Balthar Craygen n’était pas un homme comme les autres. Bien sûr, sa carrure ou son physique ne tranchaient pas avec le reste de l’humanité. Il se vantait souvent d’être étrangement normal et de se fondre dans la masse avec une facilité déconcertante. En fait, il n’avait aucun signe distinctif capable de le faire sortir du lot : son apparence ne reflétait qu’une tranquille normalité dans laquelle il avait l’habitude de se lover. Même durant les grandes réunions ou il était convié, personne ne le remarquait, parce que personne ne savait ce qu’il était, qui il était, et ce qu’il faisait là. Il était énigmatique, le regard sombre. Il s’était cassé le nez lors d’une rencontre ayant mal tournée, et en avait gardé des séquelles. Ses joues étaient émaciées, une calvitie précoce commençait à ronger le sommet de son front. Il ne s’en souciait pas, s’accommodant aisément de son âge, pourtant pas si vieux, et de ce que la nature lui offrait. Il était grand, mais pas trop. Musclé, mais pas trop. Présent, mais pas trop. En fait, si l’on devait résumer Balthar Craygen, on le définirait par ces trois petits mots : mais pas trop. Il était tout, jamais en excès. Il était tout le monde, mais pas en profusion. Et c’était pourquoi la révolution fut ravie de l’accueillir dans ses rangs et de le voir rejoindre la cause.
Il faisait un agent de terrain excellent, en plus d’un infiltré hors pair. Nombre de fois, il avait pu se joindre à des équipages du gouvernement et tirer des informations importantes, sans jamais qu’on ne le repère, ni qu’on sache d’où venait la fuite. Il était tellement tout le monde et à la fois personne qu’on ne le remarquait qu’à peine. Il n’attirait ni hostilité, ni sympathie, encore moins de fascination. Il n’avait eu aucun maitre, aucun apprenti. En réalité, Balthar Craygen était anormalement solitaire, mais ça lui convenait très bien ainsi. Il se confortait dans quelques amitiés temporaires, en aventures sans lendemain, et même ses supérieurs n’arrivèrent pas à lui faire lâcher ses plus noirs secrets pour l’attacher fidèlement à leurs causes. L’on se demanda même, pendant longtemps, si Balthar avait effectivement eu une vie, ou des ennuis, ou des secrets. L’on en vint à la conclusion que, peut-être, il était seulement normal. Sans trop, sans pas assez. Sans manque. Bref, qu’un type. Lambda. Comme ça.
On pourrait continuer à parler pendant des heures de la normalité de ce grand Craygen, on pourrait aussi voir un peu plus loin que ce vague croquis de sa personnalité. Il s’avéra très vite, surtout chez lui, que même sa normalité était d’une complexité hors norme, et que malgré ses capacités à n’être personne, Balthar devint quelqu’un. Peut-être pas quelqu’un au sens où tout le monde l’entend, mais quelqu’un avec une personnalité. Ses quelques coéquipiers, peu nombreux, et pas forcément très bien placés pour pouvoir parler de lui, le décriraient comme fuyant. Voilà, fuyant. Fuir, ça, il savait le faire. Il se dérobait aisément aux questions qu’on lui posait, ce qui, dans un sens était avantageux. Et dans un autre problématique. Ces fuites en avant ne permettaient pas de pouvoir sérieusement se faire une idée du personnage : dans ces départs, l’on ne savait jamais vraiment ce qu’il quittait. Ni où il allait. Ni, en finalité, ce qu’était son but. Qu’est-ce qu’il recherchait en faisant partie de la Révolution, sinon, en étant un de ses membres les plus méritants ?
Pas de réponses. Pas la moindre esquisse d’idée sur la question. Balthar Craygen faisait les choses, rien de plus, rien de moins. Mais il les faisait bien, et c’était tout à son avantage. Aussi, il était important de signaler que Balthar était un archer prodigieux, capable d’atteindre sa cible sans la regarder et surtout, sans la manquer. On le surnommait le « faucon », dans le milieu. Un pseudonyme qui lui collait à la peau, et qui permis, en partie, de ne jamais remonter jusqu’à lui lorsqu’il perpétrait ses meurtres. Ce qui faisait du Faucon un assassin.
En passant, peu de gens avait la chance de connaitre son nom. Et dans ceux qui le connaissaient, encore moins pouvait en témoigner avant de finir dans la tombe. Balthar était expéditif, rapide, précis. Sans bavures. Jamais. Et surtout, sans attaches. C’était ce qui le rendait particulièrement efficace. Par contre, on pouvait lui reconnaitre un libre arbitre : Il ne faisait que ce qu’il voulait, et quand ça l’arrangeait. Robotique, peut-être, pas sans jugeotes. Mais même avec ça, ses desseins ne s’affichaient pas clairement aux yeux de ses complices. En toute fin, il ne restait qu’une interrogation :
qui était Balthar Craygen ?
Tout le monde. Personne. Quelqu’un.
Peut être.
Alors, lorsque le Faucon posa son pied sur la terre de cette petite île de South Blue, sortant de sa barque pour s’enfoncer dans le sable chaud, il n’était qu’un inconnu de passage. Il s’aventura dans la forêt qui lui faisait face, marcha un bon quart d’heure avant de tomber sur un petit village. Il n’adressa que quelques mots à un fermier sur le chemin, qui lui indiqua une ville plus grande ou il pourrait trouver ce qu’il désirait. On ne se retourna pas derrière lui, on ne se demanda pas qui il était. Quand il arriva, après une bonne demi-heure de marche jusqu’au centre de l’île, surplombant l’horizon sur une colline un peu surélevée, il se pointa sans s’arrêter autre part, sans admirer la vue, sans se détourner de son chemin, et se planta devant un vieil homme barbu qui sermonnait une jeune fille.
Il estima les deux un temps, mais s’arrêta plus sur la jeune fille. Une adolescente, avec de très longs cheveux d’un roux flamboyant. Une frimousse agressive mais adorable, une taille fine et qui semblait fragile. Rachitique, songea-t-il. Mais surtout, ce qui l’intéressa, c’était cet arc à sa main, et ces flèches qu’elle portait dans son dos.
Comme toute réaction, il ne fronça qu’un sourcil et retira le mégot qu’il avait entre les lèvres.
Dernière édition par Lilou B. Jacob le Sam 15 Déc 2012 - 17:36, édité 1 fois