« Zelefh ! On a besoin de planches ici !
- J'arrive. »
Yoakim retira sa chemise, s'épongea le front et but une gorgée d'eau. Puis il ramassa un lot de planches, les plaça sur son épaule, et se dirigea vers la carcasse d'un navire en construction. Cela faisait deux semaines qu'il avait rejoint les charpentiers qui travaillaient dans cet immense entrepôt, se faisant passer pour un apprenti. Quatre armatures de grande taille remplissaient les lieux, et une cinquantaine d'artisans étaient répartis entre elles. Le hangar donnait sur la mer, ouvert sur des quais prêts à accueillir les navires dès lors qu'ils seraient en mesure de flotter. A priori, il s'agissait d'une petite société de construction navale dont le carnet de commande était plutôt bien rempli pour son envergure. Une parmi tant d'autres sur les docks de l'île de Wood Junction, un endroit réputé pour ses chantiers et pour la sécurité à toute épreuve assurée par la garnison de l'E.M.M. qui s'y trouvait. Mais derrière cette jolie façade de travail honnête et prolifique, se cachait une réalité plus ennuyeuse pour le Gouvernement Mondial. Les charpentiers de l'entrepôt dans lequel Yoakim s'était introduit étaient des criminels qui vendaient des armes navales aux groupements révolutionnaires de la région.
« La coque tiendra pas cinq minutes avec un boulot pareil, marmonna un grand type en observant les artisans qui travaillaient le bois non loin de là, alors que le jeune homme déposait les planches auprès de lui.
- Tu es trop exigeant, rétorqua l'agent du CP5 comme s'il se souciait du problème. Engage des ouvriers sérieux et pas des soulards, si tu veux de l'exceptionnel. »
Le charpentier jura dans sa barbe et lui fit face. C'était une véritable montagne de muscles, au crâne couvert de cicatrices. Haussant un sourcil, il avisa le jeune homme d'un œil circonspect. Il correspondait parfaitement à la description que Yakutsuki Rei, son supérieur direct, avait faite à Yoakim deux semaines plus tôt. Avec ce constat, il se remémora la conclusion du premier briefing de sa carrière.________________
« Le groupe en lui-même n'est pas dangereux, c'est simplement un petit souci pour le gouvernement dans cette zone. Les sources sont fiables, mais les preuves manquent. Ton rôle, c'est de t'infiltrer pour trouver matière au démantèlement.
- Quelque chose de particulier à connaître sur leur chef ?
- Dusty Mc Olister. C'est surtout un vantard qui n'a pas grand chose dans le pantalon. Tu ne maîtrises que le Tekkai et le Rankyaku, mais ça devrait suffire s'il t'arrive des ennuis.
- Très bien. »
Yoakim se leva et se dirigea vers la sortie du bureau du leader du CP5. Au moment où il posa la main sur la poignée de porte, ce dernier reprit la parole:
« C'est ta première mission, tu la feras en solo. Si tu confirmes les espérances de ceux qui t'ont permis d'intégrer nos services, je te mettrai dans une équipe.
- Vous devriez aussi prévoir de me céder votre siège, rétorqua Yoakim en émettant un petit rire avant de sortir de la salle, C'est pour bientôt. »________________
Mc Olister se tenait devant le jeune homme, croisant les bras et le jaugeant d'un air supérieur. Cette attitude amusa Yoakim au plus haut point, si bien qu'il lui adressa un sourire ambigu, que le charpentier ne sut pas interpréter. Fronçant les sourcils, l'homme prit la parole:
« Ton tatouage me fait toujours cette impression tordue, Zelefh. Remets ta chemise, ça m'met mal à l'aise ce truc.
- Ne sois pas si froussard, Dusty. Ce n'est qu'un visage, rétorqua l'intéressé.
- Ouais, bon... Quoiqu'il en soit, tu vas pouvoir me prouver que j'ai eu raison d'accepter de te prendre sur le chantier en tant qu'apprenti. Et si tu continues le bon boulot que t'as fait jusqu'ici, t'auras p'têtre droit à du biscuit.
- Trop aimable. Qu'est-ce qu'il te faut ?
- Faut des bras en plus sur l'armature numéro 4. La quille a été mal rabotée, à cause des plans. J'ai viré l'ingénieur qui les avait faits, tu m'étonnes. Enfin on s'en fout, pour qu'on termine dans les temps, va falloir mettre les bouchées doubles, il nous reste qu'un mois. On va pouvoir voir ce que tu vaux.
- Un mois ? Qui est l'acheteur ?
- C'est le type qui se fait appeler "le Buveur", piaffa Mc Olister.
- Encore un révolutionnaire. Tu n'as pas peur du gouvernement ?
- Moi j'm'en fous, tant qu'il paye. Magne-toi d'aller aider les gars, et perds pas ton temps à essayer de comprendre. C'est pas ton boulot.
- Bien, bien, répondit le jeune homme en souriant. Je vais m'occuper de ça. »
Yoakim s'alluma une cigarette et la glissa entre ses lèvres, puis s'éloigna à pas lents. Fermant les yeux et rangeant ses mains dans les poches, il énuméra en lui-même les différents éléments qui pouvaient lui être utiles. Mc Olister dirigeait seul la conduite de l'entrepôt. C'était donc lui qui assurait la gestion des finances et la mise en œuvre des commandes. En-dessous de lui, les ingénieurs supervisaient les chantiers, et dirigeaient le reste de l'entreprise, à savoir les artisans, les ouvriers et les apprentis. Tous savaient dans quel type de business ils trempaient, la plupart avaient même rejoint le chantier uniquement pour cette raison. Lorsque Yoakim s'était présenté à Dusty pour se faire embaucher, il lui avait d'ailleurs fallu prétendre que faire partie d'une société qui était en commerce avec la Révolution ne lui posait pas de problème. Être convaincant n'avait pas été difficile.
Mais le plus dur restait à faire. Pour permettre au gouvernement de mettre ces types sous les verrous, il fallait trouver de quoi les inculper légalement. Et bien que tous avouaient ouvertement qu'ils savaient qu'ils travaillaient en lien avec les révolutionnaires, aucun ne dévoilerait le secret en dehors des murs du chantier. Il fallait trouver la véritable preuve, irréfutable, celle qui ne pouvait pas prêter à confusion. C'est-à-dire le flagrant délit, ou l'élément matériel. Yoakim ne jugeait pas Mc Olister suffisamment stupide pour laisser des traces écrites de ses échanges avec des individus tels que le Buveur, c'est pourquoi il privilégiait la piste de la main dans le sac. La prochaine étape de son travail consisterait donc à se rapprocher d'un des sbires de Mc Olister et de l'amener, d'une manière ou d'une autre, à favoriser un tel dénouement.
L'agent du CP5 tira une bouffée en arrivant à l'autre bout du hangar, sur les lieux de la construction numéro 4. Il alla se présenter au premier contremaître qu'il trouva, et celui-ci lui assigna la tâche de poncer une partie des planches qui allaient servir à la mise en place de la coque. Yoakim s'exécuta, et ce faisant, il détailla du regard les différents artisans qui se trouvaient sur les lieux. Beaucoup arboraient une mine patibulaire, certains étaient même franchement inquiétants, mais tous semblaient être des ouvriers qualifiés. C'était d'ailleurs quelque chose qui avait manqué de le surprendre dans un premier temps, et puis qu'il avait fini par trouver logique compte tenu de la nature de leurs activités. Mc Olister savait s'entourer. Consumant sa clope, Yoakim médita sur la question tandis que les planches s'affinaient dans le frottement du rabot et le mouvement de son bras.
Corps de verre et coeur de pierre
« Mh. »
Ce son m’échappa. Je regardai autour de moi les hommes qui enchainaient travaux sur travaux pour monter le nouveau projet de l’entreprise. Un navire, énorme, qui prenait une majorité de la place, qui frôlait le toit. Une idée folle qu’on avait bien voulu financer, qui nous prenait tout notre temps et qui mobilisait les meilleurs ingénieurs et charpentiers de l’île. Les travaux avaient commencés depuis un bon petit moment, et chaque jour de nouvelles têtes arrivées pour aider et accélérer la construction. J’étais moi-même suppléante de l’ingénieur en chef, à ses ordres, devant accomplir les quelques tâches que nous pouvions faire alors que le chantier avait à peine commencé et se profiler lentement, prenant de l’avance sur la construction de l’équipement basique du bateau.
William se tourna vers moi et leva les yeux, attrapant le tournevis que j’avais dans la main sans vraiment prêter attention à ce que je venais de faire. Il me savait distraite et j’avais des raisons de l’être. Il me rappela à l’ordre d’un claquement de doigt en me priant de redescendre sur terre et de me concentrer.
« Qu’est-ce qui t’arrives ?
- Rien, rien. »
Silence. Il fronça un sourcil en lâchant un soupir désespéré. Attrapant un chiffon, il s’essuya ses mains pleines de cambouis et me jeta un regard appuyé. William allait se faire oreille attentive face à mes troubles du moment, troubles qui se résumaient aux actuelles visées de mon nouvel emploi. Je ne savais pas vraiment dans quoi je trempais ni dans quoi j’allai, et maintenant que j’y étais, je sentais que quelque chose ne tournait pas rond. J’avais traversé les mers dans l’espoir de rencontrer le grand Bad-Ass, un ingénieur, sinon l’ingénieur à connaitre et à fréquenter. William s’était fait tuteur d’exception jusqu’ici et j’avais plus appris en quelques jours à ses côtés qu’auprès de tous ces gus qui n’avaient fait que mettre ma vie en danger.
En plus de cela, j’avais énormément d’affection pour cet homme qui avait su se montrer humain, sinon paternel à mon encontre, faisant toujours en sorte depuis le début de notre collaboration que je sois bien traitée, logée et nourrie. Peut-être par intérêt ou simplement parce qu’il savait que sinon, Yumen lui referait le portrait. Il veillait à tout pour mon confort, et je ne pouvais qu’admettre que c’était plutôt agréable. Mais aujourd’hui, quelque chose n’allait pas, en particulier à cause des agissements de notre patron commun.
Notre patron ? Un grand homme, barbu et gonflé, qui ne voyait en son entreprise que le profit qu’il en tirait. C’était tellement triste à voir. William n’était pas de sa trempe, mais il le disait et le répétait souvent : « tant qu’il me paye, je m’en fous ». Ce désintérêt avait de quoi me troubler, parce que ma curiosité naturelle avait pris le pas sur cette ignorance sécurisante. Ça sentait mauvais, et il fallait que j’en comprenne les mécanismes. Plusieurs agissements m’avaient mis la puce à l’oreille, mais aucune preuve pour étayer ma théorie…
Et puis, William, la passion qu’il mettait à son travail, le fait qu’il puisse avoir des ennuis… J’hésitai.
« En fait, je reste perplexe. Sur notre travail, ce qu’on fait là. C’est un peu gros. Je…
- Nop, j’t’arrête tout d’suite. T’sais rien. T’as rien vu, rien entendu. Et j’te mettrais au courant de qued, c’clair ? T’apprendras, Gamine, qu’faut pas toujours savoir pour quoi ou pour qui on bosse, surtout ici. Et si t’voulais du clair et limpide, fallait surtout pas venir vers moi. Maintenant, t’viens m’aider, j’arrive pas à passer derrière le moteur pour placer ça.
- Mh… »
Je m’approchai et attrapai la visse qu’il me tendait. Longeant la main le long de l’acier froid, j’allai jusqu’au trou ou j’étais sensée mettre l’outil pour le fixer à une tige qui était sensée le tenir en place. L’endroit était étroit et même ma finesse naturelle ne m’aidait pas à me mouvoir dans aussi peu d’espace :
« Tire bien, j’ai du mal à passer.
- C’bon ?
- Deux secondes… Je n’arrive pas à lâcher le sujet : c’est stressant de pas savoir, de simplement mettre la puce à l’oreille sans pouvoir connaitre le reste. On ne risque pas des soucis ?
- Nop.
- Comment tu peux en être si sûr ?
- Parce que j’sais rien. T’as serré ? Si ça ne l’ai pas assez, ça risque de se dessouder avec le temps, alors vas-y fort.
- Euh… Pas tout à fait.
- Gamine, écoute-moi. J’suis pas là pour chercher les ennuis avec ceux qui m’embauchent. Je sais pas précisément ce qu’ils foutent ici. Et j’m’en fous. J’ai un boulot, j’suis payé, j’peux vivre de ça. T’vois, la vie, c’est pas plus compliqué. Et j’irai certainement pas cracher sur la gueule d’celui qui me file le flouz dont j’ai besoin pour bouffer et dormir tranquille. Fais pareil. »
Clair, net et précis. Du William tout craché.
« Mais euh… C’est légal ? »
Son grand sourire me mit donna ma réponse. C’était suffisamment éloquent pour savoir que tout ça ne trempait pas dans des idées très saines. Il tira à nouveau en essayant de garder sa prise sur le moteur, mais le poids était conséquent, assez pour que ça lui glisse des mains. William jeta un coup d’œil sans forcément pouvoir voir ce que je tramais en dessous, j’avais du mal à faire tourner l’outil, j’étais contorsionnée, tirant sur mes muscles pour arriver à me mouvoir plus librement.
« Ah. J’ai presque fini. »
William fit un soupir de soulagement en tenant toujours la lourde pièce principale, qui pesait son poids et qui était aussi souple et pliable qu’un manche à balai. Toujours distraite, je retentais une approche auprès de mon tuteur pour en savoir un peu plus :
« On ne risque pas des ennuis ?
- Si un gars vient te voir un jour en te demandant pourquoi est-ce que t’fais ce que t’fais, tu fais comme moi… »
Je me stoppai un instant pour le regarder dans les yeux et bien écouter ce qu’il avait à me dire. Sa voix trancha avec le reste de son discours sérieux, ajoutant une teinte plus légère à notre discussion bien engagée :
« Des yeux papillonnant et un grand sourire de coquine. Et tu dis qu’on te paye pas pour papoter. »
J’éclatai de rire. Des regards se tournèrent vers nous dans l’entrepôt. William m’intima de me calmer, gardant un air rieur qui détendit l’atmosphère. Je gardai les doigts autour de ma prise en essayant de tourner un peu plus la visse derrière, j’arrivai presque au bout. Le Bad-Ass m’adressa à nouveau la parole, cette fois-ci en chuchotant :
« Rappelle-toi : t’as rien vu, rien entendu. Toi, t’fais rien de bien méchant de toute façon. Je m’occupe du reste, t’seras pas inquiété. Ok ?
- Mh… Ok. »
Sourire contrit. Rien d’autre.
J’étais inquiète, pour lui.
Parce que William, c’était un chouette type sur lequel j’avais eu la chance de tomber. Il était un homme sage, étonnamment philosophe. Mais mieux encore, il faisait toujours en sorte que l’on ne vienne pas me chercher des ennuis. Etre une femme dans un monde d’Homme, ça pouvait poser des problèmes, sur tous les plans. Quel mâle digne de ce nom acceptait de se voir défier, sinon surclasser, par une minette dans mon genre ? Aucun, en tout cas, pas ici. Et veiller à ma sécurité, ce n’était pas un problème pour un type comme William qui en imposait.
« Bon, t’as fini derrière ?
- Oui ! Retire un peu que je puisse sortir ma main.
- Le truc glisse… Attend, je vais le poser et chercher une paire de mimine en plus. Met-toi dans le creux. Va ?
- Va.
- Bouge pas.
- Je ne vais pas aller bien loin avec ça au bout des doigts… »
Il me fit une grimace pour toute réponse, bien conscient du sarcasme. Tournant les talons, il alla vers la masse d’Homme qui se bougeait. Je le perdis de vue quelques secondes, mais sa voix forte perçait et couvrait les bruits environnants. Son autorité était loi dans le coin, car outre un homme avec des convictions, c’était aussi un excellent meneur de troupe.
« Toi, là. Ouais, toi ! Le tatoué. Viens là ! J’ai besoin d’un coup d’main pour libérer une jeune fille en détresse. Bouge ton cul. »
Je fis un sourire. Ses pas revinrent en compagnie d’une autre paire. Un jeune homme qui contrastait avec la carrure massive de l’ingénieur mais qui n’avait rien à envié à sa taille. Un tatoué qui se rhabillait pour faire bonne figure et à qui j’adressai un remerciement à peine audible.
« Fallait pas t’attendre à un dragon, adressa-t-il au nouveau venu
- On aurait pu demander à Bee…
- Ton canard aurait simplement tout cassé pour t’libérer. Laisse-le barboter. »
La tête ahurie de Bee apparut de sous la table, interrogeant le mentor du regard. Un « coin ? » sortit de son bec tandis qu’il se dandinait pour comprendre ou était le souci. Grimpant sur le plan de travail, il se fit virer d’un mouvement de main de la part de William qui le fit chuter à terre. L’on entendit un bruit équivoque, suivit d’un autre « coin ! coin ! » qui se voulait menaçant. Il finit par vaquer à nouveau à ses occupations : faire le tour de l’entrepôt pour satisfaire sa curiosité.
« Bon, choppe l’embout, grand, et tire fort avec moi, faut qu’elle sorte sa main. Mais te casse pas le dos, j’pas envie d’me faire engueuler. »
L’ordre était donné, les conditions aussi.
« A la une, à la deux et… »
« Toi, là. »
Yoakim releva la tête de son ouvrage, esquissant un mouvement de la mâchoire qui fit remuer la cigarette coincée entre ses lèvres. Il chercha du regard d'où provenait la voix qui l'invectivait pour s'assurer que c'était bien à lui qu'on s'adressait. Ses yeux parcoururent quelques groupes d'ouvriers, jusqu'à ce qu'il tombe sur la silhouette colossale de l'ingénieur en charge de l'armature numéro 4. C'était bien lui que le type observait.
« Ouais, toi ! Le tatoué. Viens là ! »
Le jeune homme, interrompu en pleine réflexion, fronça les sourcils et pesta intérieurement. Après avoir posé le rabot sur la table à tréteaux qui se trouvait à côté de lui, il se redressa et plongea ses mains dans un seau d'eau pour en retirer les copeaux de bois qui s'y étaient amoncelés. Puis il s'approcha de l'ingénieur à pas lents et l'interrogea du regard.
« J’ai besoin d’un coup d’main pour libérer une jeune fille en détresse. Bouge ton cul. »
L'image de la personne en question apparut dans l'esprit de Yoakim d'une manière très représentative des conséquences d'un travail de charpentier. Il visualisa une femme gigantesque, anormalement testostéronée, dont le visage boursouflé et grossièrement maquillé était surmonté d'une chevelure rose fluo coiffée en couettes. Le tout affublé de vêtements trop étroits pour dissimuler bourrelets et couches de graisse superflues. L'image lui arracha une grimace discrète, mais il consentit à suivre l'ingénieur, enfilant sa chemise dans la foulée. Lorsqu'il arriva sur les lieux, ce qu'il distingua de Lilou eut le mérite de le faire sourire, puisqu'il eut le loisir de constater s'être superbement trompé. Effectivement, la petite n'avait pas franchement l'air du monstre qu'il s'était imaginé.
Et quand le canard de plus d'un mètre émergea de sous la table, l'agent du CP5 se surprit à hausser un sourcil. Il était rare pour lui d'admettre son étonnement, mais il dut reconnaître cette fois que les surprises s'enchaînaient les unes après les autres. Et a priori, cette chose portait même un nom. La créature piaffa plusieurs fois avant d'être chassée. Incrédule, Yoakim ne la lâcha pas du regard jusqu'à ce qu'elle quitte son champ de vision.
« Bon, choppe l’embout, grand, et tire fort avec moi, faut qu’elle sorte sa main. Mais te casse pas le dos, j’pas envie d’me faire engueuler. »
L'intéressé détourna son attention du gallinacé géant en entendant la provocation du charpentier, et esquissa un petit sourire amusé. S'approchant de son côté d'un air détendu, il posa les mains sur le rebord de la pièce de moteur, puis dosa sa force pour ne pas commettre l'impair d'écrabouiller la petite ouvrière par mégarde. Ce genre d'exercices était une bagatelle si l'on comparait ça aux entraînements qu'il avait subis pour contrôler son Tekkai. La contraction musculaire serait cent fois moins intense, et l'on ne se brisait pas les reins au cours d'une promenade de santé. Le temps du compte à rebours, le jeune homme s'autorisa même à tirer une bouffée.
« ... A la trois ! »
Soulever la masse de métal s'avéra plus difficile que prévu. Non pas parce qu'elle lui paraissait trop lourde, mais parce qu'au contraire, Yoakim manqua dans un premier temps d'arracher tout le châssis en forçant de trop sur les jonctions entre les tiges et les vis. Un juron lui échappa soudainement, il dut repositionner ses mains pour réguler la force qu'il mettait en œuvre, mais heureusement pour lui la gaffe n'était pas flagrante. L'ingénieur fronça les sourcils et l'apostropha d'un air réellement inquiet:
« Quoi, m'dis pas qu'tu t'es vraiment froissé une cuisse ?
- Non, j'ai failli glisser...
- Ma parole, fait gaffe, grand. Pas envie qu'la ptite Lilou devienne une crêpe.
- Désolé, fit-il d'un ton peu concerné. Puis dans un sourire, il s'adressa à la nommée Lilou. Tu peux y aller. »
Une fois que la jeune femme se fut extirpée de là où elle était bloquée, ils relâchèrent doucement le moteur. Yoakim porta ses paumes à son champ de vision et constata avec dégoût qu'elles étaient couvertes de graisse. Dans un soupir, il s'empara d'un chiffon qui traînait par-là et s'essuya les mains. Il se demanda brièvement quel était l'objet de leur travail dans ce coin, n'étant pas particulièrement versé dans les sciences mécaniques. Chassant bien vite la question de son esprit, il se tourna vers l'ingénieur et fouilla dans ses souvenirs pour tenter de se remémorer du nom de celui-ci, qu'il était persuadé d'avoir entendu dans les premiers jours de son intégration au chantier naval.
« Merci du coup d'main, gamin. C'est quoi ton nom ?
- Yoakim. Ce n'était pas un problème. Tu es William, c'est ça ? C'est toi qui remplace celui qui a été viré par Dusty ?
- C'bien moi.
- Le Buveur... ce type doit avoir un sacré paquet de sbires, risqua-t-il sur le ton de la rigolade. Tu penses qu'on le finira à temps ?
- Chtt, rouspéta l'ingénieur en jetant un coup d’œil à Lilou. »
Yoakim suivit son regard, profitant de détailler rapidement la jeune femme. Un peu voutée, elle restait plutôt mignonne. Des cheveux bruns relevés pour le travail, des yeux d'or, et une silhouette agréable malgré son relatif manque de formes. Si elle ne correspondait pas du tout à l'archétype de l'ouvrier naval, elle tombait en tout cas dans des critères qui plaisaient à l'agent du CP5, qui esquissa un sourire imperceptible. Retirant sa clope d'entre ses lèvres, il l'écrasa sur un tréteau inutilisé et jeta le mégot parterre, avant de se retourner vers William.
« Elle n'est pas au courant ?
- Et j'tiens pas à c'qu'elle le soit. Pigé ?
- Bien, bien. On en reparlera plus tard, alors. Tu as besoin d'autre chose ? »
L'information était intéressante. Il existait donc au moins une personne qui ne savait rien des activités de Mc Olister. Le jeune homme conclut qu'elle avait du être recrutée par un autre biais, sans doute directement par William lui-même, si l'on tenait compte du fait qu'il ne souhaitait a priori pas la mêler aux affaires du grand patron. Yoakim posa son regard sur Lilou. La jeune fille au canard allait sans aucun doute pouvoir lui être utile.
« En fait si t'es toujours disponible, tu tombes bien, fit le charpentier. Faut qu'jaille réclamer du matos à Mc Olister, et j'vais en profiter pour l'faire maintenant. Si j'y vais pas gueuler en personne, dix putains d'vies s'ront pas suffisantes à c'qu'ce radin allonge la thune. Pendant c'temps tu peux aider Lilou à continuer l'boulot qu'on était en train d'faire. Hein Lilou ? »
Ce fut sans doute une question rhétorique, puisque l'ingénieur n'attendit pas de réponse et s'éloigna des lieux presque immédiatement après, se perdant dans la foule d'ouvriers navals. Le jeune homme fit volte-face vers la protégée de William, s'allumant une seconde cigarette qu'il glissa entre ses lèvres. Après avoir tiré une première bouffée, il ouvrit une paume vers le ciel dans un mouvement interrogateur et demanda d'une voix suave et souriante:
« Qu'est-ce qui te ferait plaisir ? »
« Qu'est-ce qui te ferait plaisir ? »
Je relevai le minois un instant pour considérer mon interlocuteur. Un charmant garçon, me dis-je pour moi-même en lui faisant un sourire. Tournant les talons, me tenant la main pour rétablir la circulation sanguine, j’allai jusqu’au bureau pour attraper le calepin ou William notait les tâches à faire.
« Mh, laisse-moi voir ça. »
Tournant les pages, regardant attentivement pour voir ce qu’on avait de prévu, mes doigts parcourraient le papier en même temps que mon regard, se portant sur les petits soucis qui faisaient du mal à la réputation de mon mentor d’ingénieur :
« Ah ouais. Me faudrait de l’aide pour déplacer les retours qu’on a eu ces derniers temps. Deux canons qu’ont rendu l’âme, et six fusils qui s’enraillent systématiquement... »
Me grattant le sommet du crâne, je posai à nouveau mes yeux sur le jeune homme. L’arrivée de William avait été bénéfique pour l’entreprise, parce qu’il avait un talent fou. Le précédent était une tanche finie, qui n’avait causé que du tort à la société parce qu’il ne faisait pas son travail avec beaucoup d’intérêt. Pas certaine d’avoir bien entendu son prénom, je lui fis mon plus beau sourire :
« Je n’aurais pas la force de les déplacer et vu que mon camarade est parti faire un tour… euh… Yoakim, c’est ça ? »
Soudain, éclair. Illumination. Ce gars n’était pas affilié à notre branche, et ne devait certainement pas s’y connaitre en arme. Aussi avait-il surement du travail ailleurs et ne devait pas me tenir la main plus longtemps. Faisant un signe pour lui faire comprendre que je ne le retenais pas plus longtemps, je rajoutai d’une voix douce :
« Enfin, je dis ça, mais t’es probablement du travail qui t’attend ailleurs. Et t’es pas franchement obligé d’obéir à William. Donc : Merci du coup de main. »
La fin de ma phrase fut ponctuée par un immense fracas à l’autre bout du bâtiment. Je me tournais vers la provenance de ses bruits sans pouvoir savoir ce que c’était. Un accident ? Les employés s’amassaient déjà autour du lieu du drame.
« J’AI DIT « NON » WILL ! »
- Will ? »
Le bruit de verre et de bois éclaté avait déjà attiré notre attention. Le prénom de Will me fit m’inquiéter d’autant plus. Au pas de course, j’allai jusqu’au lieu de l’altercation, pour trouver la scène, sous mes yeux. Cette violence non-dissimulée. Dusty qui surplombait l’ingénieur de sa carrure et de sa hauteur pour le dominer. Je me précipitai vers William pour le couvrir et voir s’il n’avait rien, sans penser un seul instant que je pourrais me mettre moi-même en danger. Ses bras étaient entaillés par le verre, son front saignait énormément par le coup qu’il avait dut se recevoir et sa lèvre était entaillée. Il n’avait pas l’air de savoir ou est-ce qu’il était. Impossible de savoir ce qu’il s’était dit entre les deux hommes, mais ça va avait dut être particulièrement houleux pour en arriver-là.
Les caquètements du canard rompirent le silence pesant. Il perça la foule en passant entre les jambes et arriva à moi en se dandinant, m’interrogeant du regard.
« ET QU’EST-CE QUE CE PUTAIN DE CANARD FAIT-LA ?
- Coin ? »
Ce son lâché transforma Dusty en une énorme tomate cramoisie et colérique. Je le voyais presque sur le point de se ruer sur lui pour le déplumer avec les dents. Bee lui lança son air le plus idiot possible, ce qui le fit encore plus s’énerve, mais tentant de garder son calme, il éleva à nouveau la voix pour ordonner à ses sbires :
« Chassez-moi ce truc d’ici et faites le moi cuire à la broch-
- Si tu touches à Bee…, coupai-je avec un regard haineux en me relevant et en remontant mes manches. Je me ferais un malin plaisir à te foutre cette broche ou je pense, c’est clair ? »
Il me considéra du regard un instant avant de faire un sourire aussi mauvais que malsain. Ses yeux brillant traduisaient clairement que j’étais à présent dans sa ligne de mire et que ça n’allait pas prendre longtemps avant qu’un accident ne m’arrive.
Le silence. Tous se regardaient, autour, entre eux, pour savoir quoi faire. Dusty en eut marre et tonna à nouveau :
« Virez-moi d’ici. TOUS ! C’est fini pour aujourd’hui, tirez-vous ! »
Il tourna le dos à tout le monde et sortit du hangar sans dire un mot. Je me penchai à nouveau sur l’ingénieur en l’aidant tant bien que mal à se relever. L’homme se frotta le sommet du crâne en pestant contre la douleur. Il me remercia, s’adossa contre le mur le plus proche et tenta de reprendre doucement conscience. Il avait l’air changé, une pointe de peur dans son regard, comme lucide. Il venait de découvrir quelque chose d’important et pour sûr qu’il n’allait pas me partager sa trouvaille.
« Je te raccompagne chez toi, dis-je doucement.
- Pas question, trancha-t-il. J’ai des trucs à terminer ici, mais toi, tu t’fais raccompagner. T’aurais pas dut t’interposer contre Dusty, j’vais tenter de temporiser la chose pour qu’il te fiche la paix.
- Mais…
- Pas de « mais », ok ? T’m’écoutes et tu t’fais oublier. Et demain, ton canard viendra pas bosser. Faut c’qu’il faut. »
Il se libéra de ma prise et tituba jusqu’à la sortie. Bee se dandina autour de moi, cherchant à s’occuper l’esprit. J’étais envieuse de sa capacité à passer à autre chose si vite. Des gens lui jetaient des regards assassins, parce que le faire cuire à la broche était toujours le mot d’ordre. D’évacuer pour revenir demain aussi. Tournant les talons pour retourner vers mon espace de travail, je pris l’initiative de réunir mes affaires, Bee sur mes talons.
Arrivée là-bas, je mis un bon quart d’heure pour fermer mon sac et récupérer les plans que j’avais laissé, hier de prendre un peu de travail à la maison. Bee piaillait joyeusement en m’attendant la tête un peu ailleurs, pas conscient de l’ambiance lourde, ni de l’envie des autres de vouloir le manger.
En dix minutes, l’entrepôt fut vidé des gens qui y étaient. En douze minutes, il n’y avait que mes bruits de pas qui résonnaient dans la pièce. En arrivant devant la sortie, je distinguai la silhouette filiforme de mon coéquipier de tout à l’heure, Yoakim, qui était encore là.
« Toujours pas parti ? T’as pas entendu les ordres ? »
M’approchant de lui en hissant mon sac sur mon épaule, je lâchai d’une voix douce :
« Selon ou tu vas, on peut faire le chemin ensemble, nan ? »
Petit sourire, joues rougissantes parce que fréquenter les autres employés n’étaient pas dans mes habitudes, j’avais tout l’heure d’une prude. Le garçon avait tout d’intimidant, dans son regard, dans son attitude, dans son look. Intimidant et séduisant, avouai-je pour moi-même. C’était son côté « bad-boy ».
Forcément.
J’ai toujours eu un faible pour les mauvais garçons.
Mais ça m’a aussi amené beaucoup d’ennuis.
Je te coupe ici, lecteur, pour en arriver plus loin. Cette aventure est terminée depuis longtemps.
Aventure…
Ce que j’aime, dans le mot « aventure », c’est qu’elle englobe plusieurs aspects. Ça parle autant de relation à l’autre que d’un moment extraordinaire. Ce que j’aime, dans « extraordinaire », c’est que ça dit littéralement que quelque chose sort de l’ordinaire. Tu te dis certainement que je pars un peu loin dans mes réflexions, mais j’ai le droit. C’est mon histoire, c’est mon aventure.
Quand je parle d’aventure, je parle des deux aspects que j’ai cités plus haut. Ça rejoint aussi ce que je disais au début : j’ai toujours eu un faible pour les mauvais garçons. J’entends par là que les Bad Boy, ça me branche. Si t’as déjà lu le récit de notre rencontre avec Tahar Tahgel, ça devrait te mettre la puce à l’oreille. Bon, autant te dire, à l’époque où j’ai rencontré Yoakim, y’avait pas de Tahar dans le champ d’action, et j’étais bien loin d’être la fille que je suis aujourd’hui. Ce que je constate avec le recul, c’est que les garçons qu’il ne faut absolument pas fréquenter et qui portent limite une pancarte lumineuse avec marqué « je suis méchant, je vais te faire mal, mais j’ai la classe », c’est toujours sur ceux-là que je craque en premier. Ça doit être mon côté masochiste qui s’affole durant ces rencontres, ou une sombre histoire de phéromones. Enfin, je te parle pas des nouvelles théories qui sont en vogues en ce moment pour expliquer le pourquoi les femmes aiment les hommes violents. C’est un fait pour moi, mais peut-être parce que mon rapport à la violence est différent du tient.
Je ne dirais pas que je cours après les claques, ni que j’aime les fessées. Je ne dirais pas que j’aime particulièrement avoir mal. Je dirais juste que la violence ne se joue pas toujours sur un plan physique, et que j’affirme que ce n’est pas parce qu’on me colle des gnons que je vais être particulièrement heureuse. Je crois que j’aime ce qui ne m’est pas dû. Je crois que je cours après ce que je ne peux pas avoir. Après ce que je ne dois surtout pas fréquenter. Je crois même que je ne dois pas le fréquenter parce que ça va me faire souffrir, et c’est parce que ça me fait souffrir que je veux à tout prix l’avoir.
Ne te perd pas tout de suite dans cette psychologie rocambolesque. Ce n’est pas si compliqué.
Je suis on ne peut plus humaine : je veux ce que je n’aurais jamais. Et ça me fait d’autant plus mal. En fait, je ne suis qu’une gosse dans un corps plus ou moins féminin, qui joue plus ou moins de ses charmes, qui aime plus ou moins mal, et qui souffre plus ou moins beaucoup.
On parlait d’aventure ? Je vais t’en dire plus, moi, sur l’aventure. Sur mon aventure. Si je peux dire, la première.
Enfin, la première qui m’aura fait un mal de chien.
Si tu as lu jusqu’ici, t’as probablement compris que Yoakim est le genre de type à faire tourner bien des têtes. Un truc à t’en dévisser le cou, à t’en chopper torticolis sur torticolis. Il n’en jouait pas trop, il était toujours dans la demi-mesure, dans la demi-vérité, dans le demi-mensonge, dans le demi-ton. Rien n’était blanc, rien n’était noir, tout était gris. Et il avait toujours les mots justes pour te mettre dans sa poche. C’est peut-être parce qu’il était si justement dosé dans sa personnalité que j’ai tout de suite fondu en le voyant. Quand on est jeune et inexpérimenté en matière de garçon (et en cela, j’entends « amour »), on se laisse très facilement avoir par un type à l’air dur, qui pourrait très bien renverser le monde d’un simple sourire.
Il avait donc quelque chose de mystérieux, et il aurait pu faire de moi à peu près n’importe quoi. Il aurait pu me faire parler de ce qu’il voulait, me faire cracher tous mes pires secrets. En fait, Yoakim avait quelque chose en moins, au fond de lui. Instinctivement, on comprend quand il manque un truc chez quelqu’un. Instinctivement toujours, on veut combler les trous, les fissures, les bavures. Ce que j’avais à offrir à Yoakim était, certainement, un trop plein de moi, que j’avais déjà offert par le passé à Yumen.
Bien sûr, Yumen et Yoakim ne jouaient pas sur les mêmes plans. Loin de là. Là où j’ai pu considérer Yumen comme un père, je considérai Yoakim comme un homme. Lorsque j’entends « homme », j’entends tellement d’autre chose. Père, aussi. Mais ça, ça vient largement plus tard. Alors, oui, quand Yoakim a accepté de me raccompagner jusqu’à chez moi, je l’ai considéré comme un Homme. Lorsqu’il m’a attendu sur le pas de ma porte, demandant avec un petit sourire si l’on se reverrait, ou s’il pouvait venir me chercher demain matin, j’y ai vu une ouverture. Ce qu’il y a, avec Yoakim, c’est que les ouvertures sont différentes de chez les autres. Elles sont pleines de pièges en tout genre. Et lorsqu’on s’y immisce, s’en tirer est d’autant plus compliqué. Yoakim est comme… Une araignée, qui prend ses repas dans ses filets.
Il n’était, heureusement, pas cannibale.
J’en ai rêvé la nuit, à m’en tourner et retourner dans mon lit, sourire aux lèvres. J’étais tellement bête. Mais tellement. Quand une fille parle de ses aventures, c’est toujours un peu con. Là, pour le coup, c’est totalement débile. Aucun de mes radars à emmerde ne s’est activé, il avait réussi à tous brouiller. Quand j’y repense aujourd’hui, ça me donne envie de me filer des claques. J’hésite souvent à me bousiller la tête contre les murs, mais je ne suis pas sûre que ma tête le vive bien.
Trois mois.
C’est le temps qu’à durer notre relation. Elle n’a pas mis longtemps à démarrer. En fait, c’est même allé plutôt vite. Des petits sourires et des petits regards, des échanges timides, et puis un jour le baiser qui conclue toute la phase de séduction. Ce n’était pas dur de se dire qu’on pouvait plaire à quelqu’un. Le temps de ces trois mois, Yoakim m’a donné la parfaite illusion d’être un amoureux transit. Il m’a, carrément, vendu du rêves. C’était toujours sur mille petits aspects qui touchaient droit en plein cœur. Pour une fille qui n’y connaissait pas grand-chose, c’était toujours très beau, énorme. Extraordinaire, même. Nous rigolions sur beaucoup de choses, nous avions beaucoup en commun, nous étions assez proche pour nous faire confiance. Nos silences n’étaient ni pesant, ni gênant. Simplement naturels. Nos échanges frôlaient l’excellence. Lorsque nous n’étions pas d’accord, Yoakim savait calmer mon tempérament fougueux, apaisant craintes et angoisses d’une simple phrase. Il savait si bien utiliser les mots que s’en étaient fascinant.
Ce qu’il avait de plus fascinant encore, c’était sa capacité à me faire gober n’importe quoi. Chaque mensonge passait pour vérité. Je plaidais sa cause auprès de mes compagnons pour le faire rentrer dans des projets sur le chantier dont il ne devait même pas imaginer l’étendue. A vrai dire, je n’en imaginais moi-même pas l’étendue. C’est comme ça que j’ai suggéré de le prendre lui, après que William se soit cassé la jambe avant une rendez-vous important pour mener des négociations avec des clients difficiles. Pourquoi Yoakim ? Il n’avait aucune compétence comme vendeur, son physique, même si très beau, n’était pas spécialement intimidant, et il ne savait même pas de quoi traiter le sujet.
Juste, parce que.
Pour Yoakim, c’était une chance à saisir, sans hésiter. Il n’a pas fait l’enfant capricieux pour avoir ce qu’il voulait, il a toujours tout fait parfaitement subtilement. Même aux yeux de Dusty, l’employer lui, plutôt qu’un autre sans-doute mieux, était une excellente idée…
Les premiers temps, il était exemplaire. Le meilleur négociateur de tous. Il gagna la confiance de tout le monde si vite que personne ne se douta de rien. Même lorsqu’il revint de son entrevue avec quelques niveleurs de Las Camp qui avaient demandé notre aide pour la fabrication d’armes moyennant finance, et que l’entrevue en question ne se passa évidemment pas bien, Dusty pensa immédiatement que Yoakim avait tout bien fait et qu’il n’était plus question de négocier avec ces « enfoirés de Las Camp ».
Le mois suivant, Yoakim me questionna, toujours subtilement, sur le plus gros projet sur lequel je travaillais. J’ai un mot d’ordre : ne jamais demander pourquoi. Ni pour quoi. Ou pour qui. Je savais juste que je construisais, avec la compagnie de Dusty, un énorme canon que demandait un acheteur. Peu de gens étaient au courant de ça. Nous étions trois, grands maximums, à être sur ce projet grâce à nos compétences respectives. William, moi, et un autre type dont j’ai oublié le nom. Alors, lorsque Yoakim me l’a demandé, j’ai simplement répondu, en pensant qu’on n’a pas de secret pour l’Homme avec qui on est. Je n’avais pas de secret pour lui, parce que je pensais qu’il n’en avait pas pour moi. Parce que lorsqu’il rentrait de négociations un peu compliquées, ou très bonnes au contraire, il m’en parlait toujours. Alors, je lui ai dit :
Je crois que c’est un canon de Pacifista.
Un canon de Pacifista ?
Oui.
Mais qui te l’a demandé ?
Je ne sais pas.
La marine ?
Je ne sais pas. Je ne m’intéresse pas trop, à tout ça. Je veux juste travailler. Et pour le coup, c’est plutôt intéressant.
Certain ont de la chance de t’avoir. Tu es l’employée idéale : efficace, et qui ne pose pas de questions.
Poser des questions ne rapporte rien de bons.
Et comment Dusty peut faire construire ça ?
J’imagine qu’il a des moyens. Et de la demande.
Pourquoi à lui ?
Parce qu’il est très bon. Et qu’il a de très bons ingénieurs.
Il soupira juste, et s’endormi quasiment après.
En fait, Yoakim était vexé de ne pas être sur ce coup-là. Sur les deux mois et demi passés, il avait largement prouvé sa valeur auprès de tout le monde. Bien sûr, il alla en parler aux autres, à Dusty en premier. Et Dusty reconnut, malgré sa forte personnalité, que Yoakim avait raison et qu’un gars comme lui méritait de savoir. Alors il sut. Je ne sais toujours pas comment il s’y prenait pour faire les choses. Il retournait la tête des gens en quelques phrases, avec quelques sourires. Tout était toujours très juste. Trop juste.
Alors, le troisième mois, il arriva le premier soir au milieu de tout le monde, il dit « je vous arrête tous pour trafic d’arme et association de malfaiteur, collaboration avec l’ennemi » j’en passe et des meilleurs et « j’ai des preuves. » Beaucoup ont ri, au début. Et puis, lorsque la Marine débarqua pour foutre tout ce beau monde en taule, qu’il n’y eut pas de procès, ni vraiment d’esclandres, on arrêta de rire. Yoakim etouffa, parait-il, toutes tentatives de rébellion, il fit réquisitionner tous nos travaux… Tous MES travaux, avant de filer en remerciant tous ceux qui restaient.
A vrai dire, il ne restait personne.
Ce soir-là, je n’étais pas au hangar à cause d’un mauvais rhume. C’est sûrement pour ça que je n’ai pas été arrêté. Qu’on ne m’a jamais embêté. Je ne suis même pas sûre de vraiment figurer sur aucun des dossiers que Yoakim a rapporté à ses patrons.
Le lendemain, il n’y avait personne. Bee, moi, et mon égo qu’en avait pris un sérieux coup. De vagues échos me racontèrent beaucoup de blahblah. Beaucoup de blahblah, oui. J’étais peut-être le dernier témoin de ce qui avait existé ici, de ce qui n’existait plus. De ce que Yoakim avait embarqué avec lui. Et de ce qu’il a laissé derrière lui : des questions. Des pourquoi, des comment, des j’ai rien vu, des pourquoi j’ai rien vu, des mais enfin, des mais comment, des n’importe quoi. Des : Est-ce que Yoakim s’appelle Yoakim ? Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Et des : Pourquoi moi ? Ou… Pourquoi pas moi ?
Je crois que dans ses bagages, il a mis une partie de moi.
Mon œuvre, mais pas seulement. Il a pris avec lui une partie de cette innocence naïve qui me tenait encore à l’époque. « Innocence », c’est un bien grand mot quand on s’appelle Lilou. Mais c’était peut-être ce qui me restait d’une possible « enfance ». Il était la première fois de beaucoup de choses, et il était la première fois d’une fin un peu douloureuse. Un peu.
J’ai fait mon deuil de lui.
J’étais en deuil de lui.
Plus particulièrement, j’étais en deuil d’un homme qui n’avait jamais, Ô grand jamais, existé. Yoakim n’avait certainement jamais été ainsi. Peut-être que j’aurais dû le voir. Ou peut-être que je n’étais pas assez maline pour ça. J’avais un voile sur les yeux, qu’il a retiré en s’en allant. Mais avec ce voile, il a pris plein d’autres voiles qui me barraient la vue. Qui ont amené de nouvelles règles, pour se protéger du pire :
Ne JAMAIS jamais poser de question.
Ne JAMAIS jamais ignorer pour qui on travaille.
Ne jamais, Ô grand JAMAIS, tomber amoureuse.
PS : Pour le dernier, c’est un peu raté. Mais promis, j’y travaille.
PS 2 : Yoakim, si tu lis ces lignes… Si je te retrouve, je te démonte la tronche.
PS 3 : RENDS MOI MES PLANS, ESPECE D’ENFLURE !