Monsieur Tahgel ?
…
Monsieur Tahgel, le coq a préparé un pavé de vachoratops spécialement pour vous…
…
Je le laisse devant votre porte, Monsieur. Comme hier et comme avant-hier.
Laisse, laisse donc, matelot Davis. Les pas s’éloignent dans la coursive, le garçon remonte sur le pont et va faire son rapport à l’ami rouge dans sa cabine de capitaine. Moi, je ne quitte pas ma couchette. Comme hier et comme avant-hier, je ne toucherai pas au plat, fût-il succulent. Je n’y ai pas le cœur, ou plutôt mon cœur n’y est pas. Après la nuit passée effondré sur le pont avec un trou dans la cuisse, le repas d’il y a trois jours au matin m’a grevé l’estomac comme si j’avais mangé toute une bête à viande et pas juste un pauvre filet séché récupéré dans un fond de cale. La nourriture ne passe pas, même pas l’alcool. Je suis à l’eau.
Enfin, à l’eau…
Même elle me met mal, celle de dehors, sur laquelle on navigue sans voir aucune côte à l’horizon. J’ai passé trop de temps sous terre et, moi le marin parti sur un bateau dès mes onze ans, je n’ai plus le pied qui va avec. Le sel dans l’air me ronge les narines, la fraîcheur la nuit me brise l’échine, et durant le jour mes os rouillent comme le fer dans mon sang, comme si ma cuisse continuait de saigner de l’intérieur malgré mon attention portée sur le moindre capillaire qui l’irrigue. Je ne suis plus habitué, j’ai soudain chaud, soudain froid, soudain un vertige me prend, soudain une envie de vomir. Moi le Saigneur des mers, moi le seigneur en mon seul royaume d’esprit, je ne suis pas bien sur un bateau. Et je m’isole dans cette cabine sans hublot. Dans le noir pour ne pas voir où je suis et pour ne pas voir dans les miroirs mon visage encore marqué d’acide.
Dans le noir pour me rappeler la cage où je suis mort et né et mort de nouveau.
Mais quand j’éteins, dans le noir qui monte qui monte, il y a ces images et ces voix que j’entends et que je vois comme en synesthésie, qui seront ou seraient si. Si ceci, si cela, et au bout d’un moment je rallume, pour ne plus ni voir ni entendre que ce qui m’entoure physiquement et maintenant. J’ai beau essayer, je n’arrive pas à isoler les informations qui m’arrivent et moi, fils de fortune et saint esprit mortuaire, j’ai peur du noir plus que du jour et je ne dors plus. Et dès le soir du premier jour depuis ma renaissance, j’ai su que le monde autour n’arrangerait rien. Il y avait Reyson et il y avait Rimbau, tous deux veillaient tandis que les autres dormaient dans leurs douleurs. Libre de tout je n’ai rien su leur dire. Le capitaine m’a déserté, il a coulé avec le navire de Pride au large de Dead End. Et depuis la compagnie des autres, qu’ils me craignent ou me respectent juste, m’est un handicap. Tahar Tahgel, chien fou sans morale et sans culpabilité, est agoraphobe.
Trop de monde dans l’espace, trop d’espace dans le monde.
Ces têtes et ces gens sur le pont et dans les couloirs, dans les vergues, à la barre ou aux corvées, tous, ils sont tous fous. Ils ne se rendent pas compte des dimensions qu’ils ont autour d’eux. En l’air, à côté, sous la quille. Le ciel, le large, l’abîme. Moi je vois et je sens tout ça, tout ça bien plus immense que ne le sera jamais le néant qui nous meut tous. J’en salive de malaise, et avant j’aurais réglé ça en asphyxiant mes neurones mais là je ne peux pas, je ne peux plus, ça ne ferait que m’envoyer plus vite au bastingage nourrir les poissons du reste de ma bile comme je nourrissais les vers de la cellule 27 en me déversant pendant l’isolation du niveau moins six.
Oui, il est encore là, lui, encore là et pour longtemps. C’est sans doute de lui que j’ai peur plus que du reste à vrai dire, et je le sens. Mais il n’y a pas grand-chose à ruminer de ce côté et je ne vois pas quoi faire pour m’en abstraire. Il est détruit, enseveli sous des décombres qui ne le laisseront pas tel qu’il est. J’en suis sorti et personne ne m’y remettra jamais. Je n’ai rien à craindre de cet endroit qui ne me soit déjà arrivé, que les souvenirs et les impressions fugaces qui m’en reviennent à la moindre occasion, au moindre instant où l’inconscience prend le dessus. Ne pas penser, ne pas ressasser.
Et rester éveillé. Et ne pas être dans le noir. Et ne pas être près des gens. Et ne pas voir dehors. Et ne pas manger ni boire. Rien de plus facile lors d’une traversée. Que me reste-t-il ? Izya ?
Je ne l’ai pas vue depuis le départ. En plus des nouvelles fraîches du monde et de vêtements pris dans sa nouvelle cabine, Rossignol m’a envoyé l’apprenti remplaçant le médecin exterminé par Kindachi murmurer à ma porte qu’elle était assommée d’antidouleurs. Le contrecoup des hormones paraît-il. D’autres y ont eu droit mais peu à son échelle. La surdose a un prix et peut-être bien m’arrange-t-il. Peut-être bien que le niveau moins six n’est pas ce que je crains le plus, ou peut-être bien que ce n’est pas ce que je crains vraiment. Je devrais aller la voir. Devrais. Tahar Tahgel, paralytique et paralysé.
Lâche.
…
Monsieur Tahgel, le coq a préparé un pavé de vachoratops spécialement pour vous…
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Je le laisse devant votre porte, Monsieur. Comme hier et comme avant-hier.
Laisse, laisse donc, matelot Davis. Les pas s’éloignent dans la coursive, le garçon remonte sur le pont et va faire son rapport à l’ami rouge dans sa cabine de capitaine. Moi, je ne quitte pas ma couchette. Comme hier et comme avant-hier, je ne toucherai pas au plat, fût-il succulent. Je n’y ai pas le cœur, ou plutôt mon cœur n’y est pas. Après la nuit passée effondré sur le pont avec un trou dans la cuisse, le repas d’il y a trois jours au matin m’a grevé l’estomac comme si j’avais mangé toute une bête à viande et pas juste un pauvre filet séché récupéré dans un fond de cale. La nourriture ne passe pas, même pas l’alcool. Je suis à l’eau.
Enfin, à l’eau…
Même elle me met mal, celle de dehors, sur laquelle on navigue sans voir aucune côte à l’horizon. J’ai passé trop de temps sous terre et, moi le marin parti sur un bateau dès mes onze ans, je n’ai plus le pied qui va avec. Le sel dans l’air me ronge les narines, la fraîcheur la nuit me brise l’échine, et durant le jour mes os rouillent comme le fer dans mon sang, comme si ma cuisse continuait de saigner de l’intérieur malgré mon attention portée sur le moindre capillaire qui l’irrigue. Je ne suis plus habitué, j’ai soudain chaud, soudain froid, soudain un vertige me prend, soudain une envie de vomir. Moi le Saigneur des mers, moi le seigneur en mon seul royaume d’esprit, je ne suis pas bien sur un bateau. Et je m’isole dans cette cabine sans hublot. Dans le noir pour ne pas voir où je suis et pour ne pas voir dans les miroirs mon visage encore marqué d’acide.
Dans le noir pour me rappeler la cage où je suis mort et né et mort de nouveau.
Mais quand j’éteins, dans le noir qui monte qui monte, il y a ces images et ces voix que j’entends et que je vois comme en synesthésie, qui seront ou seraient si. Si ceci, si cela, et au bout d’un moment je rallume, pour ne plus ni voir ni entendre que ce qui m’entoure physiquement et maintenant. J’ai beau essayer, je n’arrive pas à isoler les informations qui m’arrivent et moi, fils de fortune et saint esprit mortuaire, j’ai peur du noir plus que du jour et je ne dors plus. Et dès le soir du premier jour depuis ma renaissance, j’ai su que le monde autour n’arrangerait rien. Il y avait Reyson et il y avait Rimbau, tous deux veillaient tandis que les autres dormaient dans leurs douleurs. Libre de tout je n’ai rien su leur dire. Le capitaine m’a déserté, il a coulé avec le navire de Pride au large de Dead End. Et depuis la compagnie des autres, qu’ils me craignent ou me respectent juste, m’est un handicap. Tahar Tahgel, chien fou sans morale et sans culpabilité, est agoraphobe.
Trop de monde dans l’espace, trop d’espace dans le monde.
Ces têtes et ces gens sur le pont et dans les couloirs, dans les vergues, à la barre ou aux corvées, tous, ils sont tous fous. Ils ne se rendent pas compte des dimensions qu’ils ont autour d’eux. En l’air, à côté, sous la quille. Le ciel, le large, l’abîme. Moi je vois et je sens tout ça, tout ça bien plus immense que ne le sera jamais le néant qui nous meut tous. J’en salive de malaise, et avant j’aurais réglé ça en asphyxiant mes neurones mais là je ne peux pas, je ne peux plus, ça ne ferait que m’envoyer plus vite au bastingage nourrir les poissons du reste de ma bile comme je nourrissais les vers de la cellule 27 en me déversant pendant l’isolation du niveau moins six.
Oui, il est encore là, lui, encore là et pour longtemps. C’est sans doute de lui que j’ai peur plus que du reste à vrai dire, et je le sens. Mais il n’y a pas grand-chose à ruminer de ce côté et je ne vois pas quoi faire pour m’en abstraire. Il est détruit, enseveli sous des décombres qui ne le laisseront pas tel qu’il est. J’en suis sorti et personne ne m’y remettra jamais. Je n’ai rien à craindre de cet endroit qui ne me soit déjà arrivé, que les souvenirs et les impressions fugaces qui m’en reviennent à la moindre occasion, au moindre instant où l’inconscience prend le dessus. Ne pas penser, ne pas ressasser.
Et rester éveillé. Et ne pas être dans le noir. Et ne pas être près des gens. Et ne pas voir dehors. Et ne pas manger ni boire. Rien de plus facile lors d’une traversée. Que me reste-t-il ? Izya ?
Je ne l’ai pas vue depuis le départ. En plus des nouvelles fraîches du monde et de vêtements pris dans sa nouvelle cabine, Rossignol m’a envoyé l’apprenti remplaçant le médecin exterminé par Kindachi murmurer à ma porte qu’elle était assommée d’antidouleurs. Le contrecoup des hormones paraît-il. D’autres y ont eu droit mais peu à son échelle. La surdose a un prix et peut-être bien m’arrange-t-il. Peut-être bien que le niveau moins six n’est pas ce que je crains le plus, ou peut-être bien que ce n’est pas ce que je crains vraiment. Je devrais aller la voir. Devrais. Tahar Tahgel, paralytique et paralysé.
Lâche.