Hé dites, où c'est qu'on va, au juste ?
C'est à moi qu'on pose la question. Question qui sonne creux, bête. Jme retourne. Devant moi, un gaillard pas propre sur lui, et pas malin en dedans. T'es une lumière, toi. T'embarques à bord d'un bateau sans savoir où tu pars. Tu devais être pressé de te barrer de là-bas. Du Cap. T'as la piraterie en horreur, peut-être ? Non, j'achète pas. T'y avais pas que des amis, peut-être. Oui, plus crédible. Ptetre aussi qu'ty trempais dans des affaires louches et quc'était ta seule échappatoire. Version la plus probable, et ça, ça m'emmerde. Surtout qut'es pas le seul, comme ça, à squatter notre rafiot. Tch. Notre démonstration de force a dégoûté le plus grand nombre, au port, mais quand j'suis monté à bord pour larguer les amarres après avoir réglé ce qui devait l'être avec le vieil homme et Lina, y'avait quand même une demi-douzaine de loustics qui s'étaient décidés à embarquer avec nous. Ça m'plait pas. Pourtant, c'est ça qu'on était venus foutre dans le coin, à la base. Recruter. Ça, et distribuer des claques à qui les méritait. Mais j'ai pas pu m'empêcher de grogner en voyant ces espèces de gredins moins mauvais que les autres se prétendre saints et se dire qu'ils avaient leur chance d'être admis chez nous. L'aurait fallu en jeter un par dessus bord, juste pour l'exemple. Gratuitement, arbitrairement. En guise d'avertissement. Mais Judas les a acceptés sur notre embarcation, alors soit. On va pas commencer à se tirer dans les pattes l'un l'autre, surtout qu'y'aurait plus Ossoï pour calmer le jeu.
Y m'manque, j'crois. C'est con à dire. Son absence me laisse un peu livré à moi-même, alors que je commençais à m'habituer à sa présence, à ses conseils. M'a fallu longtemps pour admettre qu'ils étaient bons, que j'pouvais m'y fier, et là, maintenant, faut faire sans. En un sens, c'est regrettable, surtout pour ceux qui vont morfler maintenant; en un sens, c'est mieux, parce que la suite promet d'se placer sous le signe de la colère et du sang. Et qu'il faut savoir ignorer la voix du sage pour aller jusqu'au bout. Faire ce qui doit être fait. J'pouvais pas me permettre de les exposer au danger, aussi. La gamine mérite mieux. Elle va tirer la gueule au réveil, d'apprendre que je les ai laissés en plan. Seulement, même si jles apprécie, il faut suivre son instinct. Et ne rien laisser détourner le chasseur de son but. J'ai fait de mon mieux pour la ramener dans le droit chemin. Jla confie au vieil homme, il saura s'occuper d'elle. C'est tout c'que je peux faire. J'regrette un peu de pas être capable de rester tranquillement avec eux, à vivre des aventures peinard. À rien ficher du soir au matin, à poser mon cul sur une chaise, à boire, penser, rire. Mais c'est pas moi, ça. J'suis pas capable d'ignorer qui je suis. Et jme dis surtout que j'aurais dû les lâcher y'a un bon moment déjà, parce que toutes les enquêtes perdues dans un temps gaspillé ne se rattrapent jamais.
Tant pis si j'ai du retard à l'allumage, on va voir à raccourcir la mèche pour lancer l'pétard. Amorcer les hostilités, un festival de douleur, une explosion de violence. Où que l'on aille. Faire table rase pour être sûr que la vermine s'en remettra pas. Soigneusement, sans compassion. Le où commencer n'a aucune importance. Parce que partout, ici, la racaille règne en maître. La racaille, bien soutenue par la négligence, l'incompétence, la couardise de ceux qui sont censés l'endiguer. Les coupables ne manquent pas. Il y a ceux qui ont le sang vicié depuis leur naissance, qui n'auraient jamais dû se voir octroyé le droit de vivre. Ceux qui agissent pas avidité, qui une fois éclaboussés par leurs propres crimes, se disent que quitte à tremper dans le milieu, autant y nager gaiement, pour pas faire les choses à moitié. Ceux qui se soumettent, obéissent par crainte, sans force de volonté ni aucune forme de courage pour animer le sentiment de révolte qui devrait réveiller leur envie de lutter. Et ceux qui ferment les yeux, par sentiment d'impuissance, ou pire encore, par désintérêt; leur foi en l'humanité s'est éteinte, et je connais qu'un seul bon moyen de la raviver. Mis bout à bout, la liste est longue, mais l'en faudrait plus pour me rebuter. J'suis un bourreau d'effort avant d'être celui des coupables. J'prendrai le temps qu'il faudra. De toute façon, j'ai rien d'autre de prévu.
L'idiot me regarde toujours. Il reste planté là, bras ballants, un sourire niais flotte sur ses traits. Il voit une raison d'être heureux, peut-être. Parait que ça arrive souvent aux imbéciles. J'lui en collerais volontiers une en travers de la gueule pour chasser ce sentiment de doux bonheur de chez lui, mais pas sûr que ça suffise. Alors j'mire au loin. L'air de chercher un cap deux secondes en levant les yeux au ciel. Et puis mon doigt pointe une direction au hasard.
On va par là.
Il hoche la tête, tout content. La réponse le satisfait. Tant mieux, s'il ouvre de nouveau son bec, je le lui ferme à la méthode forte. Je veux du calme. Du silence. Pour me concentrer sur mes prochains objectifs. J'sais pas sur qui on va tomber en accostant, et ça importe peu. Toutes nos rencontres ne viseront qu'à me préparer à celle que j'attends ardemment. Celle dont je rêve. Il y a un seul individu qui m'échappe constamment, dans mes traques, et il va falloir corriger cette vilaine erreur dans mes lignes de compte. Le Flûtiste. Sale mec, intentions troubles, difficile à cerner. Une anomalie. Je n'aime pas ça. J'en ai plus entendu parler depuis quatre ans. J'ai pas la moindre idée de où il est. Pas la moindre piste. Mais je me rapproche de lui. Forcément, il est sur Grand Line. Forcément, on se reverra. Et ce jour venu, le couperet tombera. Pour lui ou pour moi. Et si j'veux pas qu'il se trompe de cible au moment de trancher la chair, j'dois mettre tous les arguments de mon côté. M'entrainer. Plus mes poings cognent, plus ils font mal. Plus je chasse, plus mes sens s'affûtent. Plus je m'abandonne à mon ambition, plus ma volonté s'affermit. Viser toujours plus haut, tutoyer l'aboutissement de ses efforts sans jamais l'atteindre, ne jamais s'estimer satisfait. C'est comme ça que l'on arrive à ses fins.
Le gars à la vigie se met à brailler qu'un truc fait du remous dans l'eau. J'change de bord pour aller mirer ce dont il parle. Ouais, la flotte s'agite juste à côté de nous, et pas qu'un peu. Une forme, dans les profondeurs, vient assombrir le bleu de l'océan en surface. Elle se déplace, passe sous la coque de notre navire. Je la suis. Hm. Mauvais signe. J'sais pas à quoi on a à faire, mais ça s'annonce mal. Le plus âgé des matelots fiche la trouille aux autres en mentionnant les monstres marins qui rôdent sur cet océan des folies. Des bestioles capables de vous bouffer, vous et votre navire, en un seul croc. Mon cul ouais, j'vais pas laisser des vieux ragots m...
Boom.
Un choc. Sourd, en profondeur. Quelque chose vient de bousculer notre bateau. Et ça a secoué sévèrement. Ok, y'a ptetre bien quelqu'un qui nous en veut, là dessous. La vigie se cramponne, là-haut, les autres sur le pont en mènent pas large. Le vieux loup-de-mer recommande à tous de s'accrocher à ce qu'on peut. Deuxième raffut. Un bruit sourd. Un hurlement. Qui remonte depuis les tréfonds marins, de plus en plus net. Et soudain ... Une vague vient s'écraser contre notre coque, nous percuter de plein fouet. Il surgit hors de l'eau. À trente mètres de nous, tout jute. Une nageoire dorsale qui culmine à hauteur du sommet du mât de misaine, des écailles bleuâtres qui protègent tout son corps. Une gueule haute comme trois gars, des yeux rouges furax. À côté, ça gémit.
Judas fait irruption depuis la cale en se massant le crâne. Sans doute encore en train de "discuter" avec notre prisonnier. Il s'approche, j'pointe d'un signe de tête la Chose qui nous attaque. On cause, peu, bien. Si ce truc s'avise de goûter à notre bateau, il nous envoie par le fond sans autre forme de procès. Galère de rejoindre un rivage à la nage. Danger imminent. On vire de bord, manière d'opposer la proue à ses grands crocs. Il rugit une deuxième fois, plus menaçant encore. Il a faim. Il veut nous bouffer. C'est mort.
J'sais pas ce que t'es, mais t'as pas choisi de faire chier les bons gars.
Comme seule réponse, la bestiole braille encore et commence à approcher. J'mire Judas. Fais craquer mes poings.
Jte laisse le bateau.
Toute façon, j'suis pas navigos, c'est une perte pour personne. Le catcheur lance un clin d'œil serein. On s'revoit quand on s'revoit. Ça marche comme ça avec lui. Le monstre bondit vers le navire. Il est gros, énervé. Soit. J'peux t'en apprendre un rayon sur la Colère. J'cours, prends appui sur le beaupré, et saute dans les airs avant qu'il ne nous atteigne. Regard dur, poing de pierre. J'parie qut'es une grande gueule plus qu'autre chose. Et si pas ... c'est encore mieux. On fond l'un vers l'autre mais j'ai l'avantage, il m'a vu trop tard.
T'as l'bonjour dla Frakass.
Drak. Patate. L'onde inverse le sens du courant marin autour du point d'impact, j'ai mis la dose. Le monstre tressaille sous le choc, ça hurle et retombe dans l'eau dans un tourbillon d'écume. Le temps se suspend, une demi-seconde. J'crois même que ça applaudit, sur le pont, dans mon dos. Mais ça bouge encore. Vite. Très vite. Ça ressort en piquet, toute dent en dehors. Ok, t'es balèze. Mais j'serais déçu si c'était pas le cas. Jte remercie déjà. Mon flûtiste appréciera.
À nous deux Sardine.
Tout ça, c'est qu'une étape.