Commencement
Comment j'ai connu ton nom ? Mais tout le monde connaît ton nom, ici à Wealth Town. Personne n'a pu passer à côté de ce que tu as fait. Aujourd'hui chaque gosse de famille de riche fait des cauchemars en imaginant ta trogne de chien fou débarquer chez lui et tout voler, violer, piller. Ouai, peut être bien que tu n'es pas l'ordure que les papiers décrivent. Peut être même que tu es quelqu'un de sympa, un gosse un peu paumé comme il y en a tant dans ce pays. Mais rien n'empêche, je te trouverai.
Et si je ne peux pas t’arrêter, alors une balle de mon neuf coups viendra se loger entre tes deux yeux. Tu es un homme mort Bobby.
10 000 pièces, ça attire l'attention. Fallait pas jouer au con, fallait pas tenter de voler le maire de cette ville. Ici, c'est moi le Shérif, et chercher la justice de la ville, c'est chercher à me foutre en rogne. Et pour me foutre en rogne, tu m'as foutu en rogne, Bobby. Il y en a un paquet, de gars comme toi, qui ont cherché à défier l'étoile, à troquer leur pauvre vie de raté contre un costume trois pièces comme le mien. Mais moi, le sang que j'ai sur les mains, c'est du sang de bandit, d'ordure. Pas celui de pauvres gardes n'ayant rien fait d'autre que leur honnête travail.
Là, je lis le papier sur toi. 'Fin l'un des papiers sur toi. Ici tout le monde parle de ce que tu as fait. Toutes les premières pages parlent de ton exploit. Moi je suis assis, un cigare coincé entre les lèvres. Je grimace au fond de mon fauteuil de cuir en voyant comment tu as osé me provoquer. Tu m'obliges à sortir de mon bureau. A sortir de cette ville civilisée pour te suivre là où tu iras. Je hurle le nom de mon gars à tout faire. Le pauvre gamin endormi de l'autre côté de la porte se fait réveiller en sursaut et ouvre la porte gauchement, manquant de renverser au passage l'un des tableau accroché à côté. Les yeux à demi fermés, le gosse me regarde sans même ouvrir le bec. L'a pas 8 ans le gamin qu'il trime déjà pour aider ses parents. Moi ça m'arrange, à cet âge ça ne coûte pas cher et ça obéit. Tout ce que je demande.
_ « Tu vas m'trouver Tomas, tu vas lui d'mander d'enquêter sur ce foutu Bobby. Moi je m'en vais. Il m'enverra son rapport par pigeon. Qu'il me trouve le plus de choses sur lui, je veux tout savoir de ce gars. Son âge, son lieu de naissance, les noms d'ses parents jusqu'à la couleur de son dernier slip. Je veux TOUT savoir. T'as compris ?»
Je lui lance une pièce qu'il attrape en vol sans broncher avant de partir aussitôt en courant. Il arrive au milieu de la rue principale de la ville, un grand chemin de terre où chariotes, chevaux et passants se croisent en tout sens dans un bordel sans nom. Mais le gosse zig zag entre chacun d'eux, passe en dessous un cheval avant d'éviter de justesse une roue de voiture frôlant ses frusques déjà bien déchirées. Le gosse continue ainsi sa course sans s’inquiéter des insultes et autres jurons qui sont dans la nature même de ce genre de rue. Il continue jusqu'à arriver quelques centaines de mètres plus loin devant une taverne. Le soleil s'est à peine levé que déjà, l'alcool, les femmes et les combats d'coq coulent à flot dans ce lieu. On ne sait trop si ce sont les gens ne s'étant pas encore couché, ceux se levant, ou bien un mélange des deux qui offrent cette scène. Mais le gosse, lui, il n'en a rien à curer. Il est habitué. Il entre dans la pièce et personne ne s'offusque qu'un môme de cet âge ose rentrer ici. Certains même, lui font un petit signe de la main ou de la tête comme s'il faisait partie des habitués du lieu. L'un des piliers de comptoir, un mal rasé à la longue tignasse blonde lance un juron en voyant le gosse rentrer. La main posée sur un verre à moitié plein, ou à moitié vide, tout dépend, il se retourne vers le gosse en le mirant noir.
_ « Ne m'dis pas que l'vieux t'envoie... »
Sans mot dire, le gosse vient chuchoter à l'oreille du blond, provoquant un autre lancer d'injures de la part du mal coiffé.
Ce Tomas est un alcoolique. Un gars qui ne savait faire qu'une chose avant que je lui botte le cul pour la première fois : picoler. Mais sa fâcheuse tendance à toujours avoir un verre dans la main et à passer son temps au milieu des autres alcooliques non anonymes lui permet d'avoir l'oreille bien attentive et d'entendre tout ce qu'il se dit dans la ville. Et il se dit un tas de choses entre pochards. Tomas, c'est mon oreille.
Pendant que mes ordres se font savoir, je prépare mes affaires. Un long voyage se prépare. Je prépare mes affaire mais surtout, je rogne sur cet imbécile ayant voulu me chercher.
« T'as pas bien choisis ton homme, Bobby. On ne me provoque pas, moi. Peut être bien que je n'ai pas d'portrait de ta trogne, peut être que je ne connais pas encore grand chose sur ta minable vie de truand. Mais j'apprendrai à te connaître, et je te tuerai. » Mais pendant que je me fais cette réflexion, toi, tu joues encore au con.
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Ça se passe à quelques kilomètres de la capitale. A Grim Town, un village qu'aurait bien pu changer de nom et se transformer en BobbyCity tellement t'y es connu. Un bar, et un vingtaine de piaules aussi pourries les unes que les autres, le genre d'endroit où si l'on n'a pas son flingue bien accroché et une bonne paire de courage, on n'ose pas entrer. A croire que tu n'avais pas prévu de te faire primer, que tu ne savais pas à qui tu t'étais attaqué, tu es resté là. Forcément les pièces mises sur ta tête ont attiré les chasseur.
Tony Lee Jocker, Goergen Steel et Donald Brook on été les trois premiers à tenter de t’arrêter. Toi, tu es resté sur la place, les bottes de cuir se laissant cramer par le soleil et salir par la poussière. Ils se sont arrêté et ont demandé si t'étais pas le Bobby dont tout le monde parlait. Tu n'as même pas répondu. Tu as souris et montré tes belles dents jaunis par le tabac aux trois hommes. Tu as posé ta main sur ton flingue.
3 coups ont résonné dans la ville et alors que ton arme n'avait pas encore fini de fumer, que les trois hommes n'avaient pas fini de s'écrouler de leurs chevaux, tu savais que tu devais partir. Et vite. Tu te demandes comment j'ai su ça hein. Ce sont les débris traînant dans le bar de la ville qui me l'ont dit. Je suis arrivé quelques heures après que les trois hommes se soient fait descendre. Les ahuris de ton patelin étaient sacrément fier de raconter comment t'as dessoudé les chasseurs sans même sourciller. Ils t'observaient de la vitre salie du bar.
Le lendemain, les trois noms de Tony Lee, Goergen et Donald faisaient la une. Ta prime augmentait de 10 000 autres pièces. Les papiers t'ont même donné un surnom pour l'occasion. « L'indompté ». Crois moi gamin, moi j'y arriverai, à te dompter.
Le début de la fin
Alors que je siffle mon cheval et que mon cigare finit de se consumer, toi tu es déjà loin. Une feuille de tabac fume entre tes lèvres, tes yeux se perdent derrière ton grand chapeau brun. Tu es seul au milieu du dessert de Sugun. Seul avec ton flingue, tes balles, ton or et ton cheval. Personne n'aurait osé faire ça, traverser ce grand bac de sable jaune plutôt que de le contourner par le grand fleuve Coltrane. Tu veux gagner du temps, deux jours. Mais je te suis, chaque trace non balayée par le vent est un indice de plus sur mon retard, ta destination. Joe et Tonny m'accompagnent. Tonny est peut être un peu jeune mais l'a du cran le petit. Ses tâches de rousseur et ses mains tremblantes dès qu'il tient une arme montrent qu'il a encore du chemin à faire. Et du chemin, il va en faire. Joe est un bon tireur et de ce que j'ai vu des cadavres laissés sur ton chemin, ça ne fait pas de mal de bien savoir tirer quand on s'attaque à toi. Mais t'as pas de chance, je suis le meilleur à ce jeu là. Avec Joe à mes cotés, tu n'as aucune chance. Ce qui m’inquiète et qui doit aussi sûrement un peu te ronger, ce sont les indiens. Les rois du désert. Entrer sur leur territoire, c'est leur déclarer la guerre.
Et leur déclarer la guerre, c'est être foutrement couillu.
Ils ne font pas dans le détail, les animaux. Ces enfoirés d'plumés détruisent tout ce qui passe sur leur territoire et qui ne se promène pas à poil avec un arc et des flèches.
Je ne quitterai pas mon trois pièces et mon neuf coup fera plus de dégât qu'un pauvre bout de bois pointé.
Ici, il n'y a que du sable, du sable et encore du sable. Parfois un cactus vient dorer là et je ne sais par quel miracle réussit à garder sa couleur verte alors même que ma peau déjà blanche commence peu à peu à tourner au clair trop clair. Pour Tonny placé derrière moi, c'est le contraire. Le soleil fait virer son visage au rouge cramoisi et de grosses gouttes de sueur perlent sur tout son front. On continue ainsi, à faire avancer les chevaux au pas, sans mot. Chaque regard trahit la peur d'apercevoir un plumé arriver de derrière une colline. De temps à autre, on s’arrête un instant pour inspecter tes traces, un mégot de cigarette pas encore balayé, une trace de sabot un peu plus visible qu'habituellement. Au final, on arrive au résultat, que tu as deux chevaux. Tu n'es pas si con que ça. L'un d'eux doit porter un peu de nourriture tandis que l'autre doit supporter ton poids. J’espère pour toi que tu as prévu les litrons d'eau nécessaires à la traversée. 8 jours au minimum, 3 avant de tomber sur un puits.
Alors que l'on descend de cheval, intrigués par des traces trop nombreuses, je demande à Joe ce qu'il en pense.
_ « Ils ont quatre montures. Huit hommes au plus donc. De bons chevaux vu l’espacement des traces de sabots. Ils viennent de l'Est, de derrière la colline. Ils ont l'air de poursuivre le gars. J'dirais qu'il a une heure d'avance, p't'être deux, mais vont pas tarder à l'rejoindre s'ils continuent comme ça. »
_ « Il les verra arriver d'loin. » Ces mots, j'sais pas si Joe les entends. J'les lance avant d'les coincer entre les deux lèvres et mon mégot presque fini. Une longue clope blanche au filtre jaunit, raccourcie par sa courte vie. Joe aussi, à l'idée de la future rencontre se plonge dans ses pensées.
_ « J'ai tué douze hommes dans ma vie. Douze hommes et un gosse. L'premier gars avait tenté de s'aguicher ma femme. L'a aguiché mon flingue. »
Celle là, je la connaissais déjà. Depuis le temps, il y a bien une seule chose que je ne connais pas de lui. C'est l'histoire du gosse. La clope finie et les tergiverses terminées, on remonte tous les deux sur notre cheval alors que le petit Tonny nous attend déjà pour repartir.
Quelques heures plus tard, la poussière balayée par les quatre chevaux te sortiront de tes rêveries de gosse. Alors tu prendras ton temps. Tu descendras de ta monture et tu viseras. Patiemment. Trois des gars n'auront pas le temps d'arriver à moins de cent mètres de toi qu'ils se feront déjà redescendre. T'es un sacré bon tireur, Bobby. Tellement bon que je commencerais même presque à me demander si on fait le poids. Presque. L'autre plumé se fera avoir un peu plus près par une balle entre les deux yeux.
Quand on arrive sur les lieux, les charognards ont déjà commencé à bouffer ton offrande trop belle pour ne pas être saisie. Il nous faut du temps pour réussir à comprendre, à faire fuir la volaille qu'a déjà commencé à effacer les traces avec leurs pattes et leurs ailes salies par le désert de Sugun. Mais on est des pros Bobby. Et rien ne nous échappe. Le problème, c'est que du temps, on en prend trop. Et que lorsque on saisit enfin tout ce qu'il s'est passé, il est déjà trop tard. Une dizaine de plumés arrivent au galop vers nous. Faisant trembler le désert de leur colère. Ils sont comme ça, les plumés. Ils reprennent les vies qu'on leur prend. Sauf que comme moi, ils ne sont pas bons en math, alors s'ils perdent dix hommes, ils en reprennent vingt, trente. Ils apparaissent un soir dans un bled perdu, au hasard d'une nuit qui commençait sans histoire et réveillent chaque homme, chaque femme, chaque gosse. Avant de les rendormir. Pour de bon.
Mais nous trois. Même s'ils croient qu'on est responsables, on ne tremble pas. A part p't'être le pauvre Tonny qui n'a pas encore l'habitude. On se planque dans une crevasse de sable pas plus grande qu'une baignoire et on arme nos flingues. Les balles sifflent maintenant, les flèches volent. L'une d'elle passe à moins d'dix centimètres de ma tête. Joe, accroupi dans mon dos, Tonny juste à côté. On est tous les trois entourés. Emmerdés par des hommes même pas hommes. A moins d'dix mètres de nous, ils tirent tout ce qu'ils ont. Ils tuent nos chevaux. Je vois ma belle monture se faire transpercer par cinq flèches dans le ventre, hennissant à la mort. Mais ces cons de plumés ne sont pas à couvert. Et ils ont mal choisi leurs adversaires. Les dix indiens tombent avant d'avoir pu nous faire tomber.
_ « Si c'était des hommes que j'aurais bien alourdis mon compteur. » Le bon vieux Joe et ses idées lubriques.
_ « Un jaune qui se peint le visage et qui s'met des plumes dans les cheveux. C'pas un homme. » Que je lui réponds.
Alors on prend les montures de ces plumés. Celles encore en vie. Et c'est en transvasant nos affaires que j'me rends compte de l'horreur. La moitié de nos provisions d'eau... Transpercées de flèches... Joe mire en même temps que moi cette mauvaise blague.
_ « Là, chef, on est dans la merde. » Il se perd tellement à penser au bousier dans lequel on est qu'il se remet à déblatérer. »
_ « J'ai tué douze hommes dans ma vie. Douze hommes et un gosse. L'septieme, il voulait pas payer les impôts. L'a payé d'sa vie. »
Les jours suivants sont horribles. A se rationner d'eau. A perdre la fil de nos pensées à cause du cagnard. A n'plus voir rien d'autre que le jaune pale du désert par nos yeux trop secs. Le jour on crève de chaud sous le flamboyant. La nuit, on crève de froid à se protéger des tempêtes de sable. Tu nous en fait voir du pays, Bobby. J'me demande même comment tu fais toi, seul au milieu de ce grand bac de fournaise. A la fin du troisième jour, on ne guide plus nos montures. Ce sont les bêtes qui nous guident. Elles connaissent le désert. Elles ont l'habitude et leur désire animal de survie les guide là où elles doivent aller.
Lorsqu'enfin, l'oasis se montre, nos yeux embrumés n'y croient pas et c'est à peine si l'on réussit à descendre de cheval pour se jeter dans l'eau. Avides. Sans un mot, les gueules plongent et on reste là un long moment. A ne rien faire d'autre que se goinfrer d'eau. Jusqu'à ne plus pouvoir boire une goutte de plus. Puis les gourdes se remplissent, les réserves se font et on repart. Encore. Les mots se font rares et chaque force n'est utilisée que pour une chose. Survivre. De temps à autre, quand le soleil lui monte trop au dessus du crane, Joe se met à encore parler de sa conscience. De ses morts. Jusqu'à ce qu'il les énumère tous. Sauf le gosse.
T'es un fichu con quand même. T'aurais pu passer par l'grand fleuve Coltrane.
Mais non. T'as décidé de jouer au dur. Et t'as tracé ta route comme si ce bac de sable ne te faisait pas peur. Et t'as fichtrement bien réussi. Un jour d'avance que t'as pris. Je sais pas comment t'as réussi. Mais j'en crève d'envie. Quand un peu de lucidité se fait, on tente de retrouver tes traces et lorsqu'on réussit c'est pour se rendre compte que t'as encore gagné du temps. Ça t'arrive des fois de t’arrêter pisser ? De reposer les chevaux ?
Retour sur terre.
On a enfin fini. Plus morts que vivants. Mais on a réussi la traversée. On se trouve maintenant à George Town. Un grand hameau à l'orée du désert, traversé par un mince filet d'eau allant se perdre jusqu'au fleuve quelques kilomètres plus loin. Nos gueules sont ravagées. Un rasage impeccable a laissé la place à une barbe hirsute. Les costumes déchirés par le vent du desert, la langue pendante, on traverse le chemin jusqu'à ce qu'un pigeon viennent se poser sur ma monture. Forcément, je lis. Une écriture gauche, à peine lisible tronquée de fautes et bavée d'encre. C'est forcément Tomas.
« Bobby. C'est l'seul nom qu'on connaît d'lui. L'a une gueule de jeunot tellement jeune que sans sa grosse barbe, on pourrait l'prendre un gamin d'moins d'quinze ans. Aussi, tu pourras l'reconnaitre à sa longue cicatrice qui lui bouffe sa joue gauche. L'est arrivé y'a deux ans dans l'secteur. L'a travailler pour un tas d'brigand. L'a tout fait c'qu'un dérangé peut faire. Banques, trains, maisons d'riches. Il s'est emplis les poche. Mais personne connait rien d'lui. C'tait pas un grand bavar. Quand il v'nait dans un bar, c'tait pour vider ses verres sans dire mot. Sans dérangé personne. Quand il parlait, c'tait pour faire taire les trop grands bavards. Soient ils l'écoutaient, soit ils finissaient l'cul et la gueule à lécher la poussière dehors. Sur son passé, j'ai rien. Jamais vu ça. C'comme s'il été né y'a deux ans. J'ai interrogé tous ceux que j'connaissais. Et j'en connais pourtant, du monde. Ah si. Un truc. Quand il est arrivé en ville, l'avait traversé l'desert. Tout seul. Avec juste un ch'val. La pauvre bête a crevé à peine l'premier pas mis sur du propre. Lui, l'était aussi serein qu'on gosse sortant du bain. Ca m'semble gros, mais y'a beaucoup d'clampins qui m'ont raconté cette histoire.
Désolé Boss ».
_ « Désolé Boss » que je répète. « Désolé Boss ». « Non mais tu crois pas que c'est des excuses qui vont rattraper ces huit jours 'foiré d'Tomas ! » Je beugle tout seul, tordant la feuille en tous sens avant de la jeter. Je savais pas ça possible mon p'tit Bobby. Mais là, tu m'as mis bien encore plus que j'étais bien avant. Je le connais le Tomas, et je sais qu'il trouve tout sur tout le monde. Tu vas devoir m'expliquer comment tu fais pour passer entre les mailles du filet, mon p'tit Bobby. Quand je te regarderai entre les deux yeux, t'auras pas d'autre choix que de tout me dire ou de crever.
Je continue de faire avancer le cheval à moitié tué par le désert jusqu'au bout du chemin. Jusqu'au saloon. Là, un gars assis comme un clochard attend, le chapeau le protégeant du cagnard et la clope fumante, un fusil placé à côté. Alors qu'on arrive près d'lui, son bec s'ouvre pour articuler une phrase.
_ « Z'êtes le shérif de la capitale, hein ? »
La voix lourde se répercute dans tout l'chemin comme un écho. Le gars toujours assis, mire le sol avec son chapeau m'empêchant d'voir sa gueule.
_ « Et alors ? Ca t'fait quoi ? T'es qui toi ? »
Sa gueule se soulève pour laisser apercevoir deux yeux aussi bleus que l'océan que je n'ai jamais vu. Une longue balafre vient entacher toute sa joue, tordant son visage de gamin.
_ « Non de Dieu, 'spèce d'enfoiré ! »
_ « J'aime pas savoir qu'on me suit. »
Avec trois flingues pointés sur ta gueule, tu continues à faire le mariole, le fanfaron. C'est à rien n'y comprendre. Tu te lèves alors, tout tranquillement. Tu tires sur ton mégot histoire de te donner une contenance et tu avances dans la route. Nous, on te regarde sans comprendre. Sans savoir s'il faut t'buter pour éviter que tu nous la fasses à l'envers. Le pauvre Tonny ne sait plus où se mettre et c'est à peine s'il réussit à tenir son arme droite.
_ « Tonny, sois un homme bordel. C'est pas avec nous deux à tes côtés que tu peux trembler. Et toi gamin, tu vas m'dire c'que tu fous là. Pourquoi t'as foutu un bordel sans nom dans ma ville. J'ai fait la Grande Guerre moi, alors c'pas un gosse sorti d'nul part qui va m'faire peur. Et ne m'tourne pas l'dos nom de Dieu ! Tu m'dois des comptes !»
Tu continues à marcher comme si de rien jusqu'à t'éloigner d'plus de dix mètres de moi alors que t'as toujours trois flingues de pointés sur toi. C'est à ce moment que je réalise. Et là mon sang se met à bouillonner.
_ « Mais c'est quoi c'bordel à la fin ! Pourquoi y'a personne dans cette putain d'ville ! »
Tu réponds alors, d'un ton naturel. Tu réponds que les Indiens sont passés et ont buté tout ce qui bougeait. Tu vas même jusqu'à dire que t'as enterré chacun des corps un peu plus loin au Nord de la ville. Ils étaient combien dans ce patelin ? Cent ? Deux cent ? C'est au moment où j'me fais cette réflexion que tu sautes sur le côté te cacher derrière une barrique. Tu le fais si vite que malgré mes bons réflexes, malgré mon expérience, mes balles volent loin derrière tes traces.
_ « Tonny ! T'es un gosse bien. Je te laisse une chance. Cours vite si tu ne veux pas suivre les deux autres » que tu te permets.
_ « Tu menaces mes hommes maintenant ? Mais tu t'prends pour qui à la fin ? Et arrête de t'cacher derrière ton barrique ! Montre toi si t'es un homme ! »
Je dis ça, mais moi aussi, je me planque, le dos contre une porte du saloon. Joe et Tonny font de même. Tonny encore plus tremblant qu'au début.
La seconde qui suit, je te vois te lever. Je vois ton regard qui se crispe, tes lèvres qui mordent ton mégot maintenant éteint et ton pétoire qui me pointe. Je sors au même moment ma tête et je cramponne mon index à la gâchette de mon neuf coups. Cette seconde là, que je vois au ralentit, l'une de tes balles vient se loger dans ma gueule puis dans celle de Joe, je la sens comme j'en ai jamais senti d'autres de ma vie. Ma cervelle explose la seconde d'après dans un grand fracas.
Et je meurs. Parce qu'une balle dans la gueule, ça fait pas de détail.
L'enfer. Le vrai
Ça fait un mal de chien. Ça bourlingue, ça tourne, ça pique. Je me demande pourquoi. Une balle dans la gueule, ça laisse mort normalement. Mais là, non. Alors je continue à brailler ma douleur, dans un noir complet, j'ai les yeux ouverts mais je ne vois que du noir, que du sang. Chaque os craque, chaque muscle se crispe me tordant d'horreur à chaque fois. Je tombe dans du profond, je sens mon corps descendre et encore descendre je ne sais où. Je ne sais comment. Et alors que mon corps me dit merde une énième fois, je m'étale.
Un nuage de poussière se soulève. Affalé sur ce qui ressemble à un sol, je me rends compte que la douleur m'a abandonné. Ma tête est encore en place. Une chaleur telle m'envahit qu'en comparaison, le Sugun était une promenade au désert de glace. Je lève les yeux. Un grand ciel de nuages gris menaçants surplombe un grand bac de sable rouge brûlant. La pointe de mes pieds pourtant protégés par mes chaussures crie au secours.
« _Bienvenu en enfer. »
Je tourne ma gueule. Tu m'observes d'un air amusé et tu m'entends grogner dans ma barbe un « C'est quoi encore ce putain d'bordel de Dieu ».
_ « Durant ce que tu appelles la Grande Guerre, tu n'étais pas sur le front. Tu étais dans les prisons, à torturer, tuer, à faire hurler à la mort les plus courageux soldats. Et pourtant, encore aujourd'hui, tu t'dis que tu as fait ce qu'il fallait. Alors quand je t'ai tué, tu es tombé ici. En enfer. ».
_ « J'ai tué douze hommes dans ma vie. Douze hommes et un gosse. L'neuvieme, il croyait être l'meilleur tireur d'la ville. C'était moi l'meilleur tireur d'la ville. »
Je n'avais pas encore vu, mais Joe aussi a atterri ici. Il marmonne encore ses histoires en tentant de se dépoussiérer les genoux, frottant son jean sale avec ses mains.
_ « Le gosse que tu as tué, c'était le tien de gosse. Tu l'as sermonné si fort une fois où il étais sorti de la maison qu'il en est mort. T'as beau toujours t'en vouloir, Dieu est susceptible. On ne touche pas aux enfants. Alors tu es arrivé ici. En enfer. »
_ « Bon Dieu, et t'es qui alors toi ? Pour nous connaître si bien ? Et qu'est c'que tu fous là alors que je n'ai pas réussi à t'toucher ? Et l'petit Tommy, où qu'il est, Et... »
Tu n'me laisses pas finir. Tu m'coupes la parole comme un malpropre.
_ « Moi, j'suis Bobby. Le gars en guerre contre le Diable. Pourquoi je te connais si bien, toi et ton copain ? Parce que j'ai enquêté sur vous deux. Une guerre, ça se fait avec des hommes. Je vous ai fait traverser le Sugun pour vous voir résister à la chaleur. Je vous ai fait affronter les Indiens pour voir votre talent. Si je gagne cette guerre, vous récupérerez votre vie. Vous retournerez sur terre. Voilà le pacte que vous devez accepter. »
Pendant que tu fais ce discours, le bon Joe continue à ruminer. Tu l'as touché là où il fallait pas en parlant de son gosse, tellement que je vois une perle couler le long de sa joue. T'es un sacré couillu et ton discours ne me plaît vraiment pas. Mais je crois bien qu'on n'a pas le choix.
_ « Les gars que j'ai interrogé étaient des ennemis. Que celui que tu appelles Dieu ou que n'importe quel autre abruti ne soit pas d'accord, je n'en ai rien à battre. J'ai fait ce que je devais faire. Et comme tu l'as dit, je ne regrette rien. »
_ « Là n'est pas la question » que tu réponds.
_ »Ça, j'l'avais bien compris. Mais qui nous dit qu'tu nous la fais pas à l'envers ? Qui nous dit qu'tu respecteras ton engagement, que t'es capable d'nous remonter là haut ? Pis t'as beau être un sacré bon tireur, si l'diable est de c'qu'on en dit, faudra p't'être plus que trois pistoléros pour en v'nir à bout. »
A ça, tu réponds « rien ». Un « rien » qui n'fait pas grand effet pour nous aider à choisir. Tu fouilles juste dans ton froque pour en sortir une balle dorée. Tu vides ton chargeur pour la remplir de cette simple balle avant d'pointer l'ciel. Et quand t'appuies sur la gâchette, le « PAN » qui sort est accompagné d'une putain d'ligne jaune qui fonce droit vers l'ciel, éclairant jusqu'aux gros nuages. Là, on s'demande à quoi tu joue, mais c'est quand on entend l'bruit de galops raisonner d'toute part qu'on comprend.
Un bruit d'galop si grand qu'même dans la Grande Guerre j'en avais jamais entendu d'si important. De toutes parts, on voit apparaître des ombres qui foncent sur nous, nous encerclant. Je saurais pas dire combien apparaissent ainsi. Dix mille ? Cent mille ? Mais ça fait son effet et ça fout tellement la frousse que ça en tordrait le cœur de n'importe qui. Plus ils s'rapprochent et plus on discerne des hommes, montés sur des cheveux qui n'en sont pas. De grosses bêtes noirâtres faisant la taille d'un rhinocéros mais avec la gueule de cheveux et deux cornes au milieu du front. L'armée s'approche jusqu'à s’arrêter au même moment à une dizaine de mètre de nous.
Y'a pas à dire, quand une centaine de milliers d'paires d'yeux sont pointés sur quelqu'un, bah ce quelqu'un a intérêt à les avoir bien accrochées.
Même Joe est obligé de s’allumer une clope histoire de se donner une contenance. Quant à moi, je reste là, comme un con, à mirer cette troupe qui une minute plus tôt n’existait pas.
_ « Tu croyais quand même pas qu'on allait y aller qu'à trois ? » que tu me sors.
Pour seule réponse, un vieux « Baaahh... » sort de ma bouche. Comme un cheveu sur la soupe. Si tu voulais m'épater, tu as réussi. Quand je pense qu'à peine quelques minutes avant, je voulais te foutre au fond d'un trou.
Maintenant, le trou, c'est toi qui m'y met.