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L'histoire d'un pantin. [1617]

Journal de Bord du Capitaine et Navigateur de l’Iron Palace, Laphaï Eytt .

Jeudi 13 Mai 1617,

Les vivres sont embarquées et les hommes s’activent pour que le trajet de la noble Neetush Pah se passe à merveille. Les directives de sa servante nous ont grandement aidés dans la tâche. Nous avons emporté de tout, surtout du n’importe quoi, et je ne suis pas sûr que la moitié des vivres passent la semaine dans la cale. Mais ce n’est pas moi que ça regarde et j’espère que je n’en pâtirai pas. Je ne sens pas cette expédition jusqu’à Kikai No Shima, même si le salaire est très au-dessus de ce que j’ai pu faire jusqu’ici, la réputation qui précède la famille Pah me fait froid dans le dos.

Je n’aurais peut-être pas dû accepter. Mais en refusant, je risquais sans doute tout autant.

Nous verro-
Pressez-vous, je veux partir !

L’homme relève subitement la tête et fait face à une furie blonde aux grands yeux océans. Il blablate un instant pour lui avant d’enlever sa jambe de sur la rambarde du navire pour se tenir droit devant elle. L’homme est grand, trapu, une barbe naissante, le visage marqué par les années et les voyages en mer. Ses yeux verts brillent en admirant la silhouette parfaite de sa noble passagère, mais je sais qu’il va vite déchanter… Et il est là, il s’abaisse humblement en tentant de prendre la parole :

Euh, oui mad-
Est-ce qu’il m’a parlé Maldita ?
Non, madame, il n’a rien dit.
Mais je…
Chut ! Chut j’ai dit ! Chut ! Maldita !
Oui Maitresse ?
Va prévenir tout le monde, je veux qu’aucun d’entre eux ne m’adressent la parole, je ne veux pas qu’ils me regardent, je ne veux pas qu’ils pensent à moi ! Qu’ils se contentent de faire ce pourquoi mon père les paie trente millions de berries !
Oui Maitresse.
Vous !

Le Capitaine Laphaï Eytt a essuyé la tempête Neetush Pah. La plus terrible qu’il puisse exister en mer. C’est à nous, maintenant, qu’elle s’en prend. Nous, qui nous tenons derrière elle en portant une dizaine de bagages et de valises différentes à bout de bras, des affaires qui lui serviront à rien sans doute, mais elle en avait vraiment besoin, parait-il.

Allez-vous cacher que je ne voie pas vos affreuses têtes durant MON voyage, durant MES vacances !

L’ordre est donné, nous détalons tous comme des lapins en nous enfonçant comme nous pouvons dans les escaliers qui mènent à la salle des esclaves. Nous nous suivons, à la file indienne, pour faire un crochet jusqu’au dressing de mademoiselle. Et derrière, l’équipage du navire s’agite. Neetush gagne en sautillant le bord du bateau et salue d’un grand mouvement de bras avec un mouchoir à la main son Père qui attend sur le quai. Petite larme au coin de l’œil et grands « au revoir » surfaits, je soupire en levant les yeux au ciel…

Levez l’ancre ! Sortez la grande voile !

Nous verrons pas le départ. C’est pas pour nous ce genre de choses. Nous avons personne à saluer de toute façon, et nous partons pas vraiment en vacances. Plus en enfer. Ou juste à côté de l’enfer.

Le navire prend le large et nous prenons nos quartiers. Des lits de camp, des hamacs miteux, dans une cale ou on a la chance de pas avoir de fuite. La lumière du jour nous parvient de petites fenêtres minuscules. Je tire sur mon linge qui colle à mes cicatrices et mes plaies encore ouvertes. Le sang le parsème par endroit. Les dernières lubies sadiques de Neetush me font mal. Un an que j’en paie le prix, en coups de fouet, en nerfs usés… Je crois que j’atteins bientôt le point de non-retour. Peut-être que le sel sur les plaies, ça commence à faire beaucoup, même pour moi.

Maaaaaalditaaaaaaa ! Je m’ennuiiiiiiie à mourrrriiiiiiiiir !

La voix suraigüe de Neetush nous parvient, même en bas, même après le dédale de marches et de cabines. Je m’assoie sur un des matelas crasseux et pousse un long soupir. Cette traversée sera un véritable supplice, surtout si à peine partie, elle s’ennuie déjà. Depuis un an, Neetush n’est supportable que quand elle dort…

Un mois, c’est ça ? Un mois en mer à devoir répondre à tous ses caprices, caprices qui seront plus chiants à réaliser que d’habitude ?

Et combien de coups de fouet ?

J’aaaaiiiii faaaaaaaimmmm !

Eh merde…
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Deux esclaves sont tombés du pont supérieur arrière dès le milieu de matinée, à cinq lieues du port. Bête accident, mécompréhension entre eux et  l’équipage. Personne autour n’a pu me donner leurs noms pour que je les inscrive au registre. Dans la foulée, un tonneau d’eau claire et deux caisses de patates ont disparu. J’ignore si c’est lié, aucune raison que ces biens se trouvent là-haut. Organiser une patrouille de recherche, surveiller les cales, vérifier l’inventaire.

Vers midi, Le cook Joën est venu se plaindre d’avoir été bouté hors de la cabine de Sainte Neetush par sa garde personnelle. Elle ne mange que ce que lui prépare cette femme à la peau noire. Curieux. Rare privilège. Pourtant, son collier ne laisse aucun doute sur sa condition. Trouver une occasion de se renseigner. La plainte a cessé quand le capitaine a montré les bons côtés : il n’a pas été passé par-dessus bord, il lui reste les deux cents couverts de l’équipage à préparer tous les jours, il ne risque pas sa vie à chaque grain de sel oublié.

Autre doléance, peu après. Le calfat Amesty aurait besoin des poutres réservées aux urgences. Une œuvre spéciale lui a été commandée, dont il ne pourrait décliner la réalisation. Le capitaine a dit non mais je crains qu’il ne persiste. Nous savons tous d’où vient la commande, et il forcera l’entrée. Garder la cale inférieure.

Trois matelots du groupe engagé à Water Seven le mois dernier ont signalé un aileron haut comme un homme qui aurait dépassé à bâbord et suivi le navire pendant une bonne partie de l’après-midi. Aucun vétéran de l’équipage n’a pu confirmer, mais doubler les effectifs du quart de nuit par précaution.

J’ai eu l’occasion d’observer pour ma part un curieux manège dans la journée. Neetush Pah s’acclimate mal au roulis semble-t-il, le chirurgien Møler est passé la voir en ma compagnie. La jeune femme était pâle, nauséeuse, sensible à la lumière extérieure et a été prise de vertige dès qu’elle a essayé de faire bonne figure face à nous autres bas mortels. Mal de mer classique, repos forcé. En sortant mais sans que nous soyons encore sortis, le docteur a plaisanté, a recommandé une ablation de la tête pour résoudre le problème.

Il ne restera que deux jours aux fers, sur la recommandation du capitaine. Le temps qu’on l’oublie. Et par la suite, donc, cet homme que je n’avais pas remarqué auparavant a fait une quinzaine d’aller-retour entre le chirurgien entravé et la cabine de sa maîtresse. Intrigué à le voir réitérer l’acte, j’ai moi-même fait le trajet et ai mesuré très exactement soixante et sept pas du château céleste sis au centre du navire jusqu’à la cale où le bon docteur est aux arrêts. Soit, par trente, environ sept cent et cinquante toises. Cet inconnu a dû parcourir au pas de course près d’un tiers de lieue pour simplement savoir comment répondre à chacune des demandes médicales de sa propriétaire. Malgré la blouse blanche et le masque dont on l’avait drapé sur une lubie de la demoiselle Pah, c’est bien un esclave. Comme la cuisinière, comme la dame de compagnie au visage zébré de cette horrible cicatrice, comme les deux morts de la matinée, le collier qu’il arbore est parlant.

Quand sa maîtresse s’est enfin eu endormie, il a soufflé un peu et je l’ai abordé. Il ne s’est plaint de rien, ni ne m’a donné son nom, ni n’a beaucoup parlé en réalité. Il n’était pas agressif, loin de là, mais n’a pas non plus démontré l’affabilité des autres esclaves auxquels j’ai parlé. Comme si peu lui chalait que je puisse le faire enfermer d’un simple geste à un matelot. A deux matelots, il a la carrure pour résister d’égal à égal face à un homme seul. Je lui donne mon âge à peu de choses près. Ses yeux surtout m’ont fait forte impression. Ils ne sont pas nés pour être esclaves, percent au travers des gens.

Quand je l’ai quitté, nous avions marché sans que je me rende compte jusque dans la cale où lui et ses pairs sont logés. C’est plus propre que dans l’entrepont réservé aux marins libres, ce n’est pas toujours ainsi avec leur caste. Il serait question de transférer certains d’entre eux au rez-de-chaussée du château principal. Pour qu’ils soient plus proches de leur maîtresse. Lubie qui occupera, il faudra aménager la salle de réception.

Il en sera sans doute question ce soir au dîner dans les appartements de Sainte Neetush. Le capitaine a demandé que je puisse y venir avec lui, j’ai senti le doute dans son œil traditionnellement assuré. Il n’a rien réellement laissé filtrer cependant car cette « Maldita » ne voulait pas partir et semble du genre à rapporter la moindre parole. C’aurait été malvenu, disons que j’ai compris à demi-mots. Quand elle nous a enfin quittés, j’ai dû aller patrouiller le pont. Je regrette qu’il ne me fasse pas plus confiance malgré les deux années passées à ses côtés au bord de l’Iron Palace.

Le soleil décline et une cloche sonne, il est l’heure.
Vérifier l’inventaire, garder la cale à bois, doubler l’équipe de nuit, vérifier la condition de Møler.
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Vendredi 14 Mai 1617,

Le traditionnel repas avec les hôtes du navire s’est mal passé. Mal, le mot est faible.

Les excentricités de la noble mettent la volonté de bien faire de l’équipage à rude épreuve, surtout parce que la jeune femme a l’air d’avoir du mal avec l’air du grand large. Møler mis aux fers, les autres membres n’ont plus le droit de profiter de son travail pour soigner les petits tracas de la vie de marin, et permettre à l’Iron Palace d’avancer plus vite. Et mes réclamations n’ont eu aucune influence sur notre illustre invitée. Pire, le médecin de bord devra passer trois jours de plus aux cales, sans visites, pour soi-disant lui apprendre à ne rien pouvoir faire contre ses troubles.

Inflexible et malade, Neetush Pah n’a plié à aucune de mes requêtes et inutile de chercher un quelconque appui chez sa suivante. Celle-ci a brulé la vie par les deux bouts, elle semble éreintée et supporte encore le caractère intraitable de sa maitresse. Néanmoins, je suis admiratif.
Me demande pourquoi elle n’a pas encore tenté de prendre le grand large en passant par-dessus bord. C’est sa chance. Une vie au service de cette femme n’est pas une vie. Un mois à son service est un mois de trop.

Nous aviserons à l’avenir comme nous pourrons. Séparer l’équipage du champ de vision de la belle Neetush au sale caractère. Je serai le seul, avec Sven, à traiter avec elle et ses caprices.
Maitresse s’est endormie.

Maldita referme la porte de la cabine et me tend une assiette entamée mais pas terminée. Sur celle-ci, un reste de banane flambée au rhum, seul remède que je connaisse contre le mal de mer. Un remède qui ne calme qu’une partie des maux, mais qui suffit à apaiser Neetush pour une partie de la nuit. Toujours ça de pris.

Maldita veillera sur Maitresse jusqu’à l’aube.

Elle m’invite d’un mouvement de bras à quitter les lieux, me demandant quand même de me tenir à disposition pour concocter un autre plat pour la blonde. Combien de temps de répit ? Une heure, deux ? Peut-être trois ? Sans doute moins. Insuffisant pour me remettre de ces nuits sans sommeil de toute façon, car le réveil sera forcément plus éreintant.

Mes pas me mènent vers la réserve de nourriture pour contrôler celle mis de côté pour la Noble du navire, seul endroit où j’ai légitimité à me trouver. Mon endroit. Crayon et papier en main, les notes s’enchainent et se suivent, répertoriant le contenu de la réserve dans les moindres détails. Quantités utilisées, bouteille de rhum entamée, estimation de la durée de vie de certains produits périssables. Agencement des étagères, rangements des épices, porte qui grince, bruit de pas…

Bruit de pas ?

Oh, excusez-moi. Je ne voulais pas vous interrompre, il est rare de croiser des gens éveillés à cette heure de la nuit. Je… je faisais ma ronde et…

Sven Pacher. Le grand blond se tient dans l’encadrement en tendant devant lui une petite lampe à huile. Il me fixe, sourire gêné sur ses lèvres qui creuse ses joues en deux fossettes bien dessinées. Je garde le silence. J’y suis forcée. Si Neetush apprend que j’ai parlé à un autre que Maldita ou un quelconque esclave, elle me punira. Et j’ai pas envie de lui donner une raison de me faire battre encore.

Vous… Vous êtes la cuisinière personnelle de Neetush, n’est-ce pas ? Parait-il que vous n’avez pas le droit de cuisiner à quelqu’un d’autre ici…

J’entends la question. Intimée et à demi-mot, qui attend qu’une réponse. Réponse qui ne viendra pas. Je me retourne sur mon papier et pose mon crayon, attendant patiemment qu’il quitte les lieux. Être désinvolte face à lui en l’ignorant serait aussi mal vu que lui adresser la parole. Ça me tue de penser tout ça. De penser comme ça ; De devoir attendre une autorisation pour parler, pour penser. Ça me tue, parce que c’est pas moi. Mais ce que je suis, aujourd’hui, ça n’a aucune importance. Je suis quelconque. Et je me résume à être la cuisinière personnelle de Neetush.

C’est tout.

Finalement…
Je plie. Je casse. La tempête m’use. Elle me travaille à vif, sur ma chair brulée, hachée, marquée à vie. Sa vengeance marque maintenant mes os, pose l’empreinte durablement. Un an déjà. Un an encore. Et je me vois déjà plus autrement. Ni chance insolente, ni miracle. Pas de lumière au bout du tunnel.

En tout cas, bravo pour avoir ramené le calme sur le navire. Ça tient du miracle.

Juste ce silence que je suis contrainte de garder pour éviter d’avoir mal encore. Ce silence qu’est ma bénédiction aujourd’hui, qui sera sûrement mon salut demain. Un salut qui se résume sans doute à une petite boite en bois, si je la mérite.

Silence toujours, l’homme renonce. Enfin.

Je… Je vais vous laisser.

Il tourne les talons et referme la porte derrière lui. J’attrape mon crayon et reprends ou je l’avais laissé…

Les épices.
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Grogne parmi les hommes aujourd’hui. Ils acceptent mal de devoir passer par les ponts inférieurs pour éviter le château central en allant de la proue à la poupe ou inversement. L’ordre du capitaine est logique mais malvenu, surtout inexpliqué. Joën le cuistot a protesté en refusant de faire à manger. Les colères s’en sont accrues, ventre affamé n’a point d’oreilles. La mutinerie n’est pas à l’ordre du jour, mais il a fallu convoyer toutes les vivres de l’autre côté des cales pour lui permettre d’y accéder facilement à l’heure des repas.

Avec par-dessus le déménagement des esclaves favoris de Sainte Neetush en rez-de-chaussée de son domaine attitré, il y a eu au final beaucoup de manutention et peu de repos aujourd’hui pour ceux qui avaient déjà fait double-quart cette nuit. Suggérer un bonus sur les salaires versés à la descente en port de Kikai.

Rien à signaler d’ailleurs dans le noir de la nuit dernière. Le cri des vagues et l’écume sous les étoiles.

Ah, si. Rencontre imprévue dans la réserve avec la femme noire qui prépare les dîners du jeune dragon. En dépit de mes efforts pour me montrer agréable et prévenant, je n’ai pu tirer un mot d’elle. Je me demande si elle est muette, j’ai un doute quant à l’avoir jamais vue parler. Elle faisait son propre inventaire je crois, sans doute devra-t-elle le reprendre après les manœuvres de cet après-midi. Tout ça par le fait de sa maîtresse.

Notre inventaire à nous nous a révélé un problème, nous allons devoir dérouter. Un quart de l’eau douce au moins a une odeur suspecte. Pas de goût particulier mais le nez est détestable, nous ne la gardons que par sécurité le temps de refaire un ravitaillement sur l’Îlot Creux. Le capitaine fulmine mais nous ne perdons qu’un jour et demi sur le trajet. J’ai suggéré de faire analyser l’eau par Møler avant de changer le cap, pour être sûrs, mais il m’a conseillé de tenir ma langue, plutôt. Soit.

J’ai bravé l’interdit en cette fin de soirée et rendu visite au docteur à toutes fins utiles. Il avait faim et soif, et si nous voulons garder à bord le seul homme formé aux arts médecins, quelqu’un doit bien le maintenir en vie envers et contre toutes les folies des mondes… Fait curieux, j’ai croisé en remontant sur le pont l’esclave qui hier remplaçait le docteur près de la dame Pah. De même que nos hommes ne sont pas censés s’approcher du cœur résidentiel de l’Iron Palace, lui et ses pairs ne sont pas supposés s’en éloigner. Nous avons à nouveau échangé quelques mots sans que ça ne mène à grand résultat.

Moi : Quel est ton nom ?
Lui : Joe.
Moi : Tu n’es désormais plus autorisé à être ici, Joe.
Lui : C’est vrai.

A nouveau, j’ai manqué de mots face à son aplomb. Qu’aurais-je pu faire ? L’envoyer mûrir ses bonnes manières aux côtés du bon chirurgien ? Il m’a semblé que Neetush avait un rapport particulier avec lui quand je suis allé dans la journée la prévenir de notre changement de cap temporaire. Se tenait dans la cabine une curieuse séance d’essayage, pas du tout équivoque mais tout-à-fait déstabilisante pour moi qui n’étais pas prévenu. Entouré de Neetush Pah, de cette Maldita et d’un garde personnel armé d’un fouet, cet homme servait de mannequin vivant. Il était à demi-nu et recouvert d’une veste bien coupée qu’il s’attachait à mal porter, ce qui faisait bisquer sa propriétaire sans pour autant qu’elle le fasse jeter aux requins.

J’ai dû sortir sans m’attarder, je la dérangeais dans son travail créatif et mes mauvaises nouvelles ne l’intéressaient guère. Mais j’ai néanmoins vu à cet instant cette affreuse cicatrice noire qui court sur toute la longueur de cet être-chose. Et cette vision m’est revenue en tête quand je l’ai recroisé tout à l’heure. J’avoue en avoir été intimidé, c’est regrettable. Mais même dans la pénombre son regard est pesant, presque plus qu’au plein jour où il ne brille pas comme un or à peine terni par la captivité. Et en tout état de cause je ne suis pas sûr de vouloir nuire à un homme, fût-il esclave, qui bénéficie du droit inédit de dire « non » a une noble mondiale sans s’en voir raccourci sur-le-champ.

C’est dit, demain je l’observerai du lever au coucher en plus de mes tâches traditionnelles. Mes veilles n’ont été qu’en s’allongeant depuis notre départ mais je dois faire la lumière sur les tenants et les aboutissants de cette situation. Je dois trouver l’un d’entre eux qui me parlera et racontera sans craindre de représailles. Peut-être bien que je le confronterai directement, si j’y arrive. La cook n’a pas eu l’air hostile malgré son silence, je peux aussi essayer auprès d’elle. Le ravitaillement en haut serait une occasion, elle sera forcément de l’expédition.

Penser aux salaires, continuer à surveiller Amesty.
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Mardi 17 Mai 1617.

Nous avons refait des provisions, comme prévu, et fait en sorte de décharger tous les produits périmés ou pourris qu’il y avait dans la calle ainsi que dans le garde mangé de la noble. Nous avons perdu la moitié de nos vivres pour en racheter le double. Les couts sont pharamineux et je suis bien heureux de ne pas avoir à payer. Néanmoins, devoir gâcher toute cette nourriture rend plusieurs d’entre nous malades.

Ça n’y changera rien, mais c’est dit.

Maintenant que Neetush Pah est guérie de son mal de mer, le navire a retrouvé un certain calme. Møler libéré, Sven aux aguets, la vie reprend doucement mais sûrement son cours et ce n’est pas plus mal.

La météo est engageante, mais l’atmosphère est lourde, la chaleur étouffante par moment... Je crois que nous n’allons pas tarder à essuyer une tempête, certainement dans la nuit. Transmettre les indications aux hommes, surveiller l’horizon, et affronter les caprices de Grand Line à bord de l’Iron Palace.

Pourvu que la Noble ne me reproche pas la météo.

Je ne fais pas encore la pluie et le beau temps.
Le ballotement des vagues nous aide pas à rester campés sur nos deux pieds. Nous allons et nous venons au gré d’un courant étrange, comme le berceau d’un enfant chahuté par un de ses parents. L’Iron Palace fait front et perce les vagues, mais nous ressentons les mouvements, malgré le poids et la taille. Dans le garde-manger, Joe et moi essayons de maintenir les caisses de nourriture, les pots, les fruits, les sacs ensemble, pour éviter qu’ils se baladent durant la nuit. Corde en main, nous serrons et attachons comme nous le pouvons, compactons comme nous l’entendons, mais la tâche est rude à cause des mouvements qui nous empêchent de rester fixes.

Quand nous en avons fini, Joe repart en suivant Maldita, parce que Neetush le demande expressément lui, son mannequin préféré, qu’elle a envie de refaire une tenue ce soir, et ceci malgré les ballotements du navire qui l’empêcheront visiblement de suivre des coutures droites. Il sait déjà que ses bras supporteront pas mal d’aiguilles, mais il va sans broncher plus longtemps.
Quelques minutes plus tard, Sven rentre dans le garde-manger en suivant le départ de l’autre esclave. Je le regarde vaguement, repars sur le rangement en fourrant des sachets d’épices dans un plus grand pour la nuit. Sven s’adosse à la porte, s’accroche à la poignée, et en vient directement au fait :

La marque qu’il a sur son bras, comment l’a-t-il eue ?

Silence, à nouveau. Je relève même pas le regard. Il devrait le savoir, il a déjà eu à faire à moi. Alors pourquoi… Il soupire, bruyamment, entre dans la pièce et referme derrière lui en accrochant mon regard. Déterminé, franc, sincère, il enchaîne à voix basse :

Il n’y a personne autour et je ne le répèterai pas. Tu as ma parole. Maintenant, parle.

Je me penche vers lui, sondant son regard effrontément. Il semble étonné, recule à peine. Et j’enchaîne, sur le même ton que lui :

Il est pas né esclave.

Sven acquiesce.

Je m’en doutais.
Les rumeurs disent que c’est le marchant qui lui a infligé ça. Pour le forcer à rester tranquille.
Ah.
Mais Joe l’a jamais confirmé.

Il hoche à nouveau la tête et attend quelques minutes avant de tourner les talons. Il comprend que je n’en dirais pas plus pour cette fois. La main sur la poignée de la porte, il ajoute sur le départ :

Ce soir, reste à l’abri dans la cale ou ici. Ne sors pas dehors.

Il attend une réponse, un entendu. Je fronce simplement un sourcil en attendant. Petit sourire, il secoue la main comme pour retirer ce qu’il vient de dire. Après tout, je suis l’esclave de Neetush, et il ne devrait pas être là.

J’ai été très content d’entendre ta voix… Ton nom ?
Hope.
Hope, ravi de te connaitre.
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Trois jours que cette tempête dure. C’est long. Les hommes sont éreintés, ils s’effondrent harassés de fatigue le soir dans leurs hamacs, pour glaner quelques instants réparateurs jusqu’au creux qui les en fera tomber. Toute la journée, c’est chutes et accidents sur le pont. Møler s’échine, court d’un endroit à l’autre, n’arrête pas de prodiguer ses soins. Heureusement que son enfermement a cessé. Trois matelots, deux hier et un cet après-midi, sont passés par-dessus bord depuis le début du tumulte. Si le moral n’est pas déjà au plus bas à l’heure tardive où je trouve le temps d’écrire ces lignes, il ne tardera plus à y être.

Vivement le beau.

La rumeur qu’un fou jetterait la nourriture à l’eau a repris et enfle dans les rangs, depuis deux soirs que la vigie signale les barils qui nous suivent parfois, flotteurs improbables au milieu des moutons d’écume derrière le gouvernail. Si l’information filtrait qu’un tiers de l’eau a de nouveau pris une couleur étrange et que nous allons de nouveau devoir dérouter… Heureusement, Joën a eu la sage idée de me prévenir directement et il n’y a que nous deux et le capitaine qui soyons au courant. Les réserves sont encore suffisantes pour attendre l’accalmie avant d’annoncer la restriction. Avec leur effort continu les marins ont de toute façon besoin de boire.

Vivement le beau !

Neetush Pah a été d’une humeur exécrable ces derniers jours, elle se plaint d’attendre la statue commandée à Amesty. A mon grand désarroi le capitaine a ordonné qu’on cède à son caprice et si un mât casse ou si une voie d’eau se déclare nous n’aurons plus de quoi ni remplacer ni colmater. Aberrant vu la météo.

Paradoxalement, c’est désormais que je me suis résigné à ne plus enquêter sur ce « Joe », ainsi que l’a nommé « Hope », qu’il croise sans cesse mon chemin. En contrepartie de sa statue, le capitaine a tout de même réussi à négocier que les esclaves de la nobilité se joignent à l’effort collectif pour assurer la sécurité du navire. C’est grâce à eux que nous avons évité, de justesse, les récifs de la Ceinture de Géhenne. Sans leur réactivité il n’y aurait pas eu assez de bras pour manœuvrer aux six mâts et nous faire virer de bord.

Et donc, depuis, il est sur le pont deux quarts d’affilée qu’il pleuve, qu’il vente, que le pont soit presque totalement submergé ou qu’une voile se troue. Il en profite pour rester éloigner autant que possible de sa chère maîtresse qui l’adore, m’a-t-il confié un jour. Il ne rechigne à rien, est là pour tout, et comme il est doué il commence à plaire à ses collègues libres comme au bosco. Je crois bien qu’il a parmi eux l’impression de retrouver sa liberté d’antan. Parfois, dans les rares moments où on n’a besoin ni de ses services pour naviguer ni de sa stature pour essayer des vêtements excentriques, il va s’allonger près du canon à harpon.

Une fois, j’ai pu lui demander pourquoi il n’allait pas à la proue. Il m’a répondu qu’un jour, quand on aurait le dos tourné et quand il aurait le courage de mourir, il s’attacherait à la hampe et tirerait droit vers les flots. Avec un air tout ce qu’il y a de plus sérieux et ce que j’ai pris pour un fin sourire de celui qui a encore espoir. Une lame s’est abattue sur lui juste à cet instant et c’est en agrippant cette même hampe qu’il est parvenu à ne pas se faire emporter. Il m’a dit que c’était un signe et qu’il se préparait au bon moment. Il avait l’air plus joyeux que les fois précédentes où je lui ai parlé. Il doit bien être le seul à trouver à s’amuser dans ces nuages noirs qui nous suivent et nous malmènent depuis l’Îlot Creux.

Ah, des pas dans le couloir, on a besoin de moi. C’était donc bien la vigie que j’ai entendue malgré le vacarme environnant et les bois qui grincent. Je ne dormirai pas tout de suite.



Le beau !

Nous sommes sortis de la purée de pois, les vents se sont calmés et il ne fait plus que crachiner. Loin à l’horizon les nuages sont clairs comme une aube qui se lève, nous atteindront la zone en fin de journée. J’ai tenu à veiller jusqu’à cet instant si attendu, mais le capitaine m’a renvoyé dormir avec interdiction formelle de sortir avant d’avoir fini une sieste. Brave homme. Sur ma dernière ronde, j’ai croisé Joe à son endroit favori. Il ne souriait plus qu’à ses collègues qu’il va bientôt n’avoir d’autre choix que de quitter. A la mer plus accueillante, il a jeté un regard vide et triste. Le beau pour lui comme pour tout le monde est synonyme de retour à la normale, mais la normale n’est certainement pas la même pour lui et ses pairs que pour tout le monde.
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Dimanche 22 Mai 1617.

La tempête est passée. Enfin une bonne nouvelle.

Les hommes sont éreintés par ces jours sans dormir et sans pouvoir manger. Il reste encore beaucoup à faire pour nous remettre d’aplomb. Ranger ce qui doit être rangé, évacuer les morts durant le trajet pour éviter la maladie… Une épidémie sur un navire, ça serait l’enfer sur mer. Møler est déjà sur le qui-vive, mais lui aussi a besoin de repos. Et je n’ai pas que des bonnes nouvelles à annoncer. Sven est au courant, notre vigie aussi. Devoir dire à des hommes déjà sur les rotules qu’ils ne pourront pas manger à leur faim et boire à leur soif ne m’enchante guère. Mais j’y suis contraint.

Nous verrons ça en temps donné.
Que faites-vous ici ?

C’est parti tout seul. J’aurais dû me retenir. Mais la curiosité m’a piqué dès que j’l’ai vu dans ce garde manger. A empiéter sur cette salle qu’est mon seul refuge ici. Sven et Joe ont le droit de venir ici. Lui, je le connais pas. Et je crois que je veux pas permettre plus de passage dans le coin. L’homme se redresse et me regarde. Il a l’air véritablement sur le cul. Møler. Un type au physique tellement normal. Affreusement normal. Un visage carré, des yeux normaux, une bouche normale, un nez normal. Un type normal, qui bégaie devant une esclave…

Tu n’étais pas censée voir ça.

Il me fait face, cache derrière lui des tonneaux de vivres qu’il vide de son contenu. Je l’interroge du regard. Je dis plus rien, parce que j’en ai pas le droit, mais je peux encore regarder et soulever des questions par ce biais. Je peux. Position stoïque, entre la porte de sortie et lui, Møler semble mal à l’aise.

Je ne te ferai aucun mal, je ne te ferai rien du tout… Mais tu dois tenir ta langue sur ce que j’ai fait… Je ne veux pas mourir…

Une fausse crainte dans sa voix. Je crois pas qu’il ait peur de mourir. Mais ça, je le garde pour moi. Contredire un type du navire et lui dire que j’le crois pas, ça serait mal vu par Neetush. Nous sommes comme… les couilles dans un étau, tenus au silence. S’il dit que je lui ai parlé, Neetush me frappera et le fera frapper aussi. Si je dis ce que j’ai vu, on me frappera et on le tuera peut-être. Avec l’amère impression que quoi que je fasse de toute façon, j’aurai jamais vraiment raison, même si j’ai pas tort et on me frappera quand même.

Les marins ont faim, j’ai pensé qu’avec votre surplus de cargaison, vous ne verriez pas la différence… Et…

Impassible, au mieux. Il comprend. Il comprend par lui-même qu’il ment très mal, ou tout du moins qu’il sait pas mentir comme il faudrait. Et peut-être même qu’il s’en veut de mentir à quelqu’un. Faudrait qu’il se rassure : ici, je suis pas quelqu’un, je suis même pas personne. Je suis à peu près rien, et ça fait un moment que j’essaye de faire avec. Il se passe un main dans ses cheveux sales et ébouriffés. Il fait une moue d’enfant déçu de pas savoir faire ce qu’il faut quand il faut.

Je mens très mal.

Il s’approche, un baril vide sous le bras. Il pose sa main sur mon épaule et me regarde droit dans les yeux, avec un air compatissant et décidé de type normal.

Mais dans une poignée de jours, ton calvaire sera fini. Je te le promets.

Il me pousse, passe à côté de moi et quitte la pièce avec une démarche tellement convaincue que j’ose rien dire. Je garde le silence. Je sais même pas ce que je pourrais rajouter à ça. J’suis peut-être tombée dans un monde parallèle où l’équipage entier est super louche et on m’a rien dit. J’étais peut-être mieux dans mon coin à parler à personne. Au moins, ça attire aucune emmerde, de se taire.

Merde.

C’est bientôt l’heure de la tournée de Sven. Peut-être que je devrais lui en parler, à lui.

Il saura quoi faire.
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Le beau.

Cette satanée amélioration m’a cloué au lit pour deux nuits et deux journées exécrables. Je ne sais pas si c’est la tension qui est redescendue ou si l’on m’a fait boire par mégarde de l’eau issue d’un des tonneaux infectés…

… En fait, si, je sais. Je le sais bien. Il faut bien que j’ouvre les yeux pour regarder la vérité. Et c’est Møler qui m’a empoisonné, et c’est d’une évidence aussi crasse que ne l’est ma couche après quarante-huit heures à transpirer dans les draps. Maintenant que je suis rétabli, à attendre dans le silence de cette nouvelle nuit que se passe ce qui doit se passer, rien ne sert de le nier. A contempler la flamme de ma lanterne, il me revient ce que m’a raconté Hope ce soir-là, quand je suis allé la retrouver dans la réserve éclairé de cette seule et même lampe-tempête. Il devait écouter, camouflé dans un des nombreux recoins d’où il aurait pu nous entendre.

C’est lui qui mettait à la mer les vivres, et c’est probablement lui qui a utilisé ses poisons dans notre eau.

Et c’est lui sans que le doute soit possible qui s’est arrangé pour que je boive de cette eau.

Le capitaine a eu fort à faire sans moi pour gérer l’équipage, mais il y est parvenu. C’est le capitaine.

Tout en ironie c’est Joe qui m’a raconté les discours sur le pont et les petits écarts de conduites qu’il pouvait observer sur le pont quand il y était. J’ignore comment, j’ignore pourquoi, je ne comprends toujours pas quel démon pousse Sainte Neetush à lui laisser autant de liberté, même en contrepartie des sévices qu’elle lui fait subir, mais c’est bel et bien lui qu’on a chargé de m’assister pendant mon mal. Un rapport avec le rationnement imposé aux hommes du bord et la limitation des efforts auxquels les contraindre, j’imagine. Lui, il est esclave, lui il a joué au médecin pendant que Møler était aux fers. Il était disponible et qualifié.

Et c’est donc lui qui m’a raconté qu’il avait déjà tenté de fuir par le passé, et qu’elle ne l’en croyait plus capable vu la tournure de cet évènement. Il m’a parlé du maître illusionniste Arti Udini et de son chef-d’œuvre avorté à Marie-Joie l’an passé. Ce que j’en ai lu dans les journées était autrement moins instructif qu’entendre les mots de sa bouche à lui. Il y mettait de l’emphase au point que c’en était suspect, mais qui suis-je pour l’en blâmer ? Qui étais-je par le passé et qui suis-je à présent ? Je ne devrais pas le penser mais quel mal y a-t-il à ce qu’un homme enchaîné rêve de sa liberté, ait de l’émotion à évoquer sa rencontre avec un être de cet acabit ?

Arti Udini semblait vraiment un homme bon.

J’ai voulu confronter Møler dès que je me suis senti mieux, c’était mon souhait déjà après qu’Hope m’a parlé de ses agissements. Je voulais qu’il m’explique avant d’en référer au capitaine, si possible le convaincre même d’arrêter simplement si c’était en rapport avec la sanction injuste de Neetush à son égard. On aurait trouvé un arrangement qui le satisfasse, sans compromettre la survie d’autant de marins zélés et innocents. Ni pour le simple caprice d’une femme, ni pour le simple ego d’un homme.

Mais de Møler il n’y avait plus sur le pont. Il a disparu le jour suivant ma maladie. Forcément les hommes, qui ne sont pas si bêtes et qui ne le sont jamais, ont commencé à faire des rapprochements, des suppositions. La rumeur a enflé et une chasse au médecin devenu suspect a été lancée. Chaque caisse a été retournée, chaque cale explorée et chaque planche non-essentielle déclouée, mais il n’a été trouvé nulle part.

Ça ne m’étonne guère de sa part, il est d’une grande intelligence pour ce que j’ai pu tirer de nos discussions alors que je lui rendais visite. Je soupçonne d’ailleurs une faveur de sa part dans le fait d’être encore vivant. Un médecin doit avoir toutes sortes de produits mortels qu’il aurait pu me faire ingurgiter. Il ne pourra par contre plus sévir, du moins en ce qui concerne la nourriture. Personne ne peut plus accéder aux réserves s’il n’est accompagné, ou de moi-même, ou de Laphaï, ou du chef de la garde personnelle du dragon céleste.

Mais je sais désormais, après y avoir bien réfléchi, ce qu’est Møler. Et je sais qu’il ne lui est plus besoin de nous incapaciter davantage. Hors les tâches les plus nécessaires le pont est désert de toute joie de naviguer. Nous avons encore dérouté, comme il l’avait sûrement prévu, et le prochain port est encore à deux jours de voile. Nous n’y arriverons pas. La vigie a déjà crié trois fois à la voile perdue à l’horizon dans l’après-midi, sans qu’on puisse confirmer à la longue-vue. Une fois aurait passé, il se serait agi d’une simple déshydratation. Mais dès la deuxième quand j’ai moi-même interrogé le marin, il était évident qu’il avait toute sa tête et n’affabulait pas.

Il n’y a plus qu’à attendre le cri d’une sentinelle et la sueur qui me coule dans le dos prendra son sens.


Dernière édition par John Doe le Sam 26 Oct 2013 - 14:58, édité 1 fois
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Mercredi 25 Mai,

Une mutinerie.

J’aurais pu m’y attendre venant de tout le monde, mais pas de Møler. Non, pas lui. Nous lui avons tous confié notre vie ici, moi autant que les autres, je ne peux me résoudre à penser qu’il ait pu faire quelque chose comme ça. Dans quel but et pourquoi ? Je n’arrête pas de retourner ces questions dans ma tête, sans trouver une quelconque ébauche de réponse.
Depuis les révélations de Sven, je ne sais plus quoi penser de mon équipage et de la mission qui nous a menés aussi loin en mer. Je m’en mords désormais les doigts. Je n’aurais pas dû. Nous sommes aujourd’hui dans une situation pour le moins désagréable, je ne sais pas comment je peux regarder mon équipe sans me dire si l’homme en face de moi fait partie de ce complot honteux ou non.

Qui nous en veut ? Et pourquoi on nous en veut ? Pourquoi Møler ? Et pourquoi est-ce qu’on ne peut plus lui mettre la main dessus ?

Je ne sais pas quoi faire, ni quoi dire.
Encore un baril. Un baril de plus avec de l’eau fétide.

Je sais pas d’où ça vient, et je sais pas depuis combien de temps c’est là. On a eu de la chance que personne soit contaminé dans notre réserve. Neetush a échappé à une vilaine intoxication, et moi, à une punition tout aussi vilaine. Je peux souffler, espérer pas en trouver d’autre, sans quoi un autre arrêt sera nécessaire. Et Neetush sera pas ravie de rallonger son voyage d’un jour de plus. Je sais pas comme fait l’équipage pour supporter ça. Pour l’endurer. Pour se donner autant pour une chipie capricieuse. Ça ferait longtemps que, si j’avais pu, je serais passée par-dessus bord pour me tirer à la nage.

Mais je suis trop fatiguée pour ça.

Tenant le baril à bout de bras, je le vide par-dessus bord. Eviter que le reste soit contaminé, c’est aussi mon boulot. Alors, armée d’une éponge et de savon, je récure le contenant de toute ma force, pour éviter que la prochaine eau soit porteuse de maladies. En tout cas, le toxique était inodore. Pas incolore. Sans quoi, j’aurais eu des problèmes.

C’est peut-être Møler.

Vu les regards suspicieux que se sont lancés les uns et les autres depuis que j’en ai parlé, il a sûrement rapport avec ça. Sven a pas voulu me dire, ou juste le minimum syndical qu’il me devait pour que je prenne mes dispositions. Il m’a même aidée à faire le tri entre les barils sains, et les autres. Mais rien de plus. Et pas un mot sur le toubib du navire. D’ailleurs, ça fait un moment qu’on l’a pas vu, lui. Ni sur le pont, ni ailleurs. Pas un mot. On l’a peut-être balancé par-dessus bord sans prévenir personne, pour faire propre. N’empêche que son absence, elle, fait tache.

J’me relève et essuie la sueur sur mon front. J’en ai ma claque de ce taff, et mes muscles sont tellement contractés que je sais pas comment je peux encore brosser. J’ai mal partout. Mes articulations chauffent, mes bras sont usés. Je me permets une pause. De toute façon, là, au milieu de la nuit, c’est pas Neetush qui viendra me le reprocher. Je m’adosse au bois le plus proche et prends une grande bouffée d’air. L’iode m’est presque pas désagréable. Et le frais du milieu de nuit non plus. Y’a une vieille humidité un peu lourde, mais c’est supportable. J’vais pour fermer les yeux, mais je suis tellement crevée que je pourrais m’endormir. Et vaudrait mieux pas, si c’est pour me réveiller en plein océan, balancée par Sainte Neetush. Puis, Sven fait des allers et retours entre l’intérieur et l’extérieur, qu’il me voit en train de roupiller ferait clairement pas propre.

Un soupir m’échappe.

Soupirer, c’est tout ce que je peux faire, là.

Je vais pour me remettre au boulot, mais un point sur l’horizon attire mon attention. Un truc plus sombre que la mer au milieu de la nuit. Un petit point luisant au milieu de nulle part. Un truc qui se rapproche très progressivement, et très silencieusement. Un truc qui devient plus gros, et qu’est couvert par le bruit des vagues contre la coque. Je distingue un navire, je distingue les mâts, les hommes agroupés droit devant qui fixent l’immense Iron Palace sur lequel je suis presque la seule réveillée. Mais je distingue surtout un type tout de rouge vêtu dans un habit de théâtre tenant une lanterne. Dans son autre main, une épée, et un visage caché par une capuche.

Un rire s’élève dans ce silence. Qui se tait bien vite.

Des bruits de pas derrière attirent mon attention. Mais mes yeux peuvent pas se détourner de ce spectacle.

Euh ?

Je sais pas trop comment l’appeler. La situation voudrait que j’perde ma pudeur d’esclave, mais je suis tellement sur le cul devant cette peinture incroyable que Sven vient de lui-même en m’entendant bégayer dieu sait quoi :

Hope ? Un problè-…
Nan mais… mh… C’est normal ça ?

Sven comprend que, pour que j’lui coupe la parole, c’est que c’est du sérieux. Enfin, il regarde où je regarde et voit la même chose que moi. Mais lui, il porte un masque grave et se rue en lâchant tout ce qu’il tient vers le pont principal.

Une cloche retentit, qui brise le silence pesant.

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Nous nous sommes retranchés dans les deux derniers étages du château principal.

Avec le reste des hommes de bord qui n’ont pas été tués ou emprisonnés, je me prépare à jouer le rôle de l’ultime rempart tandis qu’au-desssus de nous résonnent au plafond les talons de Neetush Pah, noble mondiale échevelée dont la dernière heure à probablement sonné. Lafaï est avec elle et ses suivants les plus proches, il la rassure et l’enjoint au calme et à la retenue. Mais de temps en temps un cri étouffé de jeune fille en pleurs nous atteint. Je suis à peine plus vieux qu’elle et elle me rappelle les simples d’esprit qui vivaient à quelques rues de nous durant ma jeunesse. Ces enfants éternels dont on ne peut que s’occuper une fois qu’on a décidé de ne pas les ignorer. Les enseignements de mon père me reviennent aussi, je la prends en pitié.

Les marins ne sont pas tous aussi sensibles que moi et certains préfèrent tenter de fuir en rejoignant les escaliers pour se rendre à ceux qui nous ont abordés. Mais le chef de la garde rapprochée de Neetush les en dissuade en leur pointant son mousquet dessus. Ses hommes, mercenaires plus habiles au combat, sont en train de mourir à l’étage encore en dessous pour nous mâcher le travail et abattre quelques uns des assaillants. S’ils venaient à mourir pour seulement au final nous permettre de nous dégonfler, ce ne serait pas juste, ce serait honteux, ce serait déplorable. Je ne crois pas que beaucoup soient véritablement persuadés par ses paroles mais en apparance et pour l’instant présent ce petit discours les remet à leur place. Et moi, depuis la mienne où j’écris, je n’ai pas plus envie de me battre qu’eux.

Pas par lâcheté. J’ai grandi dans l’idée que les hommes trouvaient leur courage au moment de mourir et, bien que ma vie n’ait pas été faite d’affrontements comme ces miliciens dont on entend les râles à travers le plancher, je serai capable de me battre quand la porte s’éventrera. Serais, conditionnel.

J’ignore si ce sont les rires fous de l’homme qui menait et mène encore l’assaut, cette figure de théâtre qui a balayé le pont comme une tornade balaie la lande jusque lors tranquille où elle sévit. Ces rires qui résonnent encore tout autour de nous, comme s’ils tournaient autour du château entre les mâts et comme s’ils entraient par les fenêtres de la pièce où nous sommes repliés. J’ignore si ce sont mes discussions avec Hope et Joe, le soir et au coin du lance-harpon. Ces histoires de destins perdus et de souffrances retenues. J’ignore si quelque chose a changé en moi au contact de cette enfant trop gâtée par sa naissance, au contact de ces autres enfants que tomber à son service a dépouillé de tout. J’ai l’impression d’ouvrir les yeux sur un abîme que j’aurais voilé à ma vue tout le début de ma triste vie innocente de marin respectable…

Et ça y est, le combat en bas est terminé, c’est notre tour. L’étage qui était il y a quelques heures encore la chambre de Neetush Pah est tombé aux mains ennemies. J’entends l’escalier gémir sous les bottes de ceux qui montent. Ils sont derrière la porte, l’odeur du sang les accompagne. Les coups sourds contre l’épais panneau de bois agitent le chambranle derrière les meubles que nous avons entassés en guise de barricade de fortune. Un gond déjà a cédé, et voilà qu’un deuxième l’imite. Puis un troisième. L’armoire recule d’un pouce vers nous, de deux. D’un pied. Tangue et s’effondre dans un silence plein d’effroi. Dans l’ouverture, son visage apparaît de nouveau, son visage que les flammes des lampes-tempêtes déforment jusqu’à l’horrible. Son nez d’ivoire d’abord, ses cheveux par-dessus, mouillés de sueur et de sang comme les trous sur ses orbites.

Et son rire, et son rire qui revient et qui nous glace le sang.

Le jeune mousse qui priait à mes côtés tout le temps que je jetais ces lignes à la hâte se lève et défaille contre le mur. La main du chef de la garde de Neetush tremble et serre trop fort la poignée de son sabre.

Je ne lis plus ce que j’écris, moi aussi je serre trop fort la plume et je dois la lâcher car le crissement de sa pointe sur le parchemin ne m’est plus d’aucun réconfort.

Mon nom est Sven Pacher et les hommes trouvent leur courage au moment de mourir.

Adieu.



L'histoire d'un pantin. [1617] 399585PeynAuchoLaMaisonDieu
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Il monte ! Barricadez la porte !

Sven déboule dans la pièce en poussant tout l’monde. Il referme la porte à la volée, ordonne à Joe de pousser la commode la plus proche. Il se maintient contre pour que personne ne puisse rentrer. Sur son visage livide, de la peur. Sven étouffe, cherche à reprendre son souffle, comme si l’air même lui échappait. Et sur son flanc, une tache rouge grandit. Neetush crie et se cache le visage dans le dos de sa servante, nous restons bouche bée devant ce spectacle. J’attrape un habit trop cher pour servir de bandage et m’en vais compresser la plaie qui saigne bien trop. Le Capitaine, sabre en main, en a des sueurs froides…

Sven ! Ciel, vous êtes blessé !
Je… Je suis désolé, je n’ai rien… pu faire…
Hiiii ! Il saigne ! Du sang ! Partout ! Faites quelque chose !
Cachez-la…

Neetush crie de plus belle et Sven s’effondre, comme à bout de force. Joe vient m’aider à le déplacer et l’allonger. Nous mettons un coussin sous sa nuque et tentons de lui épargner la douleur.

Ce n’est qu’un homme ! Comment un seul homme peut mettre tout un navire dans cet état ! Maldita ! Fais quelque chose ! Réponds-moi !
Je… Je ne sais pas, Maitresse…
Capitaine ! Qu’est-ce que c’est que ces histoires ?! Il ne peut pas rentrer, n’est-ce pas ? Dites-moi qu’il restera dehors… Je ne veux pas qu’il rentre…

La panique gagne la cabine où nous nous trouvons. Moi-même, j’ai du mal à me dire qu’un seul homme peut faire ça. Venir à bout de tout un équipage. Remettre en question des dizaines de vies. La mienne ne tient à rien. Retranchés dans cette salle, nous avons pas d’issue et peu d’espoir.

Je vous protégerai. Je me battrai contre lui…

Laphaï Eytt serre la poignée de son sabre et le dresse vers la porte pour l’instant inoffensive. Mais à peine a-t-il dit ces mots qu’un violent coup sonne contre le bois. Il sursaute, les autres se taisent. Personne ose respirer dans la pièce, et je crois voir Laphaï faire un pas en arrière. Un autre coup retentit. Nous restons en suspens. Et enfin, elle s’ouvre violemment, renversant la commode qui nous maintenait en sécurité jusque-là. Dans la pénombre, un costume rouge apparait. Une botte luisante se pose sur la commode, suivie d’une autre. L’homme s’étend sur sa scène et salue son public d’une petite révérence troublante. La tête penchée sur le côté, les bras en l’air comme un pantin désarticulé, il se cache derrière un masque souriant et pleurant à la fois.

Laphaï bondit, dresse son arme et hurle :

En garde coquin !
Coquin ?

Une voix grave derrière. Comme un murmure. Ses yeux sont rivés sur le Capitaine. La main sur la garde de son propre sabre, il fait un pas en avant. Je remarque alors que l’homme marche comme sur une ligne droite. Ses pas s’alignent les uns derrière les autres. Sa démarche est étrangement souple et silencieuse.

Coquin…

Sa tête bascule de l’autre côté, son corps suit le mouvement. Ses bras décrivent des mouvements gracieux. Je maintiens toujours le tissu sur la blessure de Sven qui retient son souffle. Il y a, en fond, les gémissements d’une Neetush terrifiée et la respiration douloureuse du second. Les autres gardent le silence. Ils peuvent rien dire devant ce spectacle de marionnette…

Gnéhihihihi ! Coquin !

Estoc farouche, il désarme son adverse d’un coup. Et bondit de sa scène en riant de plus belle. Laphaï défaille presque de terreur, et Sven, fou de colère lorsqu’il voit son adversaire s’approcher de Maldita d’un pas chancelant, se redresse et crie :

Qu’est-ce que vous voulez, hein ? De l’or ? Des vivres ? Des diamants ? Des bijoux ? Prenez tout ce que vous voulez ! Mais laissez ces gens en paix !

Le pantin s’arrête. Se tourne mécaniquement. Je me pose entre les deux, oblige Sven à se recoucher. Mais il persiste. Alors je me lève pour faire barrière de mon corps. Ce type me file la chair de poule.

Brave Phébus, votre dévotion est belle, mais vaine. Je ne veux pas d’or, je ne veux pas de diamant, ni d’argent. Je veux la paix ! Je veux la PAIX ! Et la LIBERTE ! LIBERER TOUS LES ENCHAINES ! JE VEUX QU’ILS DANSENT ! LIBRES ! LIBRES ! Et rien d’autres ! Je veux !

L’homme tourne. Il tourne et s’approche, me prend par la main et me fait valser en me rattrapant par la taille. Il me renvoie à ma position pour avancer vers Maldita, et d’un mouvement brusque du pied, qui fait craquer le plancher, il attrape les cheveux blonds de Neetush et tire dessus pour la traîner à lui :

La fille !
Aïe ! Mes cheveux !
Neetush ?
Il me fait mal ! Pitié !
Non ! Maitresse !

Maldita se jette en avant pour retenir sa maitresse. Le pantin est surpris. Il lâche prise, laissant sa proie se trainer derrière la balafrée. Il rit, tente de rattraper les cheveux de Neetush, mais Maldita frappe sa main d’un mouvement sec. Tout le monde sursaute. Moi la première. Mon cœur bat trop vite. Je me sens oppressée.

Le Pantin se stoppe net. Regarde. Appréhende. Et explique :

Je vous libère, et je la tue.
Pas question.
Vous… Vous préférez perdre votre liberté plutôt qu’elle meure ?
C’est sa vie contre une liberté infinie que je vous offre ! Le marché est bon ! Signez là !
Non.

Cette fois, c’est John qui se met entre lui et Neetush. Et qui le regarde, sèchement. D’un regard froid… Le pantin semble s’énerver. Son corps décrit des spasmes étranges, son dos se crispe. Il sort de sa veste un papier qu’il tend, et il ordonne en criant :

Signez que je dis !
Maîtresse…
Non.
Mais ! Obstinés ! Devrai-je vous couper la tête aussi ?
Laissez-les.

C’est ma voix. Moi. Je me suis aussi interposée, pour une raison que j’ignore. Peut-être les sursauts de Neetush, sa position crispée, son visage d’enfant qui a vu un monstre sous son lit. Comme Lia quand je l’avais encore. La même. En plus blonde et plus colérique.

La tue pas.
Hope…

Je sens une prise sur ma cheville. C’est Sven, qui me tient.

Il est dangereux… Recule…
Non.

Pas question.

C’est qu’une gamine. Tu lui feras pas de mal. Libère-nous, mais laisse-la partir.
Pourquoi je ferais ça ?
Parce qu’on te le demande, Pinochio.
Gnéhihihihi… C’est un marché que tu me demandes ?
J’ai rien à offrir.
Je ne veux que la paix et la liberté...
Alors laisse-la. Et nous serons libres.

L’homme semble en joie. Tremble de joie même. Il commence à faire les cent pas en riant. De plus en plus fort, de plus en plus aigu. De plus en plus fou. Il range son contrat dans sa veste et se stoppe face à moi brutalement. La tête penchée sur le côté, les bras désarticulés :

Gnéhihihihi ! Je vous laisse cinq minutes pour lui sauver la vie. Passé ce délai… JE LUI COUPE LA TETE ! GNEHIHIHIHIHI !

Une seconde à peine. Pour réagir. J’attrape Neetush par la main et la traîne dehors, Maldita et un Laphaï Eytt tremblant sur mes talons.
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Je suis resté conscient juste assez longtemps.

Joe m’a soutenu pendant que l’assaillant en costume multicolore virevoltait autour du trio mené par Hope. Nous les suivions, mais ils prenaient toujours plus d’avance dans les escaliers. Nous avons enjambé les corps, enjambé les débris. Je suis tombé, il m’a relevé. Je suis tombé encore, il m’a relevé encore. En bas devant nous, il les narguait du verbe, se demandait en chantonnant s’ils arriveraient à temps là où elle les conduisait. J’ai compris avant lui, peut-être, quel était le plan. Et quand nous sommes arrivés à notre tour sur le pont, ils étaient bien là où je le pensais.

Au milieu des hommes qui nous avaient abordés, au milieu des gémissements des blessés et des entravés, il y avait un cercle autour de la grande chaloupe. Un cercle qui ne bougeait pas, qui ne parlait pas, qui regardait seulement. Et au milieu, Hope et Laphaï tâchaient à eux deux seulement de mettre à l’eau la lourde barque, petit navire à lui seul de dix toises de longueur. Une manœuvre qui requiert six hommes d’expérience et qu’ils n’avaient aucune chance de mener à bien dans le temps imparti.

Et entre deux, le pantin dansait, les mimait qui échouaient, s’approchait de Neetush Pah retranchée dans l’embarcation et avec cette Maldita pour seul rempart. Faisait mine de la tirer de nouveau par les cheveux puis jouait la victime d’une décapitation. Scandant un vers dont je ne me rappelle pas mais qui résonnait comme le dernier mot d’un condamné, il est tombé au sol soudain, inerte et désarticulé comme une marionnette.

Le silence, encore le silence comme il règne au théâtre jusqu’à la dernière réplique du dernier acte. Le tragique nous étouffait, moi qui n’étais déjà pas bien vaillant et Joe encore sonné de ce qui se tramait. L’
Iron Palace était une scène de naumachie et nous en étions les acteurs. Et le rôle-titre, effondré en plein centre, ne bougeait plus.

Clopin-clopant je me suis dirigé vers Laphaï et l’ai assisté en serrant les dents tandis que Joe faisait de même aux côtés de Hope. Et ce qui était impossible à deux est devenu simplement difficile à quatre. Les treuils ont grincé et nos muscles ont crié, j’ai manqué m’évanouir une, deux, trois fois, puis les chaînes se sont dégrippées et la chaloupe est tombée à la mer de toute la hauteur du navire. Le rugissement du dragon céleste pendant sa chute a empli les airs et le masque a feint le réveil surpris.

Extatique comme si un miracle s’était déroulé sous ses pupilles hallucinées, il est passé de Hope à Joe, de moi à Laphaï, plein de cris, plein de verve, fou jusque dans ses fripes et menaçant, affreusement menaçant parce que totalement illisible. Derrière les orbites vides de son masque j’ai reconnu les iris de Møler. Lui ne me reconnaissait pas, ou du moins je n’en ai pas eu l’impression et m’en trouvais d’autant plus inquiété. Il a vanté nos mérites à ses hommes, dont les hochements dubitatifs n’étaient guère rassurants. Puis il a donné une grande tape dans le dos de Laphaï et lui a demandé d’aller couler sur sa chaloupe.

Le capitaine s’est étouffé, a demandé une corde pour ne pas se casser les deux jambes. J’ai crié avec mes dernières forces : « Møler, Møler, donne-lui cette corde ! Møler ! ». Et il s’est approché de moi.

Lui : Møler ? Møler est mort, Monsieur le Second Pacher. Mort !
Moi : Mort ? Et pourtant tu te tiens face à moi en cet instant…
Lui : Mort, mort ! Jamais né donc mort !

J’ai demandé ensuite dans ce qui devait être un murmure quel était le sien si Møler n’avait jamais été son nom. Et c’est alors, pour la première fois, que les mots Peyn Aucho se sont répandus sur tout le pont, chantés et répétés comme un cantique par toutes les gorges des hommes qui l’avaient accompagné dans l’abordage. Peyn Aucho ! Peyn Aucho ! Ils étaient en transe comme lui l’était. Je suis encore abasourdi à l’idée qu’il ait pu jouer si longtemps la comédie en tant que médecin de bord.

Puis il a semblé se souvenir de l’histoire de la corde quand Laphaï a tremblé trop fort près de la pointe du sabre qu’il agitait comme une canne et dont il m’avait perforé l’épaule plus tôt. La corde ! Il a tranché net une drisse qui battait au vent contre un mât, a attendu qu’elle chute de toute sa hauteur puis en a entouré sa victime des pieds à la tête après l’avoir fait se tenir devant l’énorme pointe du harpon au milieu du pont. Et encore des tours et encore des tours. Quand on n’a plus vu que le visage empourpré de Laphaï, le pantin au masque a planté le gros amas de fibres de chanvre sur le harpon, a attaché l’extrémité du cordage au lanceur et a tiré vers le large dans un grand effet de manche cérémonieux.

Son masque pleurait et je jurerais avoir vu ses épaules s’agiter comme si l’homme qui le portait pleurait aussi. Le capitaine est parti à la mer avec son lest de corde, a amerri dans un bruit ignoble de noyade inéluctable, et dans un rire Peyn Aucho a détaché le filin du lance-harpon pour le lancer à Neetush et Maldita en contrebas. C’était à elles de le sauver maintenant. A l’agonie, remonté contre le bastingage par le bras toujours compatissant de Joe, je les ai regardées, impuissant.

Elles n’avaient pas le choix, sans lui elles ne pourraient jamais rejoint la civilisation. Egales dans l’effort parce que nécessité fait loi, elles ont réussi de justesse à attirer le poids mort jusqu’à elles sur les flots avant que l’ensemble de cordage ne s’imbibe trop pour couler. Et tout ce temps, Aucho savourait tel un spectateur attentif avec ses petites jumelles en porcelaine.

Puis il s’est retourné vers moi et je me suis évanoui.
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Premier pas sur la terre.

En femme libre.

Enfin, j’crois. J’en suis pas encore certaine.

J’en ai peut-être l’impression, mais aucune certitude. En même temps, y’a rien de changé. Rien. Tout est exactement pareil. J’ai toujours la voix de Neetush en tête et l’impression qu’elle va surgir de n’importe où.

Les derniers jours ont été calmes. Et festifs même. L’Iron Palace aux mains des révolutionnaires, les esclaves libérés… Et les spectacles de théâtre de Peyn Aucho, tous les soirs, à toutes heures. Ses cris scandés à tout va, sans voir le visage de l’homme derrière son masque. Møler peut-être, ou quelqu’un d’autre sûrement. Un inconnu qu’a pris place sur ce navire pour y faire sa scène. Son show.
Mes cicatrices se referment. C’est ce que je peux dire. Les soins et l’attentions font des miracles. Le révo qui s’est chargé de ça m’a dit que ça laisserait des marques. Ces cicatrices défigurent la brulure. Il m’a dit qu’elle, par contre, ne partirait sans doute jamais. Qu’elle restera. Il m’a proposé d’y faire quelque chose, comme un tatouage. Mais j’ai refusé.

Il l’a proposé à tous les autres. Ils ont accepté. Ils ont tous souhaité se débarrasser de cette partie de leurs vies, de la jeter loin. Même si le temps pour s’remettre à être des humains sera long, ils se sont dit que ça serait un bon point de d’départ.

J’peux l’entendre. J’peux l’comprendre. Mais j’crois que j’ai besoin de temps pour m’y faire. Pour m’sentir vraiment libre.

L’air est le même qu’avant, l’eau a pas une autre couleur, ni un autre goût ; C’est bizarre. Mais j’ai droit de manger à ma faim, qu’il parait. Je suis pas sûre que la vie que je suis en train de façonner me le permettra tous les soirs. J’me dis que j’pourrais la reprendre là ou je l’ai laissé. Mais c’est loin pour repartir à zéro. Et ça se fait pas au premier pas. J’peux plus être personne désormais. Et de toute façon, j’sais même pas ou j’suis, là.

Un peu paumée, faut croire.

Ça va aller ?

Sven, le bras bandé, s’approche. Il m’cause. J’lui dis que j’ai plus le choix. Je dois. Il sourit, m’encourage, me dit que ça reviendra vite parce que j’ai connu cette vie avant, tout ça… Lui. Sa vie, elle sera différente aussi. J’sais pas ce qu’il va faire. Je l’ai vu proche de nos assaillants, cherchant la discussion, cherchant à comprendre. Sven est un chic type, je pense. Je crois qu’il entend ce que ces révolutionnaires lui ont dit. Y’a quelque chose qu’a vibré au fond de lui. L’espoir sûrement.

Premier pas sur la terre. J’entame le deuxième.
Respiration lente.

C’est la même pour Joe. Peut-être qu’il se fait différemment à l’idée d’être « libre ». J’sais pas si j’le suis. C’est pas facile d’en parler. J’regarde Joe. Sourire. Et avant de partir, j’lui lance.

J’espère jamais te revoir.

Parce qu’on sait c’que ça voudra dire.
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Et je me suis réveillé dans cette chambre de l’entrepont où j’écris ces derniers mots alors que le navire repart.

Derniers mots avant une vie nouvelle, totalement imprévue, assez imprévisible et dangereuse. J’ignore si c’est l’exaltation du combat. Les hommes qui trouvent leur courage au moment de mourir et qui s’en sortent, est-ce ainsi qu’ils s’en sortent ? Avec ce besoin impérieux de remettre en question toute leur vie d’avant, avec cette envie de compter pour la suite de leur existence ? C’est ainsi que je me sens, moi, Sven Pacher.

Je dois ma vie à Joe. Apparemment Peyn Aucho voulait me faire rejoindre les deux femmes et Laphaï dans la barque mais il s’y est opposé. Et ce que j’ai vu dans le regard de cet esclave quand je l’ai croisé la première fois, le révolutionnaire doit l’avoir vu aussi. Peut-être même a-t-il été touché. Ces hommes et ces femmes dont ils venaient, lui et ses hommes, de faire sauter les chaînes, n’avaient-ils pas droit de parole, après tout ? S’il venait les rendre libres, était-ce pour les priver de leur liberté aussitôt en dédaignant leur avis ?

Je lui dois ma vie et ma liberté de mouvement. C’est aussi grâce à lui que le verrou sur ma porte a été ouvert, alors que durant l’assaut je me suis dressé contre Peyn et ses hommes, sabre en main. J’ai dû en blesser.

Sur le pont, j’ai croisé d’anciens hommes d’équipage qui avaient su sortir vivants de l’abordage eux aussi. Ils étaient entourés d’anciens esclaves un peu perdus, qui ne savaient pas encore ce qu’ils allaient faire de leur nouvelle vie. Il y avait Hope aussi. Il n’y avait pas Maldita. J’ai cherché un peu à discuter avec Joe à son sujet, mais il n’a pas voulu s’étendre. Sa voix était teintée d’une pudeur que je n’ai pas su expliquer. Il m’a juste dit que ce n’était pas son vrai nom, sans me le donner. Et puis il est passé à autre chose.

Je lui ai demandé ce qu’il allait faire. Il a parlé de rembourser sa dette à la Révolution.

Rembourser sa dette. Ça m’a fait réfléchir, comme principe. Sur le trajet jusqu’au port où nous avons accosté et où nombre de ces êtres redevenus humains sont descendus, je me suis posé des questions. Un soir après une démonstration du nouveau maître à bord, nous avons discuté lui et moi.

Møler est bien mort, je m’en suis rendu compte. Il était encore tout pantelant de sueur à s’être exhibé devant l’équipage, son timbre était clair et enjoué comme je n’ai jamais vu celui du chirurgien l’être du temps où il incarnait ce rôle. Je lui ai demandé s’il accepterait que je les suive un peu, lui et sa troupe. Dans l’ombre derrière son masque j’ai vu ses yeux se plisser et son sourire s’allonger. J’ai cru qu’il allait avoir une autre de ses crises mais il ne s’est pas mis à rire. Il a entamé un moulinet de ses bras sans coudes, il s’est tordu les mains sans que je sache quelle émotion était trop forte chez lui, la joie ou la tristesse. Puis il m’a embrassé comme un frère et chez moi c’est la pitié qui l’a emporté, car je ne saurai jamais quel trouble est le sien qui l’empêche d’être heureux. La pitié et la douleur. Le trou causé par la pointe de son sabre était à peine cicatrisé et s’est rouvert.

Puis nous sommes arrivés à destination. Hope et tant d’autres sont descendus définitivement.

Certains n’ont pas eu un regard en arrière, d’autres sont restés sur place un long moment, jusqu’à ce que l’Iron Palace leur tourne le dos au soir venu. Et quand la terre n’était plus qu’une ombre déchirée dans le ciel violacé, à la longue vue leurs silhouettes hébétées étaient encore aux mêmes endroits.

Parmi les gens qui restent à bord ce soir, les anciens esclaves sont peu nombreux. Majoritairement des hommes jeunes comme Joe, pour la plupart vendus bien plus récemment que lui. Un, deux, trois mois auparavant.

Je vais sortir. Peut-être le trouverai-je encore à proximité du lance-harpon.

Regardant la mer et libre comme elle.
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