Parce que les jolies histoires commencent toutes par « il était une fois », parce que le monde des contes est toujours empli de magie, princesse et chevalier, de triomphe du bien et de l'amour sur le mal et la vengeance, parce que tout est bien qui finit et qu'ils finirent heureux pour toujours, cette histoire-ci n'est pas une jolie histoire.
Ce n'est pas une histoire de il était une fois. C'est l'histoire d'une fois, pourtant. La première fois.
Oh, il y a plein de premières fois, et personne ne se doute jamais du pouvoir des premières fois. Après, il est trop tard, le moment est passé et après il ne reste que des regrets.
Ou des remords.
Nous ne parlons pas des premières fois telles le premier amour, le premier baiser ou le premier cœur brisé. Ces premières fois là marquent. Quelque part, elles sont attendues, espérées, redoutées, mais jamais ignorées. Non, nous faisons allusions à ces petits moments de platitude, vécus sans vraiment y penser, et que le souvenir retrouve avec un soupir de « Ah, si j'avais su. ». Non, nous songeons à ces instants éphémères qui se trouvent être illusoires, tout en masque et fumerolle, artifices d'une réalité bien plus dure et ô combien déplorée.
Oui, ces premières fois.
Par exemple, la première fois qu'elle a porté un corset. Insignifiant petit geste, n'est-ce pas, que d'enfiler un corset plus qu'une blouse. Pourtant pour elle, c'était un grand moment. Le moment qu'elle espérait tant, depuis plusieurs mois déjà. Avec ce corset elle n'était plus une petite, mais une jeune fille. Elle laissait derrière elle l'enfant qu'on ignorait ou traitait avec désinvolture. Avec ce corset, elle allait pouvoir assister aux bals, porter des jolies robes et être une dame, comme Mère, comme l'avaient toujours voulu Mère, et Nounou Néalor et Gouvernante Madame Hopplesteen. La première fois qu'elle a senti les lacets resserrer autour d'elle les épaisseurs de coutil et busc recouvertes de velours rosé, elle a souri, s'est regardée dans la glace en se trouvant jolie et s'est enthousiasmée, si ce n'est enorgueillie, d'atteindre un tour de taille jugé très convenable.
Qu'importe qu'elle ne pût plus vraiment respirer ou bouger. On ne lui demandait pas d'être en vie, juste d'être belle et élégante. Exactement ce que Père attendait d'elle, ce qui a conduit l'homme à la regarder peut-être pour la première fois, à sourire et à lui tapoter la joue avec un « c'est très bien, très jolie, ma fille. ».
C'était la première fois qu'il lui portait une telle attention. Une première fois qui a éclipsé le moment fatidique où elle avait refermé d'elle-même le battant de la prison sur sa vie. La première fois qu'elle rentrait dans un corset, elle est entrée dans une cage. Dorée, emplie de promenades et de lumières, mais contraignante, exiguë, préformatée.
Pourtant, Père l'aimait. Elle le savait. A trois ans et demi, elle l'avait entortillé, là, autour de son doigt, à se faire passer toute demande ou tout caprice. Elle a toujours été la fille de son père, sa perle, son joyau. La preuve vivante qu'il avait réussi dans la vie, et qu'il laissait derrière lui un héritage, une machine qui transmettrait au fruit de ses propres entrailles les valeurs reçues. Aimée et désirée, mais pas pour elle-même. Uniquement pour ce qu'elle représentait. Aurait-elle été stupide ou foncièrement mauvaise, et un peu moins jolie, que les choses n'auraient pas été sensiblement plus différentes, pour peu qu'elle fût toujours aussi obéissante.
Mais Père lui avait menti.
Ça aussi, c'était une première fois qui porte à conséquence.
C'est terrible, cette première fois où l'enfant comprend que l'adulte, le protecteur, le dieu de sa vie, est une menace, une personne indigne de toute la confiance versée en elle, elle qu'on aurait suivi les yeux fermés. C'est traître, une grande personne. Ça ne voit pas la magie qui danse dans la poussière dorée, ça ne comprend pas ce qu'on dessine, ça ne sait pas raconter des contes autrement qu'en les lisant, mais surtout, ça vous ment. Elle vous dit de ne pas faire plein de choses, tout comme de ne pas mettre son doigt dans son nez, de ne pas mettre les coudes sur la table et tout plein d'autres choses, elle vous interdit de courir, de chanter et de jouer, elle vous punit si vous mentez ou ne faites pas vos devoirs, si vous êtes méchant avec Nounou ou Gouvernante, mais elle-même, elle pétune, s'avachit dans son fauteuil, s'écrit en postillonnant pour aller claquer la porte du bureau.
Et elle ment.
Elle vous a dit que Snow est parti au paradis des chiens et qu'il y est heureux, tellement heureux qu'il va y rester. Mais vous avez bien vu Alfonso, le jardinier, en train d'enterrer Snow dans la terre, pour ensuite y planter des bégonias. Dire que Snow n'aimait rien tant que déterrer les fleurs, et les bégonias en particulier.
On passe trop vite sur les premières fois. Si seulement on pouvait cristalliser les sentiments de détresse, de haine ou de plaisir éprouvés à ce moment, peut-être serions-nous capable de reconnaître une première fois, et d'y faire plus attention.
N'était-ce pas étrange qu'en dépit de cette incompétence à identifier la première fois, il s'agit là précisément du cœur de tout questionnement ? Allez voir un médecin pour vous plaindre de telle ou telle douleur. Une de ses premières questions sera bien évidemment « quand avez-vous éprouvé cette sensation la première fois ? » Racontez un rêve étrange à un ami, et il vous regardera avec incrédulité ou suspicion soudaine « mais c'est la première fois que tu penses à ça ? »
Parce que la première fois est le commencement, la moment précis à la croisée des destins, d'où on ne peut plus revenir. C'est à l'heure du commencement qu'il faut tout particulièrement veiller à ce que les équilibres soient précis. Oui, le commencement est un moment très délicat.
Il n'était pas une fois.
Ce n'était pas un renvoi vers un passé ancien non défini, à un univers du merveilleux qui pouvait ou ne pouvait pas avoir existé. Ce n'était pas « en ce temps-là » ou « il y a de cela, fort longtemps ».
Il était la fois.
Ce n'est pas une histoire de il était une fois. C'est l'histoire d'une fois, pourtant. La première fois.
Oh, il y a plein de premières fois, et personne ne se doute jamais du pouvoir des premières fois. Après, il est trop tard, le moment est passé et après il ne reste que des regrets.
Ou des remords.
Nous ne parlons pas des premières fois telles le premier amour, le premier baiser ou le premier cœur brisé. Ces premières fois là marquent. Quelque part, elles sont attendues, espérées, redoutées, mais jamais ignorées. Non, nous faisons allusions à ces petits moments de platitude, vécus sans vraiment y penser, et que le souvenir retrouve avec un soupir de « Ah, si j'avais su. ». Non, nous songeons à ces instants éphémères qui se trouvent être illusoires, tout en masque et fumerolle, artifices d'une réalité bien plus dure et ô combien déplorée.
Oui, ces premières fois.
Par exemple, la première fois qu'elle a porté un corset. Insignifiant petit geste, n'est-ce pas, que d'enfiler un corset plus qu'une blouse. Pourtant pour elle, c'était un grand moment. Le moment qu'elle espérait tant, depuis plusieurs mois déjà. Avec ce corset elle n'était plus une petite, mais une jeune fille. Elle laissait derrière elle l'enfant qu'on ignorait ou traitait avec désinvolture. Avec ce corset, elle allait pouvoir assister aux bals, porter des jolies robes et être une dame, comme Mère, comme l'avaient toujours voulu Mère, et Nounou Néalor et Gouvernante Madame Hopplesteen. La première fois qu'elle a senti les lacets resserrer autour d'elle les épaisseurs de coutil et busc recouvertes de velours rosé, elle a souri, s'est regardée dans la glace en se trouvant jolie et s'est enthousiasmée, si ce n'est enorgueillie, d'atteindre un tour de taille jugé très convenable.
Qu'importe qu'elle ne pût plus vraiment respirer ou bouger. On ne lui demandait pas d'être en vie, juste d'être belle et élégante. Exactement ce que Père attendait d'elle, ce qui a conduit l'homme à la regarder peut-être pour la première fois, à sourire et à lui tapoter la joue avec un « c'est très bien, très jolie, ma fille. ».
C'était la première fois qu'il lui portait une telle attention. Une première fois qui a éclipsé le moment fatidique où elle avait refermé d'elle-même le battant de la prison sur sa vie. La première fois qu'elle rentrait dans un corset, elle est entrée dans une cage. Dorée, emplie de promenades et de lumières, mais contraignante, exiguë, préformatée.
Pourtant, Père l'aimait. Elle le savait. A trois ans et demi, elle l'avait entortillé, là, autour de son doigt, à se faire passer toute demande ou tout caprice. Elle a toujours été la fille de son père, sa perle, son joyau. La preuve vivante qu'il avait réussi dans la vie, et qu'il laissait derrière lui un héritage, une machine qui transmettrait au fruit de ses propres entrailles les valeurs reçues. Aimée et désirée, mais pas pour elle-même. Uniquement pour ce qu'elle représentait. Aurait-elle été stupide ou foncièrement mauvaise, et un peu moins jolie, que les choses n'auraient pas été sensiblement plus différentes, pour peu qu'elle fût toujours aussi obéissante.
Mais Père lui avait menti.
Ça aussi, c'était une première fois qui porte à conséquence.
C'est terrible, cette première fois où l'enfant comprend que l'adulte, le protecteur, le dieu de sa vie, est une menace, une personne indigne de toute la confiance versée en elle, elle qu'on aurait suivi les yeux fermés. C'est traître, une grande personne. Ça ne voit pas la magie qui danse dans la poussière dorée, ça ne comprend pas ce qu'on dessine, ça ne sait pas raconter des contes autrement qu'en les lisant, mais surtout, ça vous ment. Elle vous dit de ne pas faire plein de choses, tout comme de ne pas mettre son doigt dans son nez, de ne pas mettre les coudes sur la table et tout plein d'autres choses, elle vous interdit de courir, de chanter et de jouer, elle vous punit si vous mentez ou ne faites pas vos devoirs, si vous êtes méchant avec Nounou ou Gouvernante, mais elle-même, elle pétune, s'avachit dans son fauteuil, s'écrit en postillonnant pour aller claquer la porte du bureau.
Et elle ment.
Elle vous a dit que Snow est parti au paradis des chiens et qu'il y est heureux, tellement heureux qu'il va y rester. Mais vous avez bien vu Alfonso, le jardinier, en train d'enterrer Snow dans la terre, pour ensuite y planter des bégonias. Dire que Snow n'aimait rien tant que déterrer les fleurs, et les bégonias en particulier.
On passe trop vite sur les premières fois. Si seulement on pouvait cristalliser les sentiments de détresse, de haine ou de plaisir éprouvés à ce moment, peut-être serions-nous capable de reconnaître une première fois, et d'y faire plus attention.
N'était-ce pas étrange qu'en dépit de cette incompétence à identifier la première fois, il s'agit là précisément du cœur de tout questionnement ? Allez voir un médecin pour vous plaindre de telle ou telle douleur. Une de ses premières questions sera bien évidemment « quand avez-vous éprouvé cette sensation la première fois ? » Racontez un rêve étrange à un ami, et il vous regardera avec incrédulité ou suspicion soudaine « mais c'est la première fois que tu penses à ça ? »
Parce que la première fois est le commencement, la moment précis à la croisée des destins, d'où on ne peut plus revenir. C'est à l'heure du commencement qu'il faut tout particulièrement veiller à ce que les équilibres soient précis. Oui, le commencement est un moment très délicat.
Il n'était pas une fois.
Ce n'était pas un renvoi vers un passé ancien non défini, à un univers du merveilleux qui pouvait ou ne pouvait pas avoir existé. Ce n'était pas « en ce temps-là » ou « il y a de cela, fort longtemps ».
Il était la fois.