pimpants.
Et nombreux étaient les agents qui s’étaient regroupés autour de l’endroit en ce jour d’ouverture pour voir ce stupide ruban rouge être découpé d’un coup de ciseau. Et puis, c'était surtout l’occasion pour les esprits les plus curieux d’aller zyeuter ce qu’avait le pole voisin pour ensuite foncer se plaindre aux administrateurs qu' eux aussi voulait cette foutue machine à café qui pouvait torréfier les grains elle-même. Une perte de temps aux yeux d’Ada, et de beaucoup quand on savait que les budgets débloqués pour chaque pole et sa répartition provenait bien plus du directeur en place que de n’importe qui d’autres.
- “J’ai hâte de voir ce que le Cipher Pol 5 nous réserve.”
La voix aigre de l’Agent Ibis faisait froncer le nez d’Ada dans un reniflement désintéressé. Elle, elle se moquait bien de tout ça. Elle était juste venue poser un rapport sur l’avancée de l’Affaire Cabale qu’elle venait de terminer sur le Nouveau Monde. Jamais elle n’avait voulu se retrouver au milieu de ce groupe d'agents, comme des adolescentes, attendant qu’on leur ouvre les portes des soldes. Et elle était affligée par l'impatience dont faisait preuve sa collègue. Cela même qui l’avait croisé dans les couloirs de Marie-Joie et l’avait tiré à l'inauguration des locaux sans lui laisser une chance de s’opposer. Une collègue qui n’avait pas encore pris le temps de se mettre à jour sur le dossier de la Kindachi pour la croire encore du CP5. Mais sûr ce point, Ada ne pouvait pas lui en tenir rigueur. Ses promotions allaient bien vite depuis que son père s’était éteint. A croire qu’il était pour quelque chose dans ce blocage de progression professionnelle.
- “Merci à vous tous d’avoir répondu présent !” annonçait un des organisateurs avec un ton des plus enjoués. “Nous sommes heureux de vous accueillir pour vous faire visiter vos nouveaux locaux !”
Et tous applaudissaient. Le ruban rouge que l’orateur s'apprêtait à couper était attaché à des ballons colorés. Cette vision fit soupirer la Kindachi de désespoir. Elle peinait à croire que le Cipher Pol était une des organisations les plus sérieuses et craintes de ce monde alors qu’elle se trouvait ici, forcé de célébrer l’ouverture d’un bâtiment, dans un cadre de goûter pour enfant. Pourtant, lorsque l’organisateur coupait le ruban, les cris et les applaudissements augmentaient alors que dans la joie et l’amusement, tous étaient invités à entrer.
En regardant autour d’elle, suivant doucement le mouvement, Ada se rendit compte qu’elle était bien la seule à ne pas apprécier le moment. Une pensée lui vint alors à l’esprit : Pandore avait sûrement raison, elle était une sale rabat joie.
CP5 contre CP4
Alors pendant cette visite, peut-être se laisserait-elle aller à l’euphorie du moment. Et par chance, ou malchance, c’était les locaux du Cipher Pol 5 qui étaient présentés en premier. Car non, les organisateurs n’avaient pas commencé dans l’ordre des numéros, ce dont tout le monde s’attendait, mais plutôt par les pôles les plus peuplés et sûrement, mathématiquement, les plus attendus. Et tournant dans cette grande salle circulaire, Ada regardait d’un œil intéressé les imposantes portes qui menaient à chaque pole et au-dessus desquelles était inscrit le numéro de la section en question. De un à neuf. Elle constatait avec surprise que pour l’entrée de chaque pôle, les directeurs avaient su rester simples et rigoureux. Ce qui démontrait bien le sérieux de l’institution malgré cette drôle de visite.
Une fois devant la porte du Cipher Pol 5, un grand attroupement semblait se former. Et avec fierté l’un des organisateurs et membre du pôle en question poussait les portes pour dévoiler un large et long couloir. De nombreuses portes parallèles devaient donner sur diverses pièces mais d’un pas hâtif, le groupe était guidé vers une des salles du fond. Ada ne doutait pas que les organisateurs de chaque pôle étaient sûrement impatients de montrer aux agents, non pas l'ensemble de l’endroit, mais bien les pièces les plus importantes pour chaque pôle. Et pour le CP5, c’était une salle d'entraînement aseptisé, bien rangé et particulièrement équipé qui avait l’air de faire la fierté de l’organisateur.
Alors que tous lâchaient des “oooooh” impressionnés, Ada plissait les yeux devant les installations neuves. Elle était talonnée de près par l’agent Ibis qui, de son regard fourbe, ne quittait pas des yeux la Kindachi. Et tout cela rendait Ada particulièrement mal à l’aise. Elle sentait bien que sa collègue avait quelque chose derrière la tête, mais ne pas savoir de quoi il s’agissait la dérangeait. Naturellement, elle se serait sortie de cette situation en quittant simplement la pièce mais elle était bloquée avec le groupe et cette oppressive présence. Grimaçant d’inconfort, l’agent Viper tournait la tête pour écouter les explications du guide du Pol 5.
- “Le Cipher Pol 5 est sûrement le plus versatile de tous mais surtout, celui dont l'entraînement se doit d’être le plus rigoureux.”
Et bien sûr, ces simples mots avaient suffi à soulever des murmures de mécontentement dans l’assemblé formé d'agents de tout pôle et qui venait indirectement de se faire insulter par la remarque de l’orateur. Cette réaction, tout le monde aurait pu s’en douter. Pendant cette visite, tout serait bon à la comparaison et à la mise en avant de tout un chacun en descendant les autres. Le Cipher Pol, comme les sections de la Marine, ne dérogeait pas à la règle de la comparaison compulsive.
- “Alors pour vous imager ce pôle, je pense que cette pièce est idéale. Cette salle d’entrainement toute équipée permettra aux agents de s'entraîner avant, ou entre chaque mission. De plus, nous disposons de quelques arènes pour que les agents puissent s’évaluer.”
Bien sûr, dans la gentillesse et la camaraderie qu’on connaissait des enfants entraînés à être des espions et des assassins depuis leur plus tendre enfance. Et avec cela, on vous servait au moins un café, moulé par la super machine d’un autre CP.
- “Je pense que pour illustrer la chose, le mieux serait …”
- “De faire une démonstration !” avait coupé une voix bien trop familière.
Ada avait tourné la tête pour constater que cette interruption venait de l’agent Ibis. Un bras levé, elle s’était redressée dans l’assemblé et le sourire illuminant son visage ne disait rien de bon pour l’agent Viper. Car cette fourbe avait toujours une dizaine de coups à donner d’avance. Ca, Ada avait fini par le comprendre à ses dépends.
- “J’ai avec moi une collègue, même mieux, une amie. Nous serions ravis de vous faire une démonstration au travers d’un combat amical.”
Ada grimaçait déjà en entendant ces mots. Elle n’avait pas besoin de plus pour comprendre qu’il s’agissait d’elle, “l’amie”. Et le regard satisfait lorsque l’organisateur accepta avec joie la conforta encore plus que tout cela, l’agent Ibis l’avait prévu. En même temps, la jeune femme avait un don pour se rapprocher des gens et leur soutirer informations comme confidences. Elle avait dû être mise au courant pour cette salle et pour la présentation au quelle elle aurait le droit lors de la visite. Et reliant les points, Ada finissait par comprendre pourquoi cette agent qui semblait détester Ada depuis ses dernières promotions, avait tant insisté pour la mener jusqu’à l’inauguration des nouveaux locaux. Elle pensait sûrement infliger à la Kindachi une humiliation publique dont son honneur ne se relèverait pas, mais Ada n’était pas idiote. Et surtout, elle n’était pas aussi faible que pouvait le penser l’Ibis. Alors balayant son air renfrogné, elle montait sur le ring pour affronter le volatile à main nu. Et aujourd'hui, l’Ibis s’écroulera face aux crocs du serpent.
Poings dressés, les deux femmes s’étaient mises en position bien rapidement. Le regard de l’une comme de l’autre se plantait dans celui adverse. Elle était toutes les deux particulièrement confiantes dans cette affrontement, pensant sûrement gagner à l'issue. Cependant, pour qu’il y ait une victoire, il fallait une défaite. Alors l’une d’elle finirait forcément déçue du combat, en plus d’être douloureux.
Et si Ada pouvait reconnaître un avantage à l’Ibis, c’était bien sa taille comme sa carrure plus imposante. La Kindachi avait toujours eu une musculature svelte et discrète. A l’opposée, son adversaire était plus carré et de visu, nombreux seraient à croire qu’elle était également plus puissante. Un triste constat qui serait bientôt démenti par les coups.
Frappant dans une cloche avec un petit maillet, l’organisateur faisait joujou avec l'équipement pour illustrer au mieux l’affrontement. Mais cela était loin de perturber les deux femmes. L’agent Ibis avait même profité de ces instants pour porter le premier coups, esquivait avec sérieux par l’agent Viper.
Puis Ada répliquer. Un premier coup, un second, un troisième. Rien ne semblait toucher. Les deux espionnes étaient en pleine forme, sur le qui-vive, et pas prêtes à laisser à l’autre le plaisir de la toucher. Alors forcément, les premiers échanges ressemblaient plus à des coups dans le vent qu’à un vrai combat. Mais le temps passait vite et la confiance montait petit à petit dans chaque femme, autant que la frustration ne pas avoir pu porter de premier coup. Alors elles allaient sûrement changer de technique.
L’agent Ibis dressa deux doigts, et d’un Shigan précis, elle visait cette fois l’épaule de son adversaire. D’un poignet souple, Ada frappa à plat sur le dos de la main de son adversaire pour lui faire dévier son attaque vers le haut alors que, du côté opposé, elle copiait l’attaque adverse. L’agent Ibis esquiva en se tournant de biais, mais la Kindachi semblait s’attendre à cette réaction car, au premier pas en arrière de son ennemi, elle s’était déjà abaissée pour lui faucher les pieds d’une rotation de la jambe bien tendue.
L’oiseau au sol, le serpent se redressait satisfait. Tournant le dos, elle venait réclamer les acclamations du public d’agents, exaltés par les échanges de coups. Cependant, penser que les choses s'arrêtaient là était bien ridicule. L’agent Ibis frappa le sol de l'arène de son poing frustré avant de se relever vers son adversaire, et à peine Ada avait tourné la tête vers elle, voilà qu’elle prenait une droite en plein dans la mâchoire.
La lèvre fendue, la langue mordue, Ada abaissait son masque et crachait au sol un filet de bave sanglant. Elle prenait appuie sur ses genoux, la tête vers le bas, pour finir d’expulser le trop plein de sang qui lui remplissait la bouche. Puis elle redressa la tête. Un regard amusé par le coup bas de sa collègue.
- “On a pas supporté la balayette ?”
Et à peine Ada finissait ses mots que l’agent Ibis lui collait un uppercute dans le bide, la faisant se tordre en deux. Tombant sur le côté, les acclamations reprennaient de plus belles, mais plus pour le même agent. Ada s’était laissé porté par l’euphorie du moment et la provocation narquoise avait complètement éclipsé son attitude si sérieuse habituellement. Elle avait oublié de prendre en compte un détail lorsque sa collègue l’avait fait monter sur le ring: l’agent Ibis se battait pour son honneur. Et au vu de la fureur qu’elle mettait dans ses coups, elle ne pouvait et ne voulait pas perdre contre Ada. Un constat qui renforçait alors la Kindachi dans sa volonté de gagner. Alors fini les moqueries.
L’agent Ibis se tenait toujours prête, non loin du serpent à terre. Et dès que Ada commençait à se redresser, l’oiseau tenta de lui coller un coup de pied dans la tête pour la remettre à terre. Ada esquiva en reculant. Le poing serré, elle vint frapper dans le genoux de l’agent Ibis avec force, lui faisant perdre l’équilibre. Les quelques instants chancelant du volatile étaient suffisants pour qu’Ada se relève. Sa collègue se rattrapait au bord de l’arène avant de se retourner pour faire face à son adversaire. Quand Ada s’approchait d’un pas déterminé, l’oiseau tenta un nouveau coup de poing dans le visage. Facilement évité, Ada répliqua qu’une gifle rigide dans l'oreille qui provoqua un puissant acouphène et désorienta encore plus son adversaire. Chancelante, l’agent Ibis peinait à tenir debout et dans des mouvements désespérés, elle tentait tant bien que mal de mettre un coup de plus au serpent qui déviait ses coups d’une main souple. Puis, pour enfin en finir, Ada serra le poing avant de venir percuter le plexus de son adversaire.
Tombant à genoux, puis sur le flanc, l’agent Ibis n’arrivait plus à parler, sa respiration étant momentanément coupée. Ada secouait ses mains comme si elles étaient endolories avant de descendre de l'arène devant un public médusé par la violence de l’échange. Puis, au bout de quelques secondes, la foule s’emballa et nombreux fut les agents qui venaient féliciter le serpent pour la démonstration.
Ada s’était assise sur une chaise, toujours entourée d’une foule admirative. Mais cette fois, elle s’était scindé en deux, l’autre partie entourant l’agent Ibis, inquiet de sa situation. Si les organisateurs avaient accepté de laisser la foule un peu s’emballer devant cette victoire du Cipher Pol 5, ils avaient fini par calmer l’assistance pour venir porter les soins aux deux combattantes qui, loin d’avoir mené un véritable combat amicale, ne devaient sûrement pas être amies du tout.
- “C’était un beau combat mais je m’attendais à plus … doux.”
- “Je voulais vérifier la résistance des installations. Et je suis satisfaite.”
L'organisateur ricanait mal à l’aise. Il avait plutôt l’impression que c’était la résistance de leur collègue qu’Ada avait voulu essayer et se retrouver de la sorte dans un combat d’égo ne lui plaisait pas beaucoup. Il tendit une serviette noir à la Kindachi dont le sang coulait toujours de la bouche. En la regardant s’essuyer, il constatait les sillons tracés à même sa peau et la peau brûlée qui les composaient.
- “Vous vous êtes brûlé ?”
- “Ne touchez pas à ça.” gronda alors Ada.
Rapidement, elle finissait de s’essuyer avant de remettre son masque en place. Elle oubliait bien souvent que extrêmement peu de gens savait ce qu’elle avait pris l’habitude de cacher derrière ce masque de cuir et elle n’avait aucune envie de le partager à qui que ce soit aujourd’hui. Ou n’importe quels autres jours. L’organisateur fit une mine frustrée et déçue mais ne demandait pas plus. Il recula d’un pas pour se tourner vers l’assistance et de clamer :
- “La visite va reprendre, regroupez vous à l’entrée de la salle.”
Et rapidement, les murmures se mirent à changer. Tous commençaient à s’intéresser aux prochains pôle visiter à la blessure de l’Agent Ibis qui avait fini par se remettre debout, son regard furieux pointé sur Ada. Si la Kindachi espérait que cette victoire lui fasse comprendre l’écart qui les séparait, elle semblait simplement avoir renforcé une rancune tenace dans l’esprit de l’oiseau. Un triste constat.
Ada soupira longuement en se relevant pour suivre le groupe, déposant sa serviette ensanglantée sur sa chaise.
- “Maintenant, direction le Pol 2 !”