Carnet de voyage de Kyoshi Okabe
Année 1623, semaine 13, jour 1
Encore un foutu voyage sur un rafiot pourri d'un marchand capitaliste qui essaie de s'en mettre plein les fouilles et qui n'a absolument aucun intérêt dans la compréhension du monde. Enfin, si, il veut bien l'comprendre si ça lui rapporte. Encore un type qui n'a jamais entendu Al Beret n'Stein parler... Une fois, à l'époque où j'étais encore en apprentissage sur Ohara, il m'avait lâché une phrase assez marquante; ça devait être un truc du style:
La joie de regarder et de comprendre est le plus beau cadeau de la nature.
Déjà à l'époque, c'était une base de ma philosophie scientifique, mais après que ce grand monsieur avait prononcé ça, c'est devenu un leitmotiv. Il faudra que je passe le voir, tiens, avant d'passer à la grande bibliothèque.
Trois longues années que je suis parti sans rien dire... Je me demande si cela a changé depuis cette époque. J'imagine que certains des plus âgés s'en sont allés et que de nouvelles têtes sont apparues dans les rangs des scientifiques. Je dois bien avouer que ça m'effraie un peu. Mieux vaut ne pas penser aux mauvaises nouvelles que je pourrais trouver sur cette île qui reste un peu mon chez-moi.
Toujours est-il qu'il faut que j'aille chercher des infos sur les bords de Plateau. J'ai bien quelques idées pour résoudre mes problèmes avec la mousse absorbante que j'ai promis au marine Livingstone, mais voilà, ce sont des idées. Il faut absolument que je vérifie ce qu'il se passe aux jointures entre les films. Et quel meilleur endroit pour trouver des informations sur un sujet scientifique que la grande Bibliothèque d'Ohara?
Je laisse de côté mon récit, nous arrivons...
***
La barque poussée par deux matelots avançait, portant Kyoshi Okabe vers la Terre qui avait vu sa seconde naissance. Le capitaine marchand n'avait pas eu la moindre hésitation quand il avait refusé la proposition du scientifique de venir taper la causette et s'instruire avec des grands de ce monde. Encore une preuve de son imbécilité. Il ne fallait pas insister. Au-dessus de l'île se profilait donc l'arbre géant avec à ses pieds un petit village qui montrait le bout d'son nez, ridiculement petit en comparaison avec le mastodonte de l'île.
Les deux matelots avaient laissé le scientifique débarquer rapidement et s'étaient retirés aussi rapidement, fuyant l'île comme si elle était remplie de fous... Pauvres fous qu'ils étaient! Il était temps de les laisser à leur ignorance et d'aller enrichir son cerveau de connaissance. L'Empereur ramassa son paquetage et son djembé pris pour la route. La colline à monter pour atteindre le village n'avait pas changé, un petit chemin champêtre tout à fait banal. L'emprise du gouvernement ne semblait pas s'être accrue. Certes, on sentait un peu son influence dans l'architecture de certains bâtiments, dans l'agencement des rues. Il y avait quelque chose d'ordonné, de propre. Mais par-dessus ce schéma classique, on voyait que finalement, les gens avaient un peu fait ce qu'ils voulaient de l'île, sans grand contrôle. Il retrouvait beaucoup de barbes longues, de cheveux en pétard, de lunettes en culs-de-bouteilles... Autant de stéréotypes des scientifiques perdus dans leur monde... Non, autant de réalités des scientifiques perdus dans leur monde. Les mecs qui provenaient d'ici, même populaires avaient des airs un peu de dégénérés pour la plupart. Genre ce chanteur qui avait fait un carton quelques années plus tôt... Celui qui chantait ceci:
Oui dis-moi connais-tu l'animal
Qui inventa l'calcul intégral ?
Est-ce Leibniz ou bien Newton
Ou bien est-ce que c'est moi qui déconne ?
Voudrais-tu, mon amour
Intégrer des équations nuit et jour ?
Enfin, vous imaginez quoi... Ils ont cru que c'était du surréalisme. Il était juste complètement frappa-dingue le type. Viré de l'île parce qu'il ne disait que des conneries. Un génie déchu en quelque sorte. Tout ça pour vous dire que Kyoshi se sentait finalement bien à son aise, de retour parmi les siens.
Il regarda les rues familières, et choisit sa direction vers la maison de Beret n'Stein. Il ne fallut pas très longtemps pour y arriver. Elle était non loin de l'arbre, au bout de la rue principale qui traversait le village. Cette vieille maison faisait toujours autant penser à un gros champignon. Cette architecture intrigante était, de l'avis du maître des lieux, une invitation à la réflexion et un stimulant pour l'imagination. Kyoshi s'était souvent demandé en quoi, mais vu les trouvailles que le chercheur avait réalisées toute sa vie dans cette maison, il fallait bien admettre qu'il avait sans doute raison. Encore une énigme sur laquelle il faudrait se pencher un jour... Le physicien nota ça dans une marge de son carnet de notes. Et s'approcha pour frapper à la porte du vieux Sensei quand il entendit une voix:
- Si vous cherchez le professeur, il était en réunion le matin. Vu l'heure qu'il est, j'pense qu'il reviendra bie... MAIS! Ce chapeau! Cette main en moins... KYOSHI? KYOSHI OKABE?
Intrigué, le physicien se retourna pour faire face à celui qui venait visiblement de le reconnaître.
- Oy! Vous ê... Eeeeh, mais c'est le vieux Will Hidixon! Vieille branche comment va depuis ce temps?
Les deux hommes se retrouvaient pour la première fois depuis trois ans... Trois ans à boire leurs petits verres d'absinthe seuls. Trois ans sans faire de vielle Jam à Ika, la côte est de l'île, avec Kyoshi aux percus et le Will à la guitare. Trois ans sans se prendre le choux sur la philosophie des sciences. Trois où Will ne piquait plus les cibles féminines de son ami avec une facilité déconcertante et où Kyoshi se plantait tout seul, comme un grand. Il était accoudé sur l'appui de fenêtre d'une maison plus loin.
- Attends, j'sors le matos, j'arrive!
Et il sortit avec une bouteille, deux verres, une guitare cabossée avec des coeurs dessinés par ses admiratrices. Ce mec était toujours un vrai Dartagnan, la définition même de cette sous-espèce du genre humain! C'était sans doute un des rares types sur cette île qui ne respirait pas les équations, qui ne transpirait pas les formules chimiques, qui ne parlait pas en symboles mathématiques. Et pourtant, il avait de l'esprit. Dans l'attente du vieux Al, c'était des tranches de vie qui étaient chantées par les deux potes.