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Un regard sur Hier.

J’observe, je broie des yeux. La couche d’ozone qui disparaît, les faces qui s’assombrissent, le côté obscur, des âmes diaboliques et vaniteuses. La mienne disparaît en même temps que la protection de la Terre et je sens Mercure. Je la sens qui s’approche, bouffant des yeux nos cœurs noirs, les yeux, le sang. Je sens Mercure, hein. Je sens surtout le whisky. Encore une fois derrière des terrasses, derrière des blocs de pavés, des maisons abandonnées, j’erre. Je divague. Plus de qu’est-ce que je fais là ni d’aidez moi, je me sens perdu entre marquer un but ou tenter la lobe. Et au final, on me prend le ballon.

A croire que rien ne change. Ni moi, ni la lueur de révolution qu’il y a dans tes yeux. Toi, t’es toujours là à m’accompagner dans mes promenades de santé, sans T, sang. Si près mais loin, et je vois la lumière de la nuit fuir tes cheveux enflammés. Je te considère, ou t’imagine. Avec des santiags et une redingue en tissu sale comme les dessous du Monde. On est une bande de vieux potes, les quatre cent coups, casse-cous, casse-tout. A cracher sur la crasse croyant la nettoyer alors qu’on l’étale. Mais t’es là, et c’est important à souligner. Je dis sou et pas sur, parce que y a rien au dessus, ou sur toi. T’es la preuve même que la schizophrénie peut prendre forme et que l’alcool provoque pas que des cirrhoses. Et putain, j’y pense. Putain je me demande si j’suis tout seul ? Comme Lorrain dans Histoire de masques, où le type enlève les masques aux autres et qu’il s’aperçoit qu’y a rien que du vide. Et surtout, qu’il se demande si lui-même, ce serait pas rien ? Et si t’existais pas, moi, je serais quoi, alors ?

Bien sûr que je sais, un pauvre petit alcoolo. Puisque je te vois, au même titre, on peut ajouter taré, fou, dingue. Au moins, ça justifie ce que j’ai dans ma topette et pourquoi je l’ai.

Et tu me regardes de tes yeux fuyants. Je te souris pas. Toi non plus. Comme si t’étais la seule à savoir pourquoi tu me détestais. Pas comme ces autres, ces enfers. Y a le calme. Ce que t’as raison de pas parler. Moi, je m’adosse au mur. Mais j’ai pas la force et je tombe, les deux jambes symétriques et bien à terre. Je regarde le sol. Ma crête dégouline de sueur. Des fois j’me dis. Putain t’es con, t’as une crête, t’as trente ans, t’as pas de gosse, ni de femme parce que t’as voulu t’accrocher à un rêve…comme un enfant. Et puis je me la ferme, parce que j’ai bien raison d’avoir rasé mon crâne, finalement, à cette réflexion.

Je te regarde plus et je sais que toi non plus. Je t’imagine même le regard ailleurs, sur les murs tagués, peut-être, à songer comme tu le fais souvent. C’est crade ici, c’est l’image de l’homme. Des sacs poubelles, des peaux de bananes, des bouteilles cassés et des mégots de cigarettes. Un peu de sang aussi. Un bel endroit pour une apparition, n’est-ce pas ? Je tape un rire, deux secondes. Vraiment. Deux secondes. Puis j’arrête. Parce que mon cœur apprécie pas, parce que le cerveau me dit que c’est pas le moment. Je finis par ramener mes genoux au niveau de la tête, puis croiser les bras. C’est là que j’ai remarqué qu’il faisait froid. Un froid quand même plus chaud que celui qu’envoient nos cœurs, en tout cas.

Mercure est pas si proche, finalement… T’as le pouvoir d’éloigner les planètes.

Et de m’éloigner de la réalité aussi, plus près des carnavals, loin des foules. Près des masques qui cachent le néant. Deux esprits nomades dans le berceau abandonné de la planète qu’on a laissé près d’une porte après avoir sonné. Et la Révolte a ouvert. Elle nous a élevé, faisant naître en nous quelque chose de bouillant, caché, au fin fond d’un iceberg. Elle nous appris que se mettre à nu pour pas qu’on nous cherche des poux, c’est pas que le principe de la calvitie mais que ça concerne aussi les soi-disant plus grands de ce monde. Puis elle nous a lâché dans leurs gueules, « carpe diem, vous verrez. »

Je ferme les yeux, et je tente de rembobiner. De savoir pourquoi à chaque fois je t’aperçois dans ce genre d’endroits insalubres. A l’image de l’homme j’ai dit, hein. Peut-être de nous. Ces murs, c’est les craintes, ils nous agressent, donnant l’impression qu’ils s’approchent. Et les ordures par terre, ce qui a dans l’esprit. Ou dans les souvenirs. Pour ça, je rembobine. Et je lance. Mais les images que je vois ne me concernent pas. Directement, du moins.

    Si je suis dans ta tête ? J'espère pas, ça a l'air bien crade là-dedans. Pas que j'm'estime plus clean que toi, mais presque. Ou en fait, si, carrément. Merde à l'orgueil et merde à l'univers, j'dirais rien sur ta réponse à ma bouteille, je l'ai juré sur les tables du coin. Mais depuis quand que je me fais un devoir de les respecter ? Tiens que je les balance du haut de la montagne, et qu'elles se brisent à tes pieds. Tu veux que je reparle de tout ça, que je partage tout avec toi ; autant commencer par ce qui me pèse fictivement sur le cœur.

    Toute ta hargne dégueulasse pue le ressentiment. Regarder s'écrouler la vieille idole adorée des foules pour invoquer le néant à la place, c'est ce que tu veux ? Alors même que t'avais tout l'espace qu'il te fallait pour régner comme un Dieu... à défaut de t'anéantir pour laisser exploser l'infini du Bien. Être un vent libérateur parce que profondément libéré, plus capable d'aller au fond de la topette parce que trop loin pour y penser, sensible au visage de l'autre et tout-puissant face au meurtre.

    T'as préféré les tiques à l'éthique, pleure pas si ça te gratte la couenne. Tu l'as cherché. D'ailleurs, tu diras pas le contraire, t'as encore trop de couilles au cul pour dire que tout est de la faute du monde.

    Même si j'te l'enlèverai jamais. Le monde, c'est un fils de pute, et c'est pas dire du bien de la sainte Mère la terre. Ça te choque ? J'sais bien que non. Mais j'ai du mal à blairer ces arbres silencieux qu'ont l'air éternels, qui restent debout alors que les guerriers crèvent sur leurs racines avec deux flèches ou trois plantées dans le dos. J'déteste aussi les bûcherons qui tiennent toute leur foutue gloire à abréger leur arrogance pacifiste et le bruit du vent dans leurs feuilles. Ce bruit qui te rappelle que le monde est en permanence, même dans le silence, même dans la mort qui veille, même dans l'absence de l'autre, dans les brumes du rhum, il demeure. Ça reste. Et tu dois rester avec lui, être, exister, te traîner, et pourquoi t'es tout seul pour ça ? Qu'est-ce que t'as fait pour être frappé du supplice du solitaire, hein ? C'est quoi, notre pécher originel, notre première démesure, notre coup de poignard qu'a tout provoqué ? On est coupables d'être nés, frappés du sceau du premier péché. Y'a des nuits où j'me réveille en sueur et où j'essaye même de maudire mon dieu, mais à peine j'y pense que le cœur y est plus. J'arrive pas à être assez garce pour cracher sur l'amour.

    Ouais, j'ai la rage, non, j'suis pas à la hauteur de ce qui m'habite et me fait vivre, ouais, tu vis encore en moi, salaud. Mais t'as balancé la sono et l'image, j'suis dépassée, j'suis rattrapée, ça me domine, ça me bouffe, c'est là. Je peux plus y échapper. Et pourquoi je te vois aussi, hein ? Je dors, je crois, je rêve, ça doit être ça. Mes heures me permettent pas de zoner si tard, de picoler si raide, de déprimer si rude. Ils te saignent, tes Saigneurs, c'est signé.

    1611. Il est là, je le vois, il sourit. Il dit qu'il se sent bien, on a bien mangé la veille. Nounours est revenu de Fushia avec plein de bonnes choses, j'en ai encore un peu mal au ventre. Mais ça fait du bien d'avoir mal au ventre comme ça. C'est comme appuyer très fort sur une blessure, et comprendre que c'est pas cassé, même si c'est de l'ordre du supplice. Au Grey T., quand on sait ce que c'est de faire preuve de faiblesse, on en chialerait de joie d'être entier. Repousser d'un jour encore l'angoisse de la faim, pas avoir peur l'espace de quelques heures, se sentir enfin libre, pouvoir penser, pouvoir rêver.

    Et le soleil est clair, et Vaillant rêve. Ça fait longtemps qu'il me voit traîner avec ma vieille robe sans couleur et sans forme, toute tâchée de rouille et d'huile. « Aimé y a pas pensé, tu lui avais dit, pourtant... ». « Pas grave », je lui réponds. Et c'est vrai, c'est pas grave. On est heureux, on est que tous les deux pendant que Grand Frère négocie avec les caïds (il veut jamais qu'on soit mêlés à tout ça), on discute devant notre cabane. Gravement, comme des grandes personnes. On joue beaucoup, pourtant, mais là, le soleil tape, chauffe le métal de la décharge, ça sent la pisse tiède, on se sent poisseux, tout ce qui faut pour avoir envie de courir, d'échapper à la vigilance de Nounours pour aller voir la mer en évitant les bandes... mais on parle, on se tient chaud alors qu'il fait si bon pour la saison. Parce que c'est encore un peu l'hiver, encore qu'on voit jamais vraiment la différence dans une décharge où y'a même pas un brin d'herbe Juste le chaud et le froid, et la durée du jour. Et le frangin regarde les murs, les grands murs de la cité qui nous laisse crever à sa porte en nous prenant pour de la mauvaise graine, alors qu'on est tous des hommes, qu'ont verserait le même sang rouge qu'eux si on nous ouvrait les veines. Ils ont bien essayé de faire croire que ce qui battait contre les parois de leurs ventricules, c'était bleu, mais personne n'y a cru. On parle pas d'injustice, on sait pas trop ce que c'est. On n'a même pas la haine. Quand on en parle, c'est en se moquant d'eux.

    Vaillant raconte toujours des choses sur ce qu'il entend quand il escalade, qu'il va traîner parmi eux. « la petite a hurlé parce qu'elle avait pas eu ce qu'elle voulait, son père lui a acheté une bague en or pour se faire pardonner... un monsieur est arrivé et a marché sur un esclave, en essayant de faire croire à tout le monde qu'il n'existait pas, parce que c'était pas un habitant du haut... un autre a acheté un lot d'un millier de livres reliés, alors qu'il n'en lit jamais un seul, je l'ai vu un peu chez lui, en me cachant sous le piano... il en joue jamais, du piano, il l'a que pour faire joli et dire aux dames que c'est un « ami des lettres et des arts », il dit comme ça. Oh, tu sais pas ce que c'est ? C'est pour faire de la musique, mais c'est pas comme ici. Ça sonne comme la pluie sur la tôle ondulée, en plus long et en moins dur. J'aime bien le piano, un jour, on en aura un, j'en jouerai pour toi, tu verras comme on sera heureux ! On aura des livres, aussi. Quelques uns, pas trop. Des livres importants avec de vraies choses marquées dedans, qui méritent qu'on les apprenne par cœur, qui nous fassent tout comprendre de pourquoi on a du traverser tout ça. Parce que ça sera du passé, je te promets, p'tite flamme, on en rigolera ! »  

    … et là, il s'en va, il dit qu'il va ramener un livre s'il peut, ou n'importe quoi. Profiter du dégel, du mur sec, du beau temps. Il promet qu'il sera pas long. J'ai un pressentiment, je serre mes bras autour de son cou, je veux pas qu'il parte. Je pleure même un peu. J'ai pas le goût des métaphores champêtres, mais quand même, j'ai l'air d'une fleur poussée sur un tas d'ordure, et lui, il est encore plus beau que ça. Un spadassin qui fait deux fois son âge quand il marche, quand il promet, quand il aime de tout son cœur. Insouciant, et pourtant toujours courageux à faire semblant de jamais avoir peur pour être à la hauteur, me faire croire que la vie est pas si chienne. A se cacher pour pleurer les jours où la faim, la peur, la violence des autres du Grey T. taille trop profond dans ses défenses. Mais au fond, toujours debout, toujours là, à me parler, m'aider à exister, me faire bénir sans savoir ce que ça veut dire le monde d'être le monde parce qu'il est là, lui, que je suis sa sœur, l'élue, celle qu'il laissera jamais tomber, et qu'il est mon frère, celui qui peut tout me dire, pour qui j'aurais bravé tous les enfers et même plus que ça. Tout ça pour rien, juste parce qu'on s'est jamais demandé si on devait s'aimer. Et on s'adorait viscéralement, comme on tenait à la vie. On était une famille, on était un miracle sur un tas de fumier, un nourrisson portant le nom de Dieu planqué au fond d'une auge.

    Tout ça pour quoi ? Pourquoi, Punk, pourquoi tu veux voir toute cette misère ? Pourquoi tu veux que ça me repasse devant les yeux ? Je ferais jamais allégeance à ton Néant ! Jamais j'me raserai la tête, t'entends ça ? Alors laisse l'histoire là, pousse le bouton, arrêt sur image, qu'il reste vivant, au moins pour cette nuit, au moins pour ce rêve...

    Mais j'suis encore trop fière pour crier. J'te passe la main, j'sais bien que tu t'arrêteras plus, maintenant que le film est lancé.
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    • https://www.onepiece-requiem.net/t7342-serena-porteflamme
    Serena m’avait abandonné en cours de route mais j’avais poursuivi le film. Comme si j’avais besoin de voir le spectre de haine qui sortirait de la blessure qui avait conduit Vaillant à l’ombre pour s’enfouir délicatement dans le corps de la petite fille alors innocente qu’elle était. Et je l’ai vu, du sang, des éclats de sang, des bouffées, des bouchées de sang. Un crime horrible, le meurtre d’une personne remarquable. Qui allait alerter la populace le matin, parce qu’il faudrait nettoyer et une fois la flaque écarlate disparue, on reprendrait sa petite vie ayant oublié jusqu’au prénom de la victime. C’était la loi, ici, c’était normal. Au Grey T, comme ils disent. On commence à vivre une fois qu’on en sort. Et je voyais son visage rond de gamine pâlir, et ses yeux qui viraient au rouge, se retenant de pleurer. Mais ils gonflaient tellement que les larmes en sortaient pour se refugier juste au creux de ses globes. Et j’ai su qu’un rien aurait pu l’anéantir. C’était normal, ici, au Grey Terminal. Une prison sans barreaux, des âmes qui se sentent fautives de ne pas avoir le cran de foutre leur carcasse en dehors du taudis.

    Mais tu l’as fait, toi. Je l’ai fait aussi, y a bien longtemps, dans une presque autre vie, avec un autre moi. Autrefois, j’étais quelqu’un avec la même volonté que toi, pas un putain de sale gosse, mais un petit garçon avec des rêves et tous ses cheveux sur la tête. La Marine avait sauvé mon village, mon père des troubles de la bibine, ma mère d’une mort certaine et moi d’un destin funeste, d’un cœur fragile et d’os brisées. Quoique, pour le destin… Elle avait tout sauvé, arrêté le jarl tyrannique de la ville transformée en seigneurie et avait apporté enfin la sûreté du lendemain à Lynbrook. En ce temps là, je ne vivais que pour les rejoindre, que pour devenir un putain de bon samaritain comme on en voit dans les films, avec des principes, des valeurs, des « demain appartient à ceux qui se lèvent tôt ». J’étais un mioche gentil, j’aidais partout. Au bois, à la forge, aux cuisines. Je me battais avec les vieux mendiants qui dépensaient les berrys durement gagnés que je leur offrais pour aller boire dans les rades des « Sans Lendemain »

    En y repensant, ma peau frémisse et mes pupilles se dilatent. La bobine tourne, les images arrivent, je le sens.

    1613. Deux après que Petite Fille devienne Serena Trompe-la-mort, un héros au cœur vaillant est né dans les rues de Lynbrook. Les jours avant mon départ sonnaient comme des défis. « Avoir la force d’un taureau, abattre un arbre, abattre ce putain d’arbre et là, je pourrai dégommer des bandits, les pendre. » Le corps change mais pas l’esprit. Mais le gamin avait assisté à des tas d’enterrements. Des pirates qui passaient pour prendre les siens puis disparaissaient sans que ce gamin ne puisse rien faire. Il avait les yeux noirs de cette haine pour les criminels, cette haine qui se transformerait plus tard en rejet de tous.

    Je voulais être plus fort, je m’entrainais dans le jardin. Teh, tu parles, c’était comme faire des ronds dans le sable. Mais c’est là qu’il est venu. Propre, souriant. Cet homme qui m’avait donné la vie et qui en donnait d’autres à peu près tous les soirs, à toutes les femmes de Lynbrook. Je l’avais haï à la place de ma mère qui acceptait non sans mal de se faire humilier. En me regardant gesticuler dans tous les sens, il avait avancé, prit par l’épaule et chuchoter que les apparences ne suffisaient pas, le corps est modelable mais les marques sur les phalanges, elles, sont bien réelles. Et puis, il était parti.

    Ho ouais, j’avais regardé les miennes, vierges et habillés pour l’hiver. Sur quoi j’allais compter, un flingue que tous les marioles peuvent utiliser ? Un riffle qui m’appartenait pas, une machine. Non, mes poings, eux, étaient miens. Alors j’ai tapé. J’ai tapé tellement fort qu’on entendait le grand chêne du jardin crié à l’aide. Pendant des semaines, des mois, des années. Jusqu’à enfanter mes phalanges et une fois enceintes, une fois que je savais que le départ était pour bientôt, il me restait une seule chose à faire. Partir en ayant agenouillé devant moi le dernier criminel de la ville. Kaloyan Jeliev.

    Des sentiments contraires, l’envie de faire le bien mais de le faire mal. J’étais le chainon manquant de ma propre existence, comprendra qui pourra, l’image du changement de l’enfant en bête. J’avais pas envie d’arrêter mais de punir, pas envie de punir mais d’éventrer. Les idées brouillées comme celles de Sutero. Y avait une route pour suivre le chemin et moi je marchais dans l’herbe infestée de merdes et de crachats. Mais dans tous les cas, y avait mon père au bout.

    Je le regardais, lui et sa malhonnêteté inscrite sur le front. Lui et sa façon de frapper les gens du regard. Tous ses vices qui griffonnaient son visage qui faisait de lui, à vue, une personne détestable. Et j’ai fait avorté mes phalanges dessus, tous ces enfants qui pourrissent le monde jusqu’au dernier des insectes, et qui auraient pu pourrir le mien si je les avais gardés, je les ai écrasés sur ses joues, la totalité de son visage. Ma mère regardait de la fenêtre et quand je l’ai aperçu je me suis senti étrangement bien. Bien plus fort. Comme si j’accomplissais les désirs de tas d’autres personnes.

    Je relève mais tête et t’es bien là. Si seulement t’étais réelle, et que je pouvais te foutre une mandale… Je le ferais pas.

    Je rembobine et je m’aperçois. Que. Même mon esprit est corrompu.

    C’est pas ce qu’il s’était passé, l’enfant rêveur, l’envie de faire le bien, les coups sur l’arbre et la vengeance. C’est sûrement pas ce qu’il s’est passé. C’est juste un scénario, un film modifié. Et peut-être même que y a jamais eu d’arbre dans mon jardin, peut-être même que je suis vraiment né avec un iroquois sur la tête. Y a peut-être jamais eu d’enfant.

    Il divague encore, le film change à mesure qu’il retire des éléments.

    Y a peut-être jamais rien eu de tout ça, qu’un néant de souvenirs noirs et infiniment inexistants.

    Il divague encore et le film ne montre plus d’image, que des semblants de couleur. On voit les secondes passées. 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42. Il continue. Mais l’écran est noir.
    1613.
      Si, Punk, ça existe. Regarde, on est là. Quoique, je sais pas trop si c'est le bon moment pour te sortir cet argument, je délire, tu délires, nous délirons et le film s'enclenche, bout par bout. Tu t'es bien regardé jusqu'au bout, à faire saigner tes phalanges sur l'arbre, à cogner sur ton paternel, à kiffer ta victoire comme si c'était la victoire. A penser qu'après, tu pourrais devenir le héros qui dormait en toi. Que la vie, ça serait simple, sous l'uniforme, qu'il y aurait plus jamais de victoires bizarres à arracher au tronc du monde. Que les batailles seraient gagnées ou perdues, mais toujours justes. Ouais, Punk, regarde ton passé dans les yeux ou détourne-toi, mais fais pas semblant : t'as été ce garçon naïf qu'avait plein de choses à faire dans sa vie. Une maman à rendre fière, un étendard à incarner et à teinter de rouge pour sa plus grande gloire, un seul chemin pour un immense élan de vie.

      Je me moque pas. Je te jure que je me moque pas. On est tous appelés à marcher sur la terre, qu'on soit né dans une cuvette de chiottes ou sur un matelas en plumes brodé d'or. Y'a toujours quelque chose, dans nos tripes, nos cellules, notre sang, nos ventricules qui nous pousse à l'action. On est malheureux dans l'ennui, suicidaires dans le rien, fatigués de tout dans la paresse glauque. On est vivant quand on fait. A-partir de là, tu veux que je juge de quoi ?

      L'important, c'est de se trouver un ennemi à combattre, et de le combattre jusqu'au bout, jusqu'à la dernière heure. Vivre est héroïque.

      Je parle, et tout est passé. Ton film, le mien, les minutes lentes dans la poubelle vivante. J'comptais qu'en secondes. Tout le temps était décomposé, il passait comme dans un sablier bouché, grain par grain, on les voyait tous tomber au fond, rouler, mourir. Impitoyablement. J'avais les pensées troubles, impossible de garder l'attention sur une phrase, puis une autre, et pourquoi faire ? Les liens n'existaient pas. Il y avait que la subsistance, l'appel du ventre, les souvenirs lointains d'un moment logique, paisible, construit comme une frise chronologique en trois dimensions plus une, invisible celle là.  Ne pense pas à demain, marche en rampant, quand on te provoque, montre les crocs, jusqu'à blesser, jusqu'à tuer, jusqu'à ne plus penser.

      J'en suis là, quand toi, tu aimes Lana. Il y a une main qui t'a tiré hors de ton orgueil, de ta solitude prétentieuse qui pense déjà au géant qu'elle tuera d'un seul coup de poing. T'es rappelé, par un regard, t'es rendu à la communauté des hommes. C'est l'être qui te rappelle qu'il peut pas l'être sans l'autre. Que l'autre est plus l'être que l'autre, même, il a ce pouvoir là de tout fonder, de tout lancer, de tout construire.

       « Réjouissons-nous, soyons dans l'allégresse à cause de toi !
      Célébrons ton amour plus que le vin ! C'est avec raison que l'on t'aime. »


      Cette chanson, tu la connais, Punk, hein ? Aller, réjouis-toi. C'est ta minute de gloire, la chose dont tu peux être fier. Le bon moment du film. Pense pas à la fin, t'as une minute à surtout pas fuir. Fuir ? Mourir au combat, ton devoir de soldat, le premier élan qui t'a guidé sur les rails d'une vie qui sentait le tout-tracé. Aller, sors de ces rails, putain. Accepte cette chance. Pourquoi tu le fais pas ? Pourquoi ?

       « Tous sont armés de l'épée, tous sont formés au combat.
      Chacun porte l'épée à sa hanche en vue des alertes nocturnes. »


      Qu'est-ce que tu t'en fous, des autres, de ton grade, de tes poings ? Ceux-là, ils ont peut être été taillés par un arbre, c'était normal qu'ils emmènent des hommes à la potence ; mais le gibet a aussi le droit de fleurir et de donner des fruits, pour peu qu'il plonge ses racines dans la terre et tourne ses branches vers le ciel.

      Tes poings sont les fils du chêne ; ils sont durs, massifs, ce sont des cercueils qui se font dans leur effort. Mais pourquoi est-ce que tes mains ne seraient pas des filles des hommes, propres à donner la vie et à laver le sang ? Il y a toujours deux revers à une médaille. Personne n'est condamné d'avance, tu crois pas, Punk ?

      « J'ai ouvert à mon bien-aimé, mais mon bien-aimé s'était retiré, il avait disparu.
      Je perdais tous mes moyens pendant qu'il parlait ! Je l'ai cherché, mais je ne l'ai pas trouvé.
      Je l'ai appelé, mais il ne m'a pas répondu. »


      Non, tu le crois pas, hein ?

       « Ce sont les gardes qui font la ronde dans la ville qui m'ont trouvée.
      Ils m'ont frappée, ils m'ont blessée, ils m'ont enlevé mon châle, les gardes des murailles. »


      C'est ton esprit, la muraille ; et c'est toi, la sentinelle qu'a pas voulu quitter son poste et qui a dit : « pas de ça pendant le service ! » Et la fin du service, ça devait être quand, dans ta tête ? Ça faisait deux ans. En deux ans d'amour, comment est-ce que ta forteresse a pu ne pas se couvrir d'herbes, s'écrouler sous les glissements de terrain, perdre ses meurtrières, condamner ses salles d'entraînement et ses oubliettes ? Ta main a oublié de s'ouvrir. Si t'as le cœur là où les poules ont des œufs, ça doit faire mal ; parce qu'il est noueux comme branche de saule.

       « Fais de moi comme une empreinte sur ton cœur, comme une empreinte sur ton bras, car l'amour est aussi fort que la mort, la passion est aussi inflexible que le séjour des morts. Des ardeurs sont des ardeurs de feu, une flamme de l'Éternel. »

      Tu t'y es enfermé, dans ton bastion. Il s'est effondré sur toi, et le vent volcanique qu'elle soufflait t'a jamais lâché. Dans tes fenêtres brisées, ton mobilier détruit, tes yeux de châtelain ivrogne, tes poings fossilisés à force de rester serrés, tes couloirs déserts, tes tapisseries puantes. Tout ton esprit sent la mort, mec... mais t'as cet espoir fou qui te tient en vie comme une marionnette remisée après son dernier spectacle. Sans trop de raison. Mais t'es toujours là.

      Sur ce, j'te laisse à tes moments de bonheur. Ils sont qu'à toi. Pardon pour t'avoir jugé, Punk.
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