Les muscles qui se crispent. La bouche qui s’assèche. La sueur froide qui descend le long de mon échine. Cette boule dans la gorge qui se forme. Ce sont des facteurs, des facteurs qui mettent inconsciemment mon corps en alerte. Déjà le sentiment de peur me prend, comme si, soudain, Il était là, derrière moi, et que son ombre insidieuse approchait avec la lenteur mortelle d’un fauve. Voilà, j’ai peur. J’ai peur, parce que je sais que je vais devoir parler de lui, de Dark.
Et parce qu’il y a des peurs dont on ne peut se débarrasser. Au même titre qu’il y a des sujets qu’on ne peut éviter.
Par quoi commencer… inévitablement il faudra en parler. De lui, de ça, de Dark, du sujet qui fait mal. Aussi bien commencer par l’Asile, oui, l’Asile de Luvneel, là où tout a déboulé, là où cette graine d’horreur s’est épanouie en véritable calamité. Six ans. Six ans à croupir et à maudire le monde dans une cellule, enchaîné comme une bête, muselé et ferré. Je l’ai vécu l’horreur, la dépression, la période sombre, mais pourtant, je ne sais pas s’il faut vraiment commencer par là. Si c’est la bonne approche à avoir avec elle, avec cette femme indéchiffrable qui pose des questions si percutantes, si ébranlantes.
-Par ou commencer…
Tu as peut-être posé une question bien simple Serena, du genre qui pourrait se répondre par « oui » ou par « non » et puis « bonne nuit ». Mais si tu veux vraiment faire partie de cette famille, il te faut savoir, il te faut jauger si j’ai vraiment la trempe du vétéran que je suis. Si ce qu’on dit dans les couloirs de Navarone est vrai… ou bien pire…
-« En 1612, Oswald Jenkins est arrêté par les autorités de Luvneel dans le bâtiment de la Faculté d’Ingénierie Navale de Luvneelgraad après avoir perpétré le meurtre par étranglement d’un membre de son cours. Il est envoyé à l’Asile de Luvneel, sans procès, et pour une durée indéterminée par le gouvernement. »
Silence gêné. Mon regard se perd dans les flammes de la lanterne comme je revois la brochure du journal, l’œil vide, revivant à travers mes propres mots une époque terrible. Toujours cette boule au fond de ma gorge. Par réflexe, je ne peux m’empêcher de jouer avec mes pouces, comme pour chasser mon stress.
-J’imagine que c’est bien la première fois où j’ai tué par plaisir.
Mon ton est amer, mon regard, vide.
-Et le pire avec tout ça, c’est que j’ai beau le regretter aujourd’hui, je sais que si j’avais à le refaire, là, tout de suite, j’y prendrais autant de plaisir que cette fois, à Luvneel.
Un froid s’installe, d’une seule bourrasque qui chasse même la flamme de la lanterne. Le noir recouvre le pont un seul instant, un maigre instant où on ne peut plus apercevoir autre chose que la lueur glauque de mon œil gauche. Un court moment où, soudain, les ombres semblent bien plus effrayantes qu’elles ne le sont vraiment. Un frisson vient même à me parcourir, moi aussi j’ai peur, quand il s’éveille.
J’ai peur qu’il s’éveille, ou quand il s’éveille?
Le brûleur à alcool réanime la flamme de la lanterne, la lumière revient, quoique plus diffuse qu’avant. Elle n’a pas bougé, eh ben, c’est une dure.
-Appelle ça comme tu veux, un sociopathe, un psychopathe, moi, j’appelle ça un monstre. Mais le monstre en question, il fait tout pour mettre son problème au profit de ceux qu’il aime. Pour les protéger.
De deux doigts, je jette ma clope à moitié consumée au sol et l’écrase du talon. Je n’ai plus envie de fumer. Je ne veux pas penser à Alh’, dans ces moments là.
Je lève mes mains, les regarde avec cet air désolé qui me va si mal. Combien d’hommes ces paumes ont-elles broyés? Combien de rêves ces jointures ont-elles écrasés?
-Si tu savais ce que ça fait… De sentir l’impuissance de quelqu’un sous sa poigne, de goûter sa détresse et sa souffrance, de le torturer comme un vulgaire insecte et de savoir qu’au bout de ces effusions de sang, il ne sera plus qu’une pathétique poupée gisante…
La brume devant mes yeux se dissipe comme je réalise ce dont je parle. Elle tremble, mais n’a pas bougé. Mes mains aussi tremblent, elles sont fermées, les jointures en sont blanchies par la force de la poigne. Avec amertume, je réalise qu’un dur frimas s’est installé dans mes doigts qui ont pris la dureté et la froideur du métal. Saleté de pouvoir démoniaque.
-Toi, ça ne sert à rien que je t’épargne. Si t’es là, c’est bien pour savoir à qui t’as à faire. Beaucoup auraient prit leurs jambes à leur coup en apprenant ça. D’autres se seraient fâchés. Mais personne ne comprend, parce qu’il n’y a qu’un Double Face. Un seul être qui veut à la fois le bien et le mal, la vie et la mort, une créature à l’ambivalence mortelle. Certains diraient que je suis le Démon, le Malin, moi je crois plutôt que je suis une victime du Destin.
Mais ça ne m’empêche pas de toujours vouloir le défier.
Ce Destin. Ce salaud qui m’a tout prit en échange de cette partie noire de mon corps. Cette entité abjecte qui, chaque jour, me met au défi, teste ma capacité à lui rire au nez, à survivre malgré tous les obstacles qu’il place sur mon chemin. D’abord, ça a été ce pauvre étudiant qui se moquait de moi, ensuite, ça a été Barry. Barry Le Boucher, un autre psychopathe de l’Asile. Une seconde, une simple seconde sans attention, et je lui sautais à la gorge. Trois minutes. Trois minutes pour que les gardes armés de perches électriques réagissent, mais déjà, c’était terminé. L’efficacité du fauve, la puissance du démon, la cruauté de l’humain, une recette bien dangereuse canalisée en un seul humain qui n’avait jamais rien demandé de tout ça.
-La première fois où j’ai compris que j’avais assassiné un homme de sang-froid, j’ai sombré. Sombré comme jamais on ne peut sombrer. Ma cellule n’était plus une prison, elle était la fosse dans laquelle on me tenait enchaîné aux côtés d’un monstre. J’ai hurlé des nuits et des jours entiers, pour ne plus entendre sa voix obscure me redonner ce goût du sang. J’ai pensé à tous les stratagèmes possibles pour mettre fin à mes jours et libérer le monde de mon fléau. J’ai frappé ma tête contre les murs pour qu’elle en explose. Je me suis mordu comme jamais pour crever d’une hémorragie. J’ai enfoncé ma tête dans un oreiller pour m’y étouffer. J’ai avalé de travers ma nourriture pendant des jours pour m’étouffer et en mourir. J’ai cessé de manger, puis de boire, puis de dormir, puis de penser, puis de vivre.
Et je suis devenu un monstre.
Puis j’ai rencontré un homme.
Plusieurs années après L’Asile. Plusieurs années sombres où je ne savais pas vraiment ce que je savais. Où je vivais sur le bras de la Marine qui m’utilisait comme une arme. J’ai rencontré un homme du nom d’Alheïri Salem Fenyang. Il était le chef d’un grand pays. Un pays où tout le monde est ami, où tout le monde se connait et parle la même langue et tous s’acceptent comme ils sont. Ce pays, c’était le Léviathan. Ensuite, j’ai rencontré une fille, rien de moins, une rousse comme toi, une rousse qui n’avait rien de plus spéciale qu’une autre, si ce n’est cette aura qui fait d’elle la plus merveilleuse femme des océans.
La suite, tu la connais.
Je tends la main vers elle, relève son menton pour lui relever la tête. Et tu sais quoi? Elle ne tremble plus. Tu sais quoi Dark? Tu fais peur, mais pas tant que ça. Car c’est humain d’avoir peur de ce que l’on ne connait pas, de ce que l’on ne comprend pas. Mais moi, j’ai appris à ne plus avoir peur de toi depuis longtemps, ce dont j’ai peur, c’est le résultat des atrocités que l’on peut commettre, toi et moi. Elle aussi, Serena, elle a peur, elle doute, elle craint, elle regrette aussi, je le sais maintenant. Sinon elle serait partie depuis le début de mon discours.
Tout le monde a des démons, il faut simplement savoir les cerner, les amadouer ou les accepter. On ne peut s’en débarrasser ou les vaincre, parce qu’il est impossible de revenir en arrière.
Et ça, ce bon vieux Destin me l’a durement enseigné.
Elle ne tremble plus. Et elle comprend peut-être un peu ce que c’est, que d’être un meurtrier.
-C’est notre boulot de combattre pour une cause. On tue, parfois. Et c’est comme ça. Je ne veux pas mettre quiconque dans le même panier que moi, mais il y a du bon dans mon histoire, j’en suis certain. Sinon, je serais déjà au bout d’une corde depuis longtemps. Si hier, je vous ai tous demandé de me flinguer, c’est parce que je sais que je suis près à mourir pour le bien de ce pays que m’a légué Salem. C’est ça, pour moi, vivre avec mon démon à moi.
La boule dans ma gorge se dénoue un peu. Juste assez pour que je me sente mieux. Bon sang, ces temps-ci j’en fais, des longs discours. Je ris, un peu, mais le cœur n’y est pas :
-Héhé, maintenant, avec tous mes beaux discours, t’as matière à te faire une idée de moi…
Un ange passe. Juste assez longtemps pour que je tire de la poche de mon manteau une nouvelle cigarette, que j’enfonce entre mes lèvres, et à laquelle je mets feu.
-Et toi, Serena, en as-tu, des démons?