Ce qui s'est passé juste avant
Suite à l’arrivée de son équipage sur l’île de Drum, Ange a été envoyé à la tête d’un petit groupe d’éclaireurs, avec pour but de se renseigner sur la situation de l’île et d’atteindre le château. Avec la tombée de la nuit, ils se font attaquer en même temps qu'un petit groupe de révolutionnaires par une meute de lapins carnivores, et s’échappent après un rapide combat en compagnie des survivants révolutionnaires, dont ils se font passer pour leurs camarades en retour de patrouille. En fuyant dans les galeries, ils font la rencontre d’Ylvikel Strauer, un médecin en vadrouille qui se joint à leur groupe. Ils sont finalement retrouvés par Rafaelo di Auditore, qui croit avoir affaire aux véritables révolutionnaires disparus.
Alors qu’ils sortent un peu précipitamment des souterrains, les pirates tombent dans une rivière. A cause de la malédiction de son fruit du démon, Ange coule à pic et est porté disparu. Pendant ce temps, Rafaelo démasque les pirates, et les massacre, à l’exception de Juusei qu’il capture, et d’Ylvikel qui s’échappe.
***
Dans un pays où bon nombre d’animaux semblent atteints de gigantisme, il n’est pas surprennent de retrouver, au milieu des lapins géants des ours géants, et des hippopotames poilus géants, des poissons géants.
Nous nous intéressons à l’un d’entre eux. C’est un saumon de belle taille, même pour ses congénères de l’île, et avec ses trois mètres de long la bête aurait fait la joie de n’importe pêcheur qui se respecte ! Si celui-ci avait une canne à pêche assez solide, bien sûr.
Notre saumon (inutile de lui donner un nom : tout le monde s’en fiche des noms des poissons. Non ? Eh bien moi je m’en fiche, en tout cas), suivait le courant d’une des rivières glacées qui descendent de la montagne. La gueule grande ouverte, il raclait le fond en quête de nourriture. A la place de son menu habituel, il avala une forme sombre et allongée, qui dérivait lentement en trainant dans la vase.
Constatant que sa prise était trop lourde, le cerveau du poisson lui fit savoir que ce serait peut-être une bonne idée de s’en débarrasser. Machin le poisson commença donc à agiter sa tête dans tous les sens, mais la chose était déjà à moitié rentrée dans son gosier, et tenait bon ! Alourdi par sa charge, le saumon continua de dériver tout en agitant la mâchoire.
Puisque nous parlions de pêcheur qui se respecte, celui-ci se trouvait justement à quelques mètres en aval. Là, à la surface, pêchait Boniface, l’ours randonneur. Grand, blanc, poilu, avec un piolet posé à côté de lui, il avait tout de l’ours randonneur classique. Mais celui-ci, avec son œil avisé et son coup de griffe rapide, était particulièrement doué pour pêcher. Lorsque l’énorme saumon passa à sa portée, l’ours projeta sa grosse patte griffue, toucha le poisson, et l’envoya d’un revers sur la rive, ou la pauvre bête se mit à frétiller lamentablement. Boniface mit tout de suite fin à ses souffrances d’un coup sec sur la tête. C’est alors que l’ours remarqua la paire de jambes qui dépassaient de la gueule de sa proie.
***
Tiens, on dirait qu’il n’y a plus d’eau.
…
Ça serait quand même plus pratique pour vérifier si tu pouvais ouvrir les yeux.
…
Dis, tu écoutes quand tu penses ?
…
Bon, forcément, avec de l’eau plein les poumons…
***
Boniface souleva le saumon par la queue, et le secoua. Ce qui en tomba ressemblait à un humain. Un humain tout trempé. Et assez moche aussi. Quoique comme tous les humains en fait. Mais celui-ci avait de jolies dents. Et des cheveux… bizarres.
Comme tout ours randonneur digne de ce nom, le nôtre obéissait aux règles de savoir-vivre des montagnards. Entre autres, ces règles stipulaient qu’on ne pouvait pas décemment laisser un être vivant mourir sans essayer de l’aider. Sauf s’il était notre proie, bien sûr. Après un instant de réflexion, sans quitter l’air tranquille que, comme tous ses congénères, il affichait en permanence, Boniface commença à effectuer des mouvements de réanimation sur le corps de l’humain.
Quelques litres d’eau dégurgités plus tard, Ange Del Flo reprenait connaissance.
Ah, enfin ! ‘Pas qu’on s’ennuie, mais…
Il fait trop froid, et j’ai l’impression de ne plus sentir mes extrémités. Je ne dois pas être au paradis.
Il y a peu de chances. D’ailleurs, il n’y a surement pas de neige, là-bas. Hm, tu devrais quand même vérifier si tes jambes sont là.
Euh… je… je crois.
Et, dis, tu devrais aussi essayer de savoir pourquoi tu n’es plus en train de te noyer.
Je me noyais ? Ah, ça explique pourquoi je suis tout mouillé, et je ne me souviens plus de rien !
Tout à fait. Sauf que normalement, tu aurais dû couler comme une vieille pierre, et rester au fond.
Ah. Et ça n’a pas été le cas, donc…
Bien sur que non, crétin ! Sinon, tu serais en train de respirer de l’eau. On dirait quel quelqu’un t’as tiré de la rivière. Ou… quelque chose.
Hum… finalement, je crois que je vais garder les yeux fermés !
Ce n’est pas ça qui empêchera ton "sauveteur" de te faire quoi que ce soit, tu le sais, ça ?
Bon, bon… mais juste un petit coup d’œil, alors.
Le sauvage entrouvrit les yeux. Debout devant lui, le pelage banc comme la neige qui l’entourait, se détachant dans le ciel du petit matin, se tenait un immense ours. Le cambrioleur faillit s’étrangler de terreur. D’un sursaut, il se recroquevilla sur lui-même. Sans quitter les yeux, il porta ses mains à sa ceinture pour y prendre ses dagues. Malheur ! Elles n’y étaient plus ! Sans doute étaient-elles tombées pendant qu’il dérivait dans la rivière. Quant à son pistolet, il avait pris l’eau, et devait être inutilisable.
***
Ce qui intrigua Ange, c’était que tandis qu’il paniquait, misérablement recroquevillé dans la neige, l’ours géant ne bronchait pas. Il se contentait de le dévisager avec un regard sans émotion. Il ne donnait même pas au pirate l’impression d’être une proie sur le point d’être dévorée par son prédateur ; il avait la sensation d’être aussi peu intéressant pour lui qu’un misérable flocon de neige comme il y en avait une infinité sur l’île !
Soudain, l’ours inclina le buste. Imaginant que la bête se penchait pour le manger, le sauvage eut un mouvement de recul, et s’apprêta à hurler ; pourtant, l’autre n’en fit rien, se contentant de le fixer avec insistance, toujours penché.
Il attend quelque chose, on dirait.
Du genre… que je lui dise si je suis meilleur cru, ou avec de l’oignon ? Ou que j’essaie de lui faire croire que je ne suis pas comestible ?
De l’humain à l’oignon ?! Quelle drôle d’idée ! Non, tant qu’à faire, essaie de ne pas lui faire penser que tu pourrais faire partie de son menu.
Bah… je m’échappe alors ? Ou… je le remercie ?
Oui, par exemple. Ça n’a pas l’air trop mal comme idée.
- Hum ! Euh… Je… a….atchoum ! Je… m-merci.
Pas de réaction.
- … Merci…. monsieur l’ours ?
Toujours pas de réaction.
Il me comprend, ou pas ?
Essayes un sourire, des fois que ça marche…
Tu crois que ça sait reconnaitre un sourire, les animaux ?
Eh bien tu nous diras ça !
Bon… je vais essayer.
En dépit du magnifique sourire d’Ange, il n’y eut aucun signe encourageant de la part de l’ours. Celui-ci commença même à montrer des signes d’impatience.
Argh, je ne sais pas trop ce que je suis sensé faire, mais je la sens mal cette histoire !
Tu pourrais… lui offrir un cadeau ? Pour le remercier.
Mais je n’ai rien à lui donner !
Refile-lui ton pistolet mouillé, ou ta veste. Ou n’importe quoi ! C’est l’intention qui compte !
Mais…
Et inclines-toi bien bas pour le faire, ça fera meilleur effet.
Et…et s’il en profitait pour me flanquer un coup de patte ?
Tant pis !
Ce n’est qu’un animal, il risque de ne pas comprendre !
Un animal avec un piolet, et qui vient probablement de te sauver ! Alors exécution !
Tout en tenant son vieux pistolet mouillé à deux mains, à la manière d’un présent, Ange posa un genou à terre. Tout en éternuant et en reniflant, il s’inclina avec appréhension. Il s’attendait à ce que, d’un instant à l’autre l’ours approche sa patte ; pour prendre le "cadeau",… ou pour l’assommer ?
Boniface n’en fit rien. De son point de vue, le simulacre d’inclinaison du sauvage avait fait office de salut. Les règles de politesse étant respectées, il pouvait retourner à ses affaires. L’ours randonneur tourna le dos au pirate, empoigna le saumon géant, le jeta sur son épaule, ramassa son piolet, et passa son chemin.
Ange lâcha un "aargh" ébahi. Il resta planté un long moment dans la neige, l’esprit dans le vague, à tousser et à renifler, sans vraiment comprendre ce qui venait d’arriver. Au bout d’un moment, il finirait bien par se dire qu’il aurait peut-être intérêt à se bouger d’ici.