The One [1625]

Il y a, quelque part dans l’univers, sur une montagne absente de toute mémoire d’homme, un palais.

Ce palais est à nul autre pareil, et forcément puisque c’est le palais des dieux.

Dans ce palais se trouve une pièce parmi tant d’autres superbes.

Au milieu de cette pièce se trouve une table circulaire, faite du plus solide des rocs.

Au centre de cette table s’agite une boule offerte aux regards divins.

Et autour de cette table conversent deux dames aux fatals atours.

A gauche, il y a Tyché, maîtresse des fortunes et reine du destin.

A droite, il y a la Mort, dont les traits fins sont protégés de la lumière alentour par un capuchon noir.

Les deux femmes sirotent un thé de la plus subtile saveur et observent le monde reflété au milieu de la table qui les sépare, tantôt avec la plus grande tendresse et tantôt avec le plus grand sérieux.

Parfois, leurs yeux se perdent dans l’infini et pendant ce temps personne ne meurt dans le monde.

Souvent, elles fixent tel ou tel point de l’orbe lumineux, et dans le même élan la première agite ses ciseaux pendant que la seconde emporte de sa faux l’âme de l’élu.

Et toujours le thé fume dans leurs tasses sans fond, et toujours les ciseaux de Tyché sont aiguisés, et toujours la faux de la Mort luit d’un éclat froid aux allures de lune endormie.

Au bout d’une éternité, la Mort baille et sort de sa cape un jeu de cartes.

A quoi veux-tu jouer aujourd’hui, la Mort ? demande Tyché après avoir bu une gorgée.
Une idée, Tyché ? répond la Mort, qui fait semblant de ne pas trop savoir.
Et si on jouait à la famille, la Mort ? propose Tyché, qui savait depuis le début.
D’accord, Tyché, opine la Mort, avant de soudain faire tourner comme une toupie le monde miniature d’un seul petit coup de son long doigt osseux, puis d’arrêter le globe au hasard.

L’échelle change et la zone pointée par la dame au masque sombre apparaît plus nette, toujours plus nette, les nuages du ciel du monde des hommes passent et puis les flots se rapprochent et au sein des flots des bateaux et une muraille et un toit et des tours se font jour. Une île des hommes.

Mais l’échelle ne s’arrête pas là et bientôt les étages du bâtiment central se succèdent et les divinités explorent jusqu’aux tréfonds de la terre sous l’endroit. La Mort pose alors de son autre main le paquet de cartes sur la table de pierre et invite Tyché à en saisir la première carte.


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Le Fils.

The One [1625] Tahar1



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Dégueuler.

Plusieurs raisons qui pourraient faire que je. Celle du moment, je la connais. Elle est dans ma tête.

J’ai déjà ressenti ça, trente ans en arrière.

Je dis trente ans, je sais pas. Peut-être que ça fait plus.

Peut-être que ça fait moins. Tout ma vie est comme ramassée en un seul petit instant où tous les moments se confondraient. Où tous les instants interagiraient.

C’est pour ça que je dégueule. Le vertige de ne plus être défini que par un seul putain d’instant. De me rendre compte que toute une vie se décide en un moment. En deux peut-être. Et qu’après ce moment tout n’est rien que la conséquence de ce qui précède.

Et à l’époque j’avais pas bien compris. Un peu touché le pourquoi, mais pas compris.

Y a que maintenant que je fais le rapprochement. Maintenant que ça remonte.

Je revois bien la façade sur laquelle j’ai gerbé. C’était un bottier. Je revois bien les poils du balai que le taulier a agité pour me faire me tirer. Je revois bien ses dents, ses yeux injectés de rage contre ma pauvre dégaine de gamin des rues. Quel con, je venais de la campagne.

La rue dans laquelle je suis allé finir de me vider, c’était un coupe-gorge où seuls les cadavres étaient restés. Des cadavres sans yeux, les corbeaux étaient passé par là. Foutus corbeaux.

Je hais les corbeaux.

Je revois pas le ciel. Je sais qu’il y en avait un. Mais j’arrive plus à m’imaginer la couleur d’un nuage.

Il faut que je sorte d’ici.

Que je sorte d’ici comme j’ai réussi à sortir du bled à l’époque.

Que je sorte pour fuir ce qui s’est passé.

Comme à l’époque.

Que je sorte, que je me retrouve loin, que j’oublie.

Et dans trente ans ou plus ou moins peut-être que je me souviendrai et que ça me fera rien, comme je me souviens maintenant de cette femme sur le bateau. Croisière de cons. Connasse.

Que je sorte.

Sinon, je sais que la troisième sera la bonne.

Que je me louperai pas cette fois.

Maintenant qu’on nous refile à bouffer, j’aurai la force.

Et je me louperai pas cette fois.

Pas comme sur le bateau avant le bled de cow-boys. Pas comme avant chez l’ermite.


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A toi, la Mort, dit Tyché en observant sur la carte la tête de l’humain qui y est apparue.

Le regard qu’elle porte à cet homme est neutre, mais elle le connaît trop bien pour pouvoir vraiment l’être. C’est un de ses favoris. Déjà au cours d’une partie précédente, elle a eu fort à faire pour le garder vivant jusqu’au bout. Et maintenant, voici qu’elles recommencent. Que tout recommence.

En face, de l’autre côté de la table divine, son amie retourne la carte suivante. La famille se construit et prend forme. Se reconstruit et se déforme. La Mort annonce, de sa voix qu’étouffe son écharpe :

Le Frère.
The One [1625] Potemkin


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Je rouvre les yeux sur le néant de la demi ombre.

Je sais qu’il faut que je fasse gaffe pourtant. Que j’ai pas le droit de dormir quand eux sont réveillés.

Sinon ils me louperont pas.

Et j’aurai même pas le plaisir de me finir moi-même.

Mais parfois je m’endors quand même. Parfois je fais une sieste.

On a mangé. On a à manger.

La vie c’est la bouffe. La bouffe c’est la vie.

Je me réveille.

Je le vois là-bas. Il a une tête humaine avec ses poils qui savent plus comment pousser. Ceux qui sont morts, qui laissent la peau nue, ceux qui ont choisi de compenser et qui sont devenus longs.

Il a une tête d’humain mais ça reste un singe. Un singe avec l’air contrit et des tubes en métal.

Il s’approche. Con de singe.

Ils sont revenus, qu’il me dit en montrant un coin de la salle.

Je guette pour l’autre, mais il est pas là.

Il dort, me dit le singe.

Dans sa cellule, je suppose.

Le tas est là. Au même endroit que d’habitude.

On s’approche doucement. C’est toujours cette espèce de gelée sans vrai goût.

Sans goût, ça me va. Ce serait pire avec des nuances.

Amer, sucré, salé, acide.

Ca me rappellerait la bouffe d’avant, ça me donnerait envie de comparer.

Ca me rappelle la bouffe d’avant. Ca me force à comparer.

Mon estomac se tend, j’essaie de retenir. Je n’arrive pas.

Je m’éloigne. Souiller l’endroit où tombe le tas, ce serait la fin.


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La Mort dépose sa carte à gauche du Fils, observe un peu sa collègue et sourit. Mais ça personne ne le voit, pas même Tyché, à cause du capuchon qui masque entièrement son visage dans l’ombre.

Nul n’a jamais vu la tête de la Mort que les morts eux-mêmes, et les dieux n’auront jamais ce droit…

Même la Fortune, qui guide pourtant tant de gens vers elle, ne le pourra pas. Paradoxes divins.

Un troisième tirage rejoint le Fils, à droite cette fois-ci.

La Sœur.

The One [1625] Elaa_imagesia-com_3iu7_large


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Aïe…

Dur de se laver la barbe avec un filet d’eau qui coule le long d’un roc. Et le reste est à l’avenant. Il faut faire une bassine du creux de la main, et être très patient.

Les menottes rendent le tout encore plus folklo.

Pourtant c’est nécessaire, et nous le savons tous. Eux deux, moi.

Crever d’une mycose, ah. Le ridicule peut tuer…

Je me redresse en prenant appui sur un roc qui m’entaille la main.

Si seulement je n’avais pas ces satanés fers.

Pas sûr que j’arrive mieux à sortir, mais au moins je pourrais être sûr d’éviter l’infection.

Oui, il y aurait ça aussi, comme mort ridicule vu les circonstances…

J’arrive à me remettre droit. Je ne suis pas un acrobate, ou si je l’ai été j’ai oublié. Mon corps a oublié. Il y a plein de choses que j’ai oubliées. Je dois me souvenir, pourtant. Les souvenirs sont la clef.

La clef…

La clef…

En m’agitant la nouille je repense à ce moment. Ou quelqu’un m’a parlé. M’a dit d’y aller. C’était moi je crois, mais ce n’était pas moi. C’était moi et ce n’était pas moi. L’empathie.

Les bruits de l’eau qui me fatiguent et me nettoient, qui me nettoient et qui me fatiguent.

Ca y est.

Impression d’être sous une cascade. Un tumulte fait du silence de la pièce, assourdissant, qui me voilerait tout un pan du monde. Le pan qui parle aux gens mais que les gens n’écoutent jamais.

Je retrouve la sensation. Je me souviens. Mon corps se souvient. Mon esprit se souvient.

Avant la clef, il y a eu la cellule, tout seul. Quand elles m’ont toutes parlé. Elles.

Elle.

Laquelle était-ce ? Je les refais dans l’ordre.

Je m’attarde sur ce froid qui m’a pris quand Ela est venue, quand son halo est reparti.

L’eau qui coule sur le mur me transit, me glace le sang dans les veines.

Le sang.

Il gicle. Ce n’était pas Ela qui me parlait.


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Sur sa chaise, Tyché camoufle son émoi en reprenant du thé. La Sœur n’a pas marché, son favori est en difficulté. Il faut que la carte que la Mort tire et pose au-dessus des trois premières soit une carte forte. Il faut qu’elle soit une carte qui sache. Mais c’est bien probable.

La Mère.
The One [1625] Mamatahar


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Je rebondis sur la pierre et le tumulte revient. Le vrai, le silence taillé à la masse par les poings rugueux de l’autre. Le fémur qu’il manie s’écrase dans mes côtes et poursuit sur ma tête.

Une fois, deux fois. Aucun respect pour les aînés.

Mon petit numéro de la dernière fois ne lui a pas suffi.

La bouffe c’est la vie, la vie c’est la guerre. Sa guerre.

Il est en pleine frénésie. Il m’en veut. Il a peur.

Fini le personnage qu’il campait quand je suis sorti, quand je lui ai permis de sortir. Finis les airs calmes, calculateurs. Retour à l’instinct. Frapper. Eloigner la menace.

Il me frappe. Il éloigne la menace. Je m’effondre.

Et dans la dalle de roche sur laquelle je ne suis pas mort depuis tant et tant de temps malgré les efforts de mes deux meilleurs copines pour y parvenir, j’entends à nouveau cette petite vague de silence qui revient.

Mes meilleures copines, c’est la Fortune et la Dame.

Et je commence à retrouver mon cynisme éclairé, c’est bon signe. Il faut dire que malgré les coups qui pleuvent sur mon corps aux nerfs atrophiés par la privation, je sens quelque chose.

C’est léger. Subtil. Mon genre chez les femmes, mais pas pour moi-même. Je ne dois pas encore avoir la bonne approche pour vraiment écouter. C’est trop léger. J’ai construit des murs trop épais autour de mes yeux et de mes oreilles pour tout entendre.

Mais ça me met en joie, il en faut peu. Il faut se satisfaire de peu.

Merci Maman. Coucou.

En face, il ne comprend pas. Pas tout de suite.

Dans le murmure indistinct venu de ce pan du monde que les gens n’écoutent pas, derrière le torrent aux mille cascades assourdissantes, j’ai entendu qu’il fallait que je me baisse et que je pouvais saisir son poing dans le mien si je le plaçais au bon endroit à la bonne hauteur au bon moment.

C’était elle. Maman.

Elle m’a parlé. Maman.

Et son poing en main je me relève. Mais chez lui l’étonnement passe vite.


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La Mort sait quelle carte vient ensuite. Tyché aussi le sait. La première admire et savoure le geste de la seconde tandis que celle-ci abat la carte suivante auprès de la figure maternelle, au-dessus de la fratrie. Dans le regard de la Fortune peuvent se lire toutes ses pensées angoissées.

Le Père.

The One [1625] Mundan


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Et quand je veux écouter à nouveau Maman, ça ne marche pas. Ca ne marche plus.

Je vole, puis percute à nouveau le sol qui n’est même plus poussière. Notre crasse et notre honte en ont fait une boue d’infamie. L’envie de vomir me reprend, j’ai trop pensé. J’ai pensé trop loin.

Et il a tapé au bon endroit.

A la boue je sens peu à peu se mêler la vie qui me quitte avec le sang, avec mon sang qui s’écoule sans que je le sente. Je ne sens plus rien. Ni Maman, ni mon corps.

Devant mes yeux ils n’y a plus qu’un rideau brun à travers lequel j’aperçois mon meilleur ennemi ricaner comme un dément. Nous sommes tous déments. Il ricane comme je ricanerais à sa place.

Le brun laisse la place au rouge, le rouge au noir, le noir au blanc.

J’ai l’impression d’être aveuglé comme on peut l’être quand il y a un ciel dehors. Je crois que c’est la douleur qui fuse, du talon au sommet du crâne, en passant par le seul endroit qui peut encore intégrer ce genre d’informations. Mon cerveau animal.

Il reprend les commandes pour un temps.

Peut-être que j’entends un appel de derrière le vacarme qui masque tout, une petite voix. Ca pourrait bien. Mais ma masse d’instincts lui dit de se taire. Tu n’es pas assez efficace, petite voix.

Tu n’es pas assez efficace, Maman. Ta gueule.

Le souvenir paternel refait surface, le sien et celui de sa manière de clore les débats.

Mais je suis grand maintenant. Je suis grand et un jour je mourrai. Je n’ai plus cette crainte de manquer de vivre demain. Je n’ai plus cette attente du demain qui peut-être m’éloignera de lui.

S’il peut encore me pourrir la pensée, le fait est que je ne le reverrai probablement jamais en chair et en os. En chair et en os, eh… Je ne suis plus que chairs dolentes et os meurtris. Et moi aussi je ricane comme un damné, en me reposant sur mes avant-bras pendant que l’autre me contourne.

Ta gueule aussi. Ta gueule toi aussi, Mundan.

Il ne comprend pas. Encore une fois le sens de mes mots lui échappe. Et comment pourrait-il comprendre cette fois ce qui se passe derrière mes orbites creusées par les carences en tous genres.

Personne ne pourrait.

Il comprend par contre que quelque chose va lui faire mal quand je me relève et quand l’air s’agite sur mes tempes pas encore dégarnies. Mon cortex entre en surfusion, je vois des armes et je vois du sang et je vois un peu de jour, comme à travers un brouillard de champ de bataille quand l’humidité des corps perforés, morcelés, massacrés, stagne à hauteur d’homme et endigue toute visibilité.

Et il se prend la vague de mon Aura décatie mais pas tant que ça, toute joyeuse à l’idée d’enfin se libérer après tant de temps. Toute joyeuse et furibarde et maligne. Noire, rouge, pas encore en forme de masque mortuaire parce que je ne suis plus habitué et qu’elle me vide déjà de mon énergie ainsi.

Mais efficace. Elle. Ta gueule Maman, ta gueule Mundan, vos gueules les autres.

Je me débrouille tout seul. Comme toujours.


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Bien joué, Tyché, lâche la Mort d’une voix un peu dépitée.
Je n’osais pas compter dessus, la Mort, répond une Tyché badine qui en face réajuste une mèche.
Attaquons la seconde partie, veux-tu ? grogne la dame de droite en caressant la lame de sa faux comme un fauve se lèche les babines devant sa proie bientôt à terre.
D’accord, la Mort. A toi, accorde la Fortune en agitant une main près du paquet de cartes qui restent à découvrir et dont sa complice entame justement ensuite la découverte.

La Femme.
The One [1625] Jenv


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Et face à moi j’ai deux vassaux. Je suis le seul Roi du niveau interdit d’Impel Down.

A genoux, coquins.

Potemkin mon frère l’est déjà. A genoux. Il est assis même, front contre terre.

Pauvre frère, si fragile et dégingandé et racorni par la survie. Con de singe.

L’autre tangue, s’effondre à son tour. En temps normal, il aurait sans doute essuyé l’affront sans vaciller, mais il n’est plus aussi fort que quand il l’était. Fort. Alors il tangue, et s’agenouille pour ne pas simplement se disloquer au sol comme un pantin sans âme et sans cordes.

Comme les autres qui s’y sont disloqués. Qu’on y a disloqués.

Et je vois, à les regarder pantelants, je vois.

Je vois mon royaume s’étaler devant, et je vois que mon royaume n’en est pas un.

Je ne suis pas fait pour rester, je ne dois pas rester ici. Il faut que je sorte.

Que je recouvre ma liberté, mon esprit. Que je survive, mais ailleurs.

J’ai des choses à faire. C’est pour ça que Maman me parle. Ca doit être que pour ça. Comment expliquer sinon que ce soit maintenant qu’elle me réapparaisse, après trente ans.

Alors il faut que je sorte. Et la liberté dont ils essaient de me priver, dont ils s’échinent à essayer de me priver. Lui, et eux. Cette liberté, elle est à moi. Parce que le royaume dont je suis roi ne s’arrête pas aux murs souterrains de cet enfer. Et parce que tout diabolique que je sois je n’ai pas envie.

Plus envie. D’être là.

Ca vaut toutes les raisons.

Et tous ceux qui se mettront en travers de mon chemin seront balayés. Comme lui vient de l’être.

M’as-tu compris ?

Je crois lire dans son œil torve qu’il a compris. Comme j’ai cru lire lors de la précédente bagarre qu’il avait compris. Je suis bête. Je suis las. Je suis épuisé.

Chasser les dragons, j’irai quand je serai reposé. D’abord, profiter du calme de ce royaume aux limites qu’on m’impose pour récupérer des forces. Un peu plus. Et ensuite, ma liberté, je te retrouverai.

Attends-moi.

Et nous ne serons plus qu’un.

Toi, et moi. Ailleurs.

On trouvera quoi faire. On ne s’ennuiera pas. Je le sais.

Attends-moi.


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La femme symbole d’escapade et de liberté a une famille elle aussi. Une famille qui n’est pas prête à laisser partir sa propre fille même si celle-ci voulait partir avec le Fils de l’autre famille. Une famille qui préférera attraper l’intrus qui cherche à voler sa fille dans ses serres s’il le faut.

Qui préférera le garder. Le séquestrer. Le malmener.

Et la Mort observe Tyché qui n’a pas le choix lever la première carte de cette nouvelle famille. Elle la regarde lever la première lame qui s’abattra sur son pauvre favori. Et la regarde annoncer.

Le Beau-Frère.
The One [1625] Goranaljas


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Agenouillé là-bas, il ne ricane plus. Lui.

Je le vois à travers mes paupières à moitié fermées. Légères, et si lourdes à la fois.

Il m’observe lui aussi, du fond du gouffre. De là-bas.

Ses yeux insondables au gris terne me contemplent et se mettent à briller.

Goran Aljas me regarde.

Il ne me laissera pas prendre ma liberté sans lutter.

Pour lui, me laisser la victoire serait une défaite. Réussir là où il n’a pu. Non.

Comme en écho à mes pensées, il rit. D’abord c’est son ricanement qui reprend. Puis au delà de ses mâchoires ensanglantées, terreuses et creusées, ce sont ses épaules qui se mettrent à trembler dans le noir. Et puis finalement le voilà qui rit, qui rit à gorge déployée. Il est fou.

J’essaie de sourire tristement.

Ca y est. Les hoquets rouillés de sa voix me rappellent la raison de son arrestation. On ne savait pas où il avait disparu, mais on avait beaucoup parlé de son petit exploit chez les dragons. La fillette noble qu’il avait tuée. Sur le moment et après son arrestation par les glorieuses forces de paix, ça jasait.

Je n’aurais pas pensé que le voir perdre ses moyens ainsi me troublerait trop.

Mais je me rends compte maintenant. Trois moins un, restent deux.

Le singe con, et moi. Nous sommes les suivants. Les fous, les vrais. Suivants.

Et il continue. Goran continue à rire. Je n’arrive pas à lire son esprit. J’entends à nouveau ce murmure derrière l’eau trouble de son rire. Encore, toujours derrière.

Mais je ne distingue pas ce qui se chuchote.

Et peu à peu je me rends compte, à l’observer. A observer Potemkin qui lui non plus ne comprend pas. Qui lui aussi craint d’être le prochain sur la liste de la mauvaise fortune. Je me rends compte.

C’est exprès, qu’il rit. Il ne veut pas que j’entende. Il sait que je peux, et il craint de n’être plus seul à pouvoir. Tout comme la liberté qu’il n’a pas su reprendre et qu’il ne veut pas que je reprenne.

J’aurais dû réaliser. Si j’ai pu l’atteindre avec mon Aura plus tôt, c’est parce qu’il n’a pas été assez rapide pour éviter la vague informe dirigée par lui. Parce que physiquement il n’avait plus les moyens d’aller assez vite pour éviter. Pride aurait pu.


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Dans la salle de travail, la partie de cartes s’est faite ardue. La Fortune a un tic révélateur et se mordille la lèvre inférieure, tandis que son adversaire pose d’un geste désinvolte la carte suivante aux côtés des autres sur le plateau où se scelle un destin.

Le Beau-Père.

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Il a cessé de rire.

Goran a cessé de rire.

Est-ce que c’est parce que j’ai pensé à Pride ? Est-ce qu’il peut lire dans les esprits ? Est-ce qu’on peut faire tout ça avec cette aptitude ? Tant de questions. Ses yeux me fixent encore. Toujours.

Sous le poids de son regard, je sens sourdre en moi la première vraie rage depuis que je suis arrivé.

Est-ce que c’est parce que j’ai pensé à Pride ?

Sans doute.

J’avais oublié jusqu’ici. J’avais mis de côté.

Comme la connasse de la croisière il y a trente ans. Mise de côté jusqu’à Maintenant.

Le connard qui m’a arrêté. Qui m’a envoyé dans cet enfer. Mis de côté. Jusqu’à. Maintenant.

Je n’ai plus de forces. Après avoir assommé deux êtres pas beaucoup plus faibles que moi de mon esprit. Mais j’en trouve d’autres. On trouve toujours des forces, quand on est en colère.

J’en trouve. Il ne rit plus. Je ne ris plus. Potemkin ne rit plus.

Et quand je me rue directement sur lui, sur Goran, il m’évite.

Il m’évite et se remet à ricaner. Je l’ai entendu quand il m’a contourné.

Juste un peu. Juste un peu pour que je n’entende pas ce qu’on me dit depuis l’autre côté.

Pour que je n’arrive pas à le taper, lui qui sait, lui qui peut.

Et je m’épuise.

Et je m’épuise.

Mais la rage née du souvenir de la face du démon Pride me tient debout. Elle me nourrit. Elle m’oblige à avancer. A essayer de mettre, sur le petit cou du tueur de gamins qui cherche à m’entraver par tous les moyens dans ma sortie, mes deux mains pleines de haine pour tout ce qui m’a mis et me retient encore ici. Parfois je voudrais m’arrêter, mais je n’y arrive pas.

Et je lui cours après. Et il m’évite car il entend, et je ne l’évite pas car je n’entends pas.

J’ai pensé que c’était un tueur de gamins. Est-ce que ça me dérange ?

La question m’interpelle, mais un coup de plus me renvoie dans le concret. Dans le mur.

Et au pied de ce mur de concret, je m’affale une fois de plus.

Il ricane toujours.

Je regarde Potemkin. Potemkin ne fait rien. Ce ne serait pas utile, il ne peut rien faire. Il est trop faible, trop prévisible. Con de frère singe qui ne sert à rien.

Je regarde autour de nous, et je vois avec une acuité aiguisée par la rage venue des tripes les moindres détails de notre enfermement. C’est froid, c’est dur, c’est morbide.

Et j’entends. Tes atouts sont grands, Goran Aljas. Tu es doué.

Mais les miens aussi. Mais moi aussi.


The One [1625] 661875SignTahar


Dernière édition par Tahar Tahgel le Jeu 11 Avr 2013 - 12:45, édité 1 fois
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Il n’y a plus de thé dans les tasses des deux dames. Elles ont épuisé la réserve du palais des dieux à siroter le régal d’une bouche distraite, concentrées qu’elles étaient sur la partie.

Elles ont épuisé le thé, et il n’y en a plus dans leurs tasses. C’est donc les lèvres sèches que Tyché révèle la dernière carte sur laquelle tout se jouera.

La Belle-Mère.
The One [1625] 663834Eglantine


The One [1625] 661875SignTahar


Dernière édition par Tahar Tahgel le Ven 17 Mai 2013 - 16:56, édité 1 fois
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Assez !

Elle est apparue de nulle part.

Tahar Tahgel de Troop Erdu, Potemkin de Kuraigna, Goran Aljas de Marie-Joa, assez !

Elle est apparue de nulle part et elle se contente de nous faire la morale.

Je remarque que ça marche.

Mon poing levé, armé au-dessus du visage de mon adversaire au bord de l’évanouissement, s’est arrêté. J’ai entendu, j’allais en profiter, j’avais en moi toute la force et toute la haine nécessaires.

Il allait mourir cette fois. Et elle est apparue.

Eglantine Mellifleur, Directrice.

La majuscule de son titre sonne comme le glas de nos échanges musclés. Il y a un blanc.

Comment est-elle arrivée ? Comment a-t-elle pu descendre jusqu’ici ? Nous vivons dans le hall près de l’ascenseur et près des escaliers. Nous l’aurions vu, senti, pressenti, s’ils avaient levé la quarantaine d’une façon ou d’une autre. Je regarde l’escaméra au plafond mais il ne m’apporte aucune réponse. Lui non plus ne sait pas. Ou, s’il sait, il ne veut rien en laisser filtrer.

Mon inconscient établit déjà des liens de causes à effets dans les recoins de mon cerveau fatigué, mais je suis encore trop surpris pour m’en rendre compte. Je lâche Goran, qui glisse jusque derrière…

Non mais vraiment… Messieurs, allons ! Il y a déjà cette grève des geôliers dont je dois m’occuper… Grève dont vous avez d’ailleurs su profiter… Et maintenant… maintenant que le petit désagrément concernant la nourriture est passé… vous ne trouvez rien de mieux à faire, à peine vos forces récupérées, rien de mieux à faire que de vous entretuer alors que je me suis personnellement investie pour vous fournir à manger à tous les trois !? C’est intolérable et très bas. Très vil, oui… Monsieur Aljas, votre père ne serait pas content…. Non, vraiment pas content… Il me doit déjà une fière chandelle… Et vous, vous trois en fait… le gouvernement vous fait la grâce de vous laisser en vie ici, et c’est ainsi que vous le remerciez ? … Non, vraiment, il n’y a plus de respect… Je suis outrée.

… jusque derrière Eglantine Mellifleur, Directrice.

Voilà, je suis outrée. Vous m’entendez ? Alors assez, n’est-ce pas. J’ai assez à faire.

Je suis éberlué. Ce petit bout de bonne femme trop vieux me stupéfie par son aplomb. Moi.

Monsieur Tahgel, convenez que vous pourrez vivre ici jusqu’à la fin des travaux…

Je m’exécute, soudain trop las pour résister à ce nawak. Ma rage m’a quitté, les forces que j’y puisais itou.

Monsieur Potemkin, mettons que vous irez ici, et vous Goran, ce sera par là-bas… Et je m’arrangerai dorénavant pour que la nourriture tombe exactement entre vous trois… ici, voilà… comme ça vous n’aurez pas à empiéter sur le territoire de vos camarades. N’est-ce pas ? Oui, faisons comme ça.

Et sous nos yeux incrédules, elle se désagrège petit à petit en un millier de mille petits insectes s’agitant entre nos pieds nus sur la terre ferme du sol sale. S’agitant puis se regroupant en colonnes qui sans plus de cérémonie grimpent les parois puis s’enfoncent dans les trous invisibles de la voûte. Issue de nulle part, désincarnée comme un écho, sa voix poursuit son laïus réprobateur alors que les dernières fourmis disparaissent à nos yeux fatigués.

Et pas de bêtises, messieurs. Sinon je me verrai dans l’obligation de sévir et vous ne voulez pas ça. Me suis-je bien faite comprendre ? Je vous tiens au fait de l’avancée des travaux, et nous verrons à vous accommoder autant que vous devez nous accommoder aussi en ces temps troublés.

L’insecte de queue s’échappe enfin puis le silence retombe. Un silence ébahi. Tout s’explique et tout retombe. En triangle chacun de notre côté comme trois gamins séparés à l’école, nous nous regardons tour à tour mais n’échangeons pas un mot. Beaucoup de choses s’expliquent et mon esprit surchauffe.

Je pense trop, je pense trop loin. Assez, a-t-elle dit… Assez, oui.

Arrêtons ça.


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La partie est un nul. Ni mort, ni libre d’aller poursuivre les affres que lui fera rencontrer la Fortune, le Fils des cartes n’a plus qu’à attendre qu’une nouvelle partie se joue autour de lui. Mais la Mort qui a espéré, qui a placé des espoirs en la belle-famille, fulmine et veut poursuivre.

Attends Tyché, laisse-moi tirer une autre carte… Juste une autre carte, Tyché, demande-t-elle.
D’accord, la Mort. Tire donc une autre carte.

Soudain dans leur salle du palais des dieux, la voix de Tyché résonne clairement. La dame est confiante et le fait savoir après ses quelques hésitations précédentes. Elle sait quelles sont les cartes secondaires du jeu, elle sait ce qui peut sortir, et elle se félicite d’avoir tissé autant de fil depuis tant et tant d’années. Ce Fils des hommes, ce Tahar venu des profondeurs les plus obscures du monde, il sera sa plus grande réussite. En face, la Mort dont le travail n’est que de couper les fils entrelacés par sa collègue, ne sait pas. Si elle tient un registre, il est de ceux qui rentrent dans sa maison.

Les vivants, eux, les vivants sont le royaume de la Fortune. Et la carte qu’elle sort et retourne lui fait se lever de dépit dans un accès de mauvais humeur. La voilà bernée. Partie perdue.

La Petite-Fille.

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