Le 19 octobre 1620
Bon gré, mal gré, tu avais fini par quitter Patland. Difficile de te détacher du lieu que tu avais si durement défendu, et dont tu avais su conquérir les cœurs... un peu malgré toi, d'ailleurs. Les traumatismes des premiers jours passés, tu étais peu à peu entré dans l'intimité de ceux que tu avais pris pour de modestes paysans. Tes semblables, c'est ce que tu croyais. Mais à-travers des petits clins d'œil, des signes discrets, tu avais fini par comprendre que le rôle de chacun dans ce qui était advenu avec Nina Reyson et l'agent Red n'avait peut-être pas compté pour nul. Quelque chose ne tournait pas rond.
En attendant que ta blessure à l'épaule se remette, tu avait régalé Patlin et ses environs de tes chansons et de mille et une histoires. Deux mois, deux longs mois passés avec des hommes doubles. C'était la mère Kalva qui avait fini par avouer, par pure sympathie à ton égard : oui, l'île était un refuge pour les révolutionnaires, et ce n'était pas nouveau. Oh, au début, une simple cohabitation pacifique. Mais avec le temps, le voisinage s'était fait réseau d'entraide, certaines personnalités pleines d'entrain aidant. De bons bougres, avec des rêves qui dépassaient les étoiles. Non, non, rien à voir avec ces fauteurs de troubles et ces tueurs de mômes dont parlait le gouvernement... Mais bien sûr, il n'y avait pas grand monde à Patland qui en était vraiment. Simplement, l'on s'accommodait bien d'une présence perçue comme rafraichissante et, le plus souvent, protectrice. Car cela faisait une éternité que l'île n'était plus protégée par la marine, et avant l'installation révolutionnaire, les attaques pirates étaient fréquentes.
Toi, tu étais resté sceptique, car blessé dans ta fierté. Sans le vouloir, tu avais menti au lieutenant Alec de Manshon, que tu connaissais depuis longtemps et qui avait souvent constitué pour toi un soutien solide. Glacial, mais solide.
Puis tu t'étais questionné. Qu'étaient donc ces hommes exactement, pour qu'une île entière puisse choisir le silence jusque dans la bataille, jusque dans le sacrifice ? L'indignation avait peu à peu laissé la place à l'admiration. Parce que définitivement, ces hommes et ces femmes avaient su agir avec une entente parfaite et une sagesse peu communes. Oui, il y avait eu des prisonniers du côté révolutionnaire. Kalva ne se l'était pas pardonné, comme bien d'autres. Mais l'information avait été transmise aussitôt à Inu Town, et les derniers échos racontaient que le navire carcéral avait été intercepté pendant le transfert au QG de North Blue. Un parfait calcul de paysan, pour un minimum de pertes.
Et par-dessus tout, qui étaient vraiment ces révolutionnaires qui faisaient tant parler d'eux ? La question t'embrouillait. Par prudence, tu n'avais jamais convoité un pouvoir quelconque. Tu te tenais en-deçà, ou peut-être au-delà de toute idée politique. Tu vivais pour vivre, tu chassais pour être libre, tu voyageais et menait une existence de chat vagabond pour lutter contre ta propre force d'inertie. Qu'y avait-il de plus important qu'une révolution menée à l'intérieur de soi ? Tu avais toujours cru davantage au travail qu'en une force rédemptrice capable de tout changer.
Enfin. Tu t'étais fait à ces idées nouvelles. Tu étais resté encore un peu, avait juré sur ma tête (ou sur la tienne, dur de faire la différence parfois...) que tu garderais le silence. Il n'empêchait qu'en arrivant sur Hinu Town, d'où tu pensais rechercher de nouvelles informations avant de repartir traquer le gagne-pain, tu n'avais pas l'esprit en paix.
Et alors, il y a eu cette clameur :
-Et c'est pourquoi notre devoir, camarades, consiste à faire bloc. R.E.S.I.S.T.A.N.C.E. Nous en avons assez du monopole capitaliste sur le marché des esclaves ! Assez de l'escroquerie internationale en ce qui concerne la suprématie bourgeoise !
Debout sur une estrade bricolée à la va-vite se tient le personnage le plus insolite que tu aies rencontré de toute ton existence. Oui, le plus insolite, il n'y a pas à en douter. Car il s'agit d'une curieuse silhouette plus ou moins humanoïdes qui brandit ses bras vers le ciel tout en jetant des mots sur un ton qui sent la sueur et le travail. La chose parle avec le timbre enroué d'un mineur ou d'un employé de scierie...
-...assez du règne sans partage des classes supérieures ! Osons franchir le pas, et osons enfin le dire : c'est la lutte finaaaaale !
Mmrrr... Il aurait peut-être du falloir préciser qu'il était cinq heures du matin, que les jours étaient ceux d'octobre, et que chacun cherchait à profiter d'un sommeil bien mérité. En clair, la créature déblatérait toute seule au milieu de rien. Il y eut un silence. Puis une pluie de chaussures jaillissant de chaque fenêtre s'abattit sur elle comme une averse soudaine et violente.
-Oui ! Le peuple se réveeeeille ! La mort de la dictature est proche !
-Mais ta gueule !
-On va t'en coller, de la lutte !
-En tous les cas, t'as foutu un point final à notre nuit !
-... Impel Down ! Le minimum syndical pour ces brigands du sommeil, c'est moi qui vous le dit !
Mais sous la grêle battante, la chose ne cillait pas. En rebondissant sur elle, les objets émettaient un bruit curieux de ferraille percutée. Au contraire, elle sembla réagir aux derniers mots de ses agresseurs, ce qui se traduisit par une drôle de petite larme qui coula de ce qui avait l'air de lui servir d'œil.
Lutte ! Finale ! Syndicat ! Vous êtes bien mes frères de révolte ! Descendez dans la rue, allez-y ! Laissez parler votre colère, et marchons ensemble vers un nouveau printemps... vers une... AUBE ROUGE !
Toi, devant le spectacle de certains qui sortent le tromblon, tu hésites un moment, puis tu interviens. Bras écartés en signe de paix, avec ta gouaille pleine de chaleur et de franchise.
-Arrêtez ! Laissez-moi passer. L'gars a trop bu, j'vais l'prendre 'vec moi. Désolé pour lui. Y va décuver tranquille sur les docks, une p'tite balade lui f'ra du bien.
-Mais enfin, je...
-La ferme !
-La liberté d'expression...
-Tu l'auras, mais laisse dormir un peu les gens. Viens, que j'te dis.
-J'ai justement le devoir de les réveiller !
-Dans cinq minutes si on s'est pas barrés, y'a la marine qui va débouler et te jeter dans une cellule tellement bien isolée que plus personne t'entendra de toute la semaine. Alors, tu viens ?
-Tu...es très convainquant, camarade. Soit. Allons sur les docks... c'est plein de travailleurs honnêtes qui ne demandent qu'à être récompensés de leur dur labeur !
Bon gré, mal gré, tu avais fini par quitter Patland. Difficile de te détacher du lieu que tu avais si durement défendu, et dont tu avais su conquérir les cœurs... un peu malgré toi, d'ailleurs. Les traumatismes des premiers jours passés, tu étais peu à peu entré dans l'intimité de ceux que tu avais pris pour de modestes paysans. Tes semblables, c'est ce que tu croyais. Mais à-travers des petits clins d'œil, des signes discrets, tu avais fini par comprendre que le rôle de chacun dans ce qui était advenu avec Nina Reyson et l'agent Red n'avait peut-être pas compté pour nul. Quelque chose ne tournait pas rond.
En attendant que ta blessure à l'épaule se remette, tu avait régalé Patlin et ses environs de tes chansons et de mille et une histoires. Deux mois, deux longs mois passés avec des hommes doubles. C'était la mère Kalva qui avait fini par avouer, par pure sympathie à ton égard : oui, l'île était un refuge pour les révolutionnaires, et ce n'était pas nouveau. Oh, au début, une simple cohabitation pacifique. Mais avec le temps, le voisinage s'était fait réseau d'entraide, certaines personnalités pleines d'entrain aidant. De bons bougres, avec des rêves qui dépassaient les étoiles. Non, non, rien à voir avec ces fauteurs de troubles et ces tueurs de mômes dont parlait le gouvernement... Mais bien sûr, il n'y avait pas grand monde à Patland qui en était vraiment. Simplement, l'on s'accommodait bien d'une présence perçue comme rafraichissante et, le plus souvent, protectrice. Car cela faisait une éternité que l'île n'était plus protégée par la marine, et avant l'installation révolutionnaire, les attaques pirates étaient fréquentes.
Toi, tu étais resté sceptique, car blessé dans ta fierté. Sans le vouloir, tu avais menti au lieutenant Alec de Manshon, que tu connaissais depuis longtemps et qui avait souvent constitué pour toi un soutien solide. Glacial, mais solide.
Puis tu t'étais questionné. Qu'étaient donc ces hommes exactement, pour qu'une île entière puisse choisir le silence jusque dans la bataille, jusque dans le sacrifice ? L'indignation avait peu à peu laissé la place à l'admiration. Parce que définitivement, ces hommes et ces femmes avaient su agir avec une entente parfaite et une sagesse peu communes. Oui, il y avait eu des prisonniers du côté révolutionnaire. Kalva ne se l'était pas pardonné, comme bien d'autres. Mais l'information avait été transmise aussitôt à Inu Town, et les derniers échos racontaient que le navire carcéral avait été intercepté pendant le transfert au QG de North Blue. Un parfait calcul de paysan, pour un minimum de pertes.
Et par-dessus tout, qui étaient vraiment ces révolutionnaires qui faisaient tant parler d'eux ? La question t'embrouillait. Par prudence, tu n'avais jamais convoité un pouvoir quelconque. Tu te tenais en-deçà, ou peut-être au-delà de toute idée politique. Tu vivais pour vivre, tu chassais pour être libre, tu voyageais et menait une existence de chat vagabond pour lutter contre ta propre force d'inertie. Qu'y avait-il de plus important qu'une révolution menée à l'intérieur de soi ? Tu avais toujours cru davantage au travail qu'en une force rédemptrice capable de tout changer.
Enfin. Tu t'étais fait à ces idées nouvelles. Tu étais resté encore un peu, avait juré sur ma tête (ou sur la tienne, dur de faire la différence parfois...) que tu garderais le silence. Il n'empêchait qu'en arrivant sur Hinu Town, d'où tu pensais rechercher de nouvelles informations avant de repartir traquer le gagne-pain, tu n'avais pas l'esprit en paix.
Et alors, il y a eu cette clameur :
-Et c'est pourquoi notre devoir, camarades, consiste à faire bloc. R.E.S.I.S.T.A.N.C.E. Nous en avons assez du monopole capitaliste sur le marché des esclaves ! Assez de l'escroquerie internationale en ce qui concerne la suprématie bourgeoise !
Debout sur une estrade bricolée à la va-vite se tient le personnage le plus insolite que tu aies rencontré de toute ton existence. Oui, le plus insolite, il n'y a pas à en douter. Car il s'agit d'une curieuse silhouette plus ou moins humanoïdes qui brandit ses bras vers le ciel tout en jetant des mots sur un ton qui sent la sueur et le travail. La chose parle avec le timbre enroué d'un mineur ou d'un employé de scierie...
-...assez du règne sans partage des classes supérieures ! Osons franchir le pas, et osons enfin le dire : c'est la lutte finaaaaale !
Mmrrr... Il aurait peut-être du falloir préciser qu'il était cinq heures du matin, que les jours étaient ceux d'octobre, et que chacun cherchait à profiter d'un sommeil bien mérité. En clair, la créature déblatérait toute seule au milieu de rien. Il y eut un silence. Puis une pluie de chaussures jaillissant de chaque fenêtre s'abattit sur elle comme une averse soudaine et violente.
-Oui ! Le peuple se réveeeeille ! La mort de la dictature est proche !
-Mais ta gueule !
-On va t'en coller, de la lutte !
-En tous les cas, t'as foutu un point final à notre nuit !
-... Impel Down ! Le minimum syndical pour ces brigands du sommeil, c'est moi qui vous le dit !
Mais sous la grêle battante, la chose ne cillait pas. En rebondissant sur elle, les objets émettaient un bruit curieux de ferraille percutée. Au contraire, elle sembla réagir aux derniers mots de ses agresseurs, ce qui se traduisit par une drôle de petite larme qui coula de ce qui avait l'air de lui servir d'œil.
Lutte ! Finale ! Syndicat ! Vous êtes bien mes frères de révolte ! Descendez dans la rue, allez-y ! Laissez parler votre colère, et marchons ensemble vers un nouveau printemps... vers une... AUBE ROUGE !
Toi, devant le spectacle de certains qui sortent le tromblon, tu hésites un moment, puis tu interviens. Bras écartés en signe de paix, avec ta gouaille pleine de chaleur et de franchise.
-Arrêtez ! Laissez-moi passer. L'gars a trop bu, j'vais l'prendre 'vec moi. Désolé pour lui. Y va décuver tranquille sur les docks, une p'tite balade lui f'ra du bien.
-Mais enfin, je...
-La ferme !
-La liberté d'expression...
-Tu l'auras, mais laisse dormir un peu les gens. Viens, que j'te dis.
-J'ai justement le devoir de les réveiller !
-Dans cinq minutes si on s'est pas barrés, y'a la marine qui va débouler et te jeter dans une cellule tellement bien isolée que plus personne t'entendra de toute la semaine. Alors, tu viens ?
-Tu...es très convainquant, camarade. Soit. Allons sur les docks... c'est plein de travailleurs honnêtes qui ne demandent qu'à être récompensés de leur dur labeur !
Dernière édition par Sören Hurlevent le Ven 4 Jan 2013 - 23:48, édité 1 fois