Elle ne s’exprimait pas. Elle n’avait rien à dire de toute façon. Et elle ne le pouvait pas. Mais elle savait. Tout. Tout ce qui se tramait entre ses murs, tout ce qui c’était passé, avant, pendant et après. Chaque pluie était ancrée dans son être, chaque souffle l’avait traversée, chaque tempête avait eue raison de sa bonne mine. Les larmes des hommes ne l’avaient pas faite ciller, les rires des enfants ne l’avaient pas rendue meilleure. Elle ne disait rien, elle ne le pouvait pas. Et tous étaient d’accord pour ne rien ajouter.
C’était une petite bâtisse qui n’avait rien à envier à sa voisine, mais qui n’avait pas de quoi se vanter non plus. Elle n’était pas bien grande, pas bien solide, mais elle était, et c’était la seule chose qui comptait. Une petite fenêtre donnant sur l’extérieur, de la pierre pour les murs, une porte étroite offrant une salle trop petite pour une famille. Elle n’était pas non plus très bien située : excentrée, loin de la vie, loin des gens. Les personnes qui y vivaient, y venaient pour se perdre. Pour s’y perdre.
Pour oublier. Pour s’oublier.
Mais. Une vue imprenable sur le monde. Sur l’horizon. Sur la vie. Sur le rêve. Si elle ne semblait pas solide, elle avait résisté à toutes les tempêtes, tant humaines que naturelles. Elle était, là, au milieu des gravats, des rochers, des herbes, toujours pimpante, toujours présente. Les murs y étaient froids, mais droit, le parquet y grinçait souvent, mais il faisait toujours son travail, résistant à ses ennemis. Alors, on y vivait.
Cette bâtisse, on la vendit pour une bouchée de pain. Et elle ne valait pas plus, de toute façon.
On la vendit à un homme qui était venu pour se perdre, avec son fils. Trop grand pour passer la porte, trop rustre pour savoir l’apprécier. Ils s’en souviennent. De son entrée, la première fois.
Ils. Les murs.
Fixes, immuables. La silhouette haute de l’homme qui s’étendait, qui frôlait le plafond et qui cria. Fort. Un garçon sorti de l’ombre et se rua vers son père, l’air penaud, l’air triste. Il n’était rien. Pour lui. Pour le géniteur. Le père le regarda avec des yeux assassins, insulta sa progéniture et lui assena une claque qui résonna. Et personne n’intervint lorsqu’il tabasse son fils, si fort, si longtemps, que l’enfant perdit connaissance.
Idiot ! Crétin ! Sale déchet !
Et encore. Et toujours. Plus. Pire.
Et des jours durant, pour des raisons toujours obscures, et le plus souvent sans raisons, la même scène se reproduisit. Les mêmes insultes, les mêmes disputes. L’homme ne se justifiait jamais. Ce n’était pas son genre. La ville s’agrandit progressivement, d’autres hommes de la même trempe s’installèrent autour. D’un hameau, l’on passa à un village. Et d’un village, à une petite ville. Et d’une petite ville, à un QG de mercenaires.
Si les murs pouvaient parler, ils commenceraient probablement l’histoire par-là, donc. Par l’arrivée de ce père et son fils dans ce coin perdu, de ces disputes perpétuelles, de ces coups, de cette violence, de cette colère. Il n’y avait jamais de paroles, de mots, d’attentions. Seulement de la violence qui s’exprimait comme seul maitre à bord. Le père ne parlait que par ça, le fils apprit le langage de la même manière. Et si pendant ce temps à survivre avec son géniteur le fils ne répondait jamais, il n’avait pas dit son dernier mot. La violence n’était pas exclusive au paternel. Les amis du paternel avaient l’autorisation de le « dresser », comme il disait. « Pour qu’il comprenne, ce sombre idiot ». « Tu as pris ça de ta mère. Une putain. Comme une autre. Toutes des putains ». La rancœur envers cette femme était palpable. Autant d’un côté que de l’autre. Mais la haine entre les deux protagonistes résonnaient contre chaque paroi. Crescendo, toujours plus forte, sans que personnes n’interviennent jamais pour stopper cette déferlante de colère.
Ils parleraient aussi de la peur. Une peur primaire, angoissante, présente dans les intestins de tous, mais surtout dans ceux du gamin. Cette peur de mourir, et d’être seul. L’enfant ne supportait pas l’abandon. Alors, à la place, il supportait les corrections, en pensant les mériter. Après tout, on lui répétait assez. « Tu n’es rien, tu n’es personne ». Il était le déchet, mais un jour, il serait grand. Pour lui, pour son père. A qui il voulait prouver, à qui il devait prouver qu’il était le meilleur, bien meilleur qu’eux, tous, mais surtout : que lui. Parce qu’être le meilleur n’était plus une question de volonté, mais de survie. Les corrections forgèrent son corps, son psychique aussi. Il devint rapidement imperméable à la violence, à la haine de son géniteur. Sa propre haine, grouillante à l’intérieur de ses entrailles, devint le moteur de sa vie. A qui en voulait-il ? Au monde. Mais son père avait raison sur un point : une chose était sûre, pour lui, sa mère n’était qu’une putain.
Ces femmes n’étaient rien que des putains. Et il les détestait. Et les autres ne valaient pas mieux. Les amis, la famille, tout ça. Ce n’était rien.
Ils parleraient aussi de la tristesse. Mais pas trop. Parce que ces Hommes-là ne pleuraient jamais. Mais tristes, ça, ils l’étaient. Au fond de leurs cœurs, de leurs êtres. Ils étaient tristes.
Et puis, ils parleraient du final de cette introduction. Un final à ce premier chapitre, il en faut bien un. Ils parleraient ici de revanche sur la vie, sur le monde. D’une colère qui explosa plus fort qu’une autre fois. Destructrice, puissante. De cet enfant, devenu aussi grand que son père, qui attrapa la tête de celui-ci pour lui arracher avec une sauvagerie primitive mais bien réelle. Et qui passa ensuite la porte en hurlant à ceux qui étaient-là, qui attendaient, exhibant fièrement la tête du père vaincu :
J’ATTENDS LE SUIVANT !
Le suivant ne vint jamais. Et Yumen fut enfin respecté.
[L]a mémoire des murs.
On se croise dans des couloirs, d'amour en coïncidences.
Naturellement, ils ne diraient pas que ça. Ils ne portèrent jamais de jugement de valeur sur ces hommes qui passaient entre eux et qui vivaient avec eux. Principalement parce qu’ils ne le pouvaient pas. Ensuite parce qu’étant plus facile de juger que de comprendre, ce n’était pas leur genre. Dans le cas de Yumen, sa colère s’expliquait toujours par ce qu’ils avaient eu l’occasion d’admirer par le passé. Et s’ils devaient un jour témoigner en sa faveur, en ayant la possibilité de le faire et en restant parfaitement objectif, comme un mur devrait faire, ils expliqueraient que cet Homme ne connaissait rien d’autre que la violence, que le combat, que la colère. Et qu’un enfant à qui l’on apprend à mordre mordra toujours plus fort. D’expérience, c’était une certitude.
Ils ne rencontrèrent pas que lui, et pas que des hommes ; Yumen était du genre à détester les femmes, et les quelques conquêtes qui passèrent les portes n’en ressortirent pas toujours entières, ni toujours vivantes. Dans les deux cas, force était de constater qu’il ne valait mieux pas l’approcher. Et il n’y pouvait rien. S’il savait les apprécier pour leurs qualités de femmes, il n’arrivait pas à supporter leurs présences trop longtemps. Un psychologue vous parlerait probablement d’un traumatisme lié à l’enfance. Yumen expliquerait ça avec des mots plus tranchés, du genre « toutes des salopes ».
Jusqu’à elle.
Savanah.
En toute objectivité et sans nous voiler la face, Savanah était de toute évidence la plus salope d’entre toute. Mais quand bien même, elle n’était pas chiante, elle s’occupait bien de lui et elle repartait sans demander son reste.
Mise à part les femmes, Yumen aimait le voyage. C’était la raison pour laquelle il regardait constamment par la fenêtre. Il aimait partir. D’ici, surtout. C’était la bâtisse qui lui rappelait trop de choses. De mauvais souvenirs. De mauvais traitements. Il faisait mine de rien, mais c’était un fait : il détestait l’endroit. Il avait tout fait pour le rendre à son gout, mais il y avait quelque chose d’incruster dans les briques qui soutenaient le toit, quelque chose qu’il n’arrivait pas à enlever.
Qu’à cela ne tienne, il décida de trouver quelqu’un pour retirer à sa place les coups et la douleur, les cris et la souffrance, qui s’étaient, bien malgré lui, incrusté dans le sol de sa maison. Ça enlèverait le sang des murs et des mains qu’il revoyait à chaque fois qu’il regardait, là où son père se tenait, avant de rendre l’âme et les derniers litres d’hémoglobines que son corps de vieux con pouvait contenir.
Ce n’était pas des regrets. Il le savait. Enfin, il le pensait. Il savait aussi que gagner le respect par la violence, c’était toujours quelque chose de temporaire, et que ça devait être réédité pour que ça reste encrer dans les esprits de tous. Pour que personne n’oublie. Prendre un exemple, pour faire genre, pour montrer à tout le monde qu’il était toujours le prédateur du coin, l’ours qu’il ne fallait toujours pas emmerder. Et ce jour-là, justement, un des navires revint avec une cargaison d’hommes, de femmes, d’enfants, destinés à servir les mercenaires pour quelques temps.
Et si les murs pouvaient parler, de son arrivée, à elle, haute comme trois pommes, l’air apeuré, une petite tête rousse bien faite et trop jeune pour affronter le monde… Ah, ça… Ils en parleraient.
Je m’emporte pour ce qui m’importe.
Ils parleraient des premiers temps très difficiles pour cette gamine. Des claques, des coups, des cris et surtout de l’incompréhension. Ils parleraient de la douleur plus vive, chez elle, que chez n’importe qui d’autre. Elle souffrait plus, parce qu’elle tolérait moins. Et Yumen ne s’en rendait pas compte. Naturellement, elle ne disait rien, parce qu’elle n’avait pas son mot à dire. Elle était devenue la victime, lui le bourreau. Une inversion des rôles qui le rendait à la fois heureux et fou de rage. Comment pouvait-il ? Il savait ce que ça faisait de souffrir, il savait ce que ça faisait que d’être gosse. Alors pourquoi le faisait-il ? Et à chaque fois qu’il se posait la question, il ne pouvait s’en empêcher. De la haïr. Et il ne pouvait s’empêcher de la frapper.
La culpabilité le rongeait. Parfois. Mais son cœur, durcit par la colère, effaça d’un revers de main toutes traces de cette culpabilité. Pas question d’être faible, pas question d’être gentil. Alors il se plongeait, corps et âme, dans le travail qu’il avait trouvé et qui lui plaisait. Il reconnaissait pourtant que l’endroit lui semblait moins sale qu’avant et qu’elle faisait un travail extraordinaire. Elle pouvait être empotée, parfois, mais elle s’excusait toujours platement d’exister lorsqu’elle faisait une maladresse. Et d’une certaine manière, la présence de cette gamine tassée sa colère.
Au début, il était violent, irritable, colérique. Puis, il devint juste froid.
Ils parleraient aussi de cette fois-là, de cette première conversation. De la violence, de la compréhension et du pardon. Lui partit, lui revenu. Et elle, dans ses quartiers. Et puis, une claque et la douleur. Une côte, deux côtes brisées. Les larmes qui montent, qui coulent, qui tombent. Et l’illumination.
Tu y as touché ?
Silence.
Et il marche ?
De nouveau, un silence.
Et la silhouette haute de l’homme qui bougea et qui approcha de la gamine. Il la releva en l’attrapant doucement par la taille, la mit sur ses jambes, releva ses cheveux coupés courts, passa une main sur sa joue et lui demanda pardon.
Elle ne pleura pas, retint ses larmes, retint ses cris, et accepta simplement cette douceur effrayante qu’on lui offrait.*
Comment cela s’est-il passé ?
Bien.
Pas eu de problèmes ?
Non.
Avez-vous l’objet ?
Tiens.
Merci beaucoup.
S’ils le pouvaient, ils parleraient du temps qui passait et de ce qu'il y avait entre eux deux. Des discussions qui retentissent encore, qui font échos et qui apaisent les cris.
Qu’avez-vous vu ?
Des gens, beaucoup de gens ; des bons, des mauvais, des étranges.
Pourrais-je venir, un jour ?
Un jour. Peut-être. Nous verrons la prochaine fois
Et des sourires. Et des paroles plus douces, plus tendre. Plus vraies.
Je t’ai ramené ça.
Qu’est-ce que c’est ?
Un… Un bracelet.
C’est pour le robot ?
Non. Pas vraiment.
Je ne comprends pas…
… Laisse tomber.
Plus là. C’était ce qui avait changé, et tout le monde l’avait plus ou moins remarqué. Ils étaient là, ils étaient tous les deux. Rien n’arrivait à entraver la vie qu’ils se construisaient.
Les visites de Savanah se firent plus rares, plus discrètes. L’on n’osait entraver le travail de la gamine et de l’ingénieur. Les visites des autres n’étaient que de vagues souvenirs. L’on ne voulait plus les voir. Et l’on savait qu’il ne fallait pas s’en prendre à elle.*
Parce que l’Homme avait trouvé un cadeau, une pierre précieuse. Son attention à l’égard de la gamine passa, dans la ville, longtemps comme de la niaiserie. L’on tenta de le discrédité, mais Yumen préféra ne rien dire, ne rien ajouter. Ils ne se souviennent que de vagues rumeurs colportaient par les autres, que des mots ayant pour but d’atteindre et de toucher. Mais qui glissèrent, comme l’eau sur la roche, sans l’entailler.
Sauf une fois, qu’ils aimeraient dire. Pour prouver qu’un homme peut aimer, au-delà de la folie.
Jimmy Lavarice, qu’il ne nommait. On ne l’aimait pas beaucoup, et ça n’avait rien d’étonnant. L’ingénieur ne l’estimait pas des masses, mais tolérait sa présence le temps d’une soirée. Il était d’une compagnie presque agréable, apportant le rhum et le saké.
L’alcool montant, il ricochait dans les caboches des deux mercenaires. Allant, venant, repartant. Et la gamine qui passait, qui ramassait, qui revenait pour fournir ses convives. Elle n’était pas bien bavarde, mais ça n’étonnait guère. Quel esclave avait le droit de parler ? Une boniche pouvait prendre la parole ? Non. Pas en public. Pas ici. Pas maintenant. Mais Jimmy, lui, en avait des choses à dire…
T’es d’venu un vrai p’pa dis-donc !
A Yumen. Et sur tous les sujets…
Mazet, celle-là, qu’d elle s’ra grande, t’peux m’croire qu’elle va en faire tourner de t’tes. Ah ça… Elle s’ra bonne pour p’sser ‘la cass’role… J’voudrai être le preum’s, si tu l’permets…
Et son regard, lubrique, à souhait. Les yeux fins, perçant, le sourire qui dévoilait toutes ses dents jaunes. L’ingénieur ne se demanda pas s’il l’était sérieux. Il l’était. La question était de savoir : quand est-ce qu’il comptait passer à l’acte pour accomplir ses fantasmes ? D’ordinaire impassible devant ce genre de déclaration, Yumen attrapa dans sa grande main la tête de son collègue.
Ils parleraient volontiers du sang, projeté contre eux, partout, sur eux. Et des cris de l’Homme, de surprises, de terreurs et enfin de douleurs, qui percèrent les tympans du propriétaire. Ce dernier continua à faire ce qu’il faisait, écrasant la tête de son ami contre le mur, ses phalanges contre son nez, ses doigts dans son œil gauche. Lorsque son autre main attrapa une bouteille, l’éclata à terre, descendit jusqu’à la virilité de son invité pour lui couper toute envie d’accomplir ses fantasmes, Yumen s’expliqua :
La prochaine fois, je ne te rendrai pas seulement borgne et je ne me contenterai pas de te castrer. Je te briserai la totalité des os, un à un, et je commencerai par t’arracher la langue. Cause encore une fois de la gamine, juste une fois, de cette manière… Non, mieux… Pense à elle, rien que pour savoir si elle va bien, je te promets, Jimmy, que je te crève.
Il partit. Elle revint. Il se leva, retira sa chemise tachée par le sang et demanda à la Gamine ne nettoyer, le temps qu'il se change. Elle s'exécuta, sans poser de questions.
Le message était passé, et pas seulement pour ce brave Jimmy qui, après cette expérience traumatisante, revint dans le droit chemin.
Y a mille façons de mourir, qu'une seule façon d'être heureux.
Et ils parleraient des derniers instants. Du pendant. De la colère qui revient, parce que le naturel ne part jamais. Parce que des mains chaudes ne font pas fondre un cœur de glace. Que le temps a fait son œuvre, mais que le passé avait encore son mot à dire. Personne ne comprenait pourquoi cette colère, pourquoi tout ça. Mais c’était un fait, il l’était. Il n’aimait pas qu’on ne l’écoute pas. Lorsqu’elle prenait des initiatives, il se sentait seul. Elle l’abandonnait. Et ça, outre tout le bien qu’elle lui faisait, il ne pouvait pas le supporter. Alors, il s’énerva. Et la création s’occupa du créateur. Le robot, grand, plus grand que lui. Fou de rage. Il le balaya en quelques mouvements, il le mit hors d'état de nuir à la Gamine. Et il ne comprit pas ce qu’il se passa pour lui, pour eux. Un coup, un cri, un départ qui marqua sa vie.
Et dans les jours qui suivirent, le vide.*
L’homme, sur son canapé, à attendre, à ne pas comprendre. Et des crises de colère irrépressibles, de destructions. Des envies de tuer, de venger, de pleurer. Il ne pouvait se laisser aller aux larmes. Il le voulait. Mais se plier à ça, là, devant son père, devant son passé, c’était trop pour lui. Elle lui avait fait poser le genou à terre, il avait courbé l’échine. Il n’était pour autant pas vaincu.
S’il considérait cela comme une bataille, c’est qu’il ne pouvait faire autrement. Il avait besoin de se battre, contre elle, pour qu’elle revienne. Personne ne pouvait calmer sa rage, cette fureur qui coulait dans ses veines et battait à ses tempes. Il s’imaginait délaissé, abandonné. Encore une fois. Et puis, il la pensait retenu de force par le robot. Ce qui lui donna des envies de meurtres. Il envoya homme sur homme pour la retrouver, elle, son canard, son robot. Tous revinrent bredouilles. Ou ne revinrent pas. Vers qui se tourner ? Il ne le savait plus.
De l’après, ils ne parleraient que de la tristesse. De la vraie. De la peine d’avoir laissé passer la seule chose qui comptait vraiment dans toute cette histoire. Ce n’était pas une question d’argent, ce n’était pas une question de vengeance. Au fond de ses entrailles, il le savait très bien. Ce n’était pas non plus de la jalousie ou de l’envie, ce n’était rien de tout cela. Ce qui le rendait dingue, ce qui le faisait sortir de ses gonds, c’était d’avoir laissé partir la seule dose de bonheur dont il avait eu droit depuis toujours. De savoir qu’un autre en profiterait, à sa place, qu’il avait passé sa chance, son tour. Que le destin donnait des choses pour les reprendre juste après, et qu’il laissait derrière un gout de rouille dans la bouche, une peine qui accablée les épaules, et des regrets qui envahissaient le cœur.
Comprendre qu’on ne se résume pas qu’à un passé, qu’à un homme. Avoir eu un bourreau, d’en être devenu un. Il n’y a pas de fatalité et pourtant, il l’avait embarqué avec lui, en enfer. Il l’avait amené avec lui, dans le fond. Il l’avait noyé. Et il craignait de l’avoir écorché, de l’avoir blessé. L’homme avait laissé une marque indélébile dans le cœur de ce qu’il avait préféré sur terre, jusqu’ici.
Elle ne l’aurait pas laissé tomber. Elle l’aurait aidé à se relever. Une gamine, comme elle, pas bien grande et pas bien forte, avait supporté sa présence pendant près de cinq ans. Elle avait courbé, sans jamais briser, à toutes ses exigences.*
Et puis, les heures, les jours, les semaines, les années. Et un coup de téléphone, d’un homme qu’on n’apprécie pas vraiment. Ils s’en souviennent, de celui-là. De sa voix haut perchée, de son intonation provocante, de l’air de Yumen. Mais surtout, de la voix derrière, qui tonna comme un éclair, qui trancha net. Elle. La Gamine.
Lilou ? Gamine ?
Et les souvenirs, ce qu’on sait. Du gars, derrière le téléphone. De son rire, de ce qu’il fait et ce qu’il est capable de faire à une fille dans son genre. Les quelques conversations déjà eut avec lui, lorsqu’il désirait absolument rencontrer « la fille de Yumen », de savoir de ce qu’il comptait vraiment lui faire. Il n’était plus vraiment question de la récupérer, de la garder.
Il était question de la protéger.
« J’arrive. »