I
Le bateau est assez vaste pour le peu de personnes à bord pour le manœuvrer. Seulement quatre, en me comptant... Me comptant ? Bosser pour Lloyd ? Ha !Je m'adosse au mât, allonge une jambe sur le pont, relève le genou de l'autre.
Et à présent ?
On nous a repêché avant que l'orage ne frappe et que la tortue ne plonge. C'est déjà une bonne chose.
Lloyd Snobarrel a eu un recadrage en règle. C'est pas mal non plus.
Énervé et forcé d'avaler cette couleuvre, sa revanche s'est résumée à un grand coup rageur dans le reste de méduse. Belle frappe, au passage, envoyant les lambeaux gluants heurter la coque du bateau des Desperados (du nom, étrange, de nos sauveurs) avant d'y adhérer. Appâtée, cette foutue tortue a nagé paresseusement à quelques mètres du Marvel Genbu sur tout le trajet. C'est déjà plus étonnant et emmerdant.
On a déposé Lloyd sur un rocher perdu en mer où ses hommes passeront le chercher. C'est super, bon débarras !
Ce salopard me sortant : «Tu veux retrouver les corbeaux non ? Je peux t'en approcher. » C'est frustrant, énervant... Je veux me débarrasser de ce type ! Et je ne peux pas. Je ne peux que rester sur le rocher. Avec la tortue barbotant à côté.
Et à présent, je me retrouve sur son bateau. La tortue toujours à nos basques. Elle pense que Lloyd va encore balancer des méduses à l'eau, elle veut nous bouffer, ou juste se promener et nous accompagner ? Drôle de bête...
Je m'en fous, actuellement. Tant qu'elle ne cherche pas à me manger en tout cas. Qu'elle nage à nos côtés, ça amuse la bande de Lloyd.
Sa bande... Haha. Un grand baraqué mal rasé se prenant pour un gros dur et une adolescente tout juste pubère voulant jouer à être grande. En y ajoutant le type hurlant (de peur ?) et s'enfuyant durant le combat, deux jours plus tôt, c'est un beau groupe de bras cassés et de branleurs arrogants qu'on a là. Et Lloyd est le même qu'eux. Leur force est peut-être réelle. En tout cas, celle de leur chef l'est. Cela ne change pas le problème de leur manque de vécu. Une bonne guerre dans les dents, et on retrouve les quatre dans les jupons de leurs mères à quémander un peu de réconfort. Être arrogant, quand on a toujours été dans un cocon, au chaud, c'est une erreur fatale. Ce groupe rompra dès qu'une emmerde conséquente tombera sur leurs pommes, ou qu'un type plus costaud qu'eux les rencontrera. Vu l'assaut complètement désordonné mené deux jours auparavant, cela leur pend au nez. Et ce n'est pas mon problème. Ça me fera même marrer quand ces doux-rêveurs vantards tomberont sur plus fort qu'eux et se feront tuer.
Sauf que pour le moment, mon rôle est de m'assurer que Lloyd ne se fasse pas dégommer et enterrer. Jusqu'à ce que ce snob me mène aux corbeaux. Après...
Les corbeaux, et mon frère...
Frérot, où es-tu dorénavant ? Je cherche, encore et encore. Je m'égare, me trompe, par moment. Se fourvoyer ne m'arrête pas. Je vagabonde dans tout North Blue, à ta recherche. Je guette une marque de ton passage dans chaque port, chaque taverne. J'espère un coup de chance. J'écoute les rumeurs. Je tente de trouver une personne pouvant m'amener auprès des corbeaux. Sans succès jusqu'à présent. Lloyd est peut-être le bon. Ca vaut le coup de le supporter un moment.
Seul. Mes jours sont mornes et glacés. Comme dans mon refuge, dans la montagne. Quel sot je fus de m'enfermer, abandonnant le monde pour pleurer sur mon sort. Beau remède à la perte de ses compagnons, que de perdre sa parenté ! Désastre engendré par mes erreurs et fautes de jugement... Ressasser le passé n'arrange pas mon humeur et mon découragement.
Papa, Maman, Lunea... Sont là, quelque part. Où je ne peux aller, faute de cap. Où ? Au nord, près de chez nous ? Dans un bourg quelconque, sur un morceau de terre perdu entouré par les flots ? Dans un grand royaume, comme Luvneel ? Cachés ? Bossant et logeant au grand jour ?
Frérot, tu as la réponse. Tu es ma seule lueur d'espérance dans les ténèbres. Je veux te retrouver. Forcer les corbeaux à te relâcher. Et nous pourrons rentrer chez nous. Être tous ensemble, de nouveau.
En attendant, je reste seul. Seul ! La chaleur d'une présence fraternelle à mes côtés me manque. Son absence me ronge, peu à peu. Je ne peux plus me tourner vers un proche. Pas d'épaule ou s'appuyer quand je flanche. Pas de bras me soutenant quand je trébuche. Personne pour me sauver. Seul. Seul. Seul.
Je ne peux pas rompre ce sort en descendant de la montagne. Ce temps est révolu. Aller de l'avant. Chercher et persévérer, jusqu'au bout.
"Salut. Tu es monté avec Lloyd, alors tu es un nouveau camarade ? Je m'appelle Naoko, enchantée."
Je relève légèrement la tête. Ok. Vue de près, elle n'est pas mal foutue du tout. Belles formes, et les vêtements pour les mettre en valeur. En d'autres termes, ne couvrant pas grand chose. Elle est sans doute un peu plus âgée que j’eus cru. Je ne me donne pas le mal de me tordre le cou pour la regarder dans les yeux (les autres yeux !). Elle me dérange. Je ne compte pas rester sur cette barcasse plus que le temps pour aller retrouver mon frère, et basta.
"On va manger. Tu as des préférences ? Thon ou bœuf ? Et café ou thé avec le dess..."
"Ta gueule. Dégage morveuse, tu me saoules."
"Oh... Désolée. Je ne..."
Je me redresse en hurlant et en l'attrapant à la gorge.
"TU NE COMPRENDS PAS « DÉGAGE » ? C'EST TROP ÉVOLUÉ POUR TA CERVELLE ?"
Et je la projette cul par dessus tête, le plus fort que je peut. Elle tombe sur le pont, et commence à pleurer, tout en se dépêchant de s'en aller.
Lloyd n'est pas là. Le seul spectateur de la scène est le bonhomme mal rasé, pas content-content apparemment. Rouge de rage, pour être exact, et venant à grands pas.
"CA VA PAS ? ESPÈCE DE CONNARD !"
"T'as un problème ? Parle, t'as sept secondes. Ou dégage."
"UN PROBLÈME ? C'EST COMME CA QUE TU TE COMPORTES AVEC LES FEMMES SALOPARD ?"
"Une femme ça ? Une morveuse voulant jouer à la femme fatale, plutôt. Et ça ne change pas le cœur du problème. Je me comporte comme je le juge correct. Elle me dérange, c'est normal de l'envoyer sur les roses. T'es pas content ? Hé ben me parles pas."
"Comme tu le juges correct... Donc je peux juger correct de te massacrer la tronche." Son ton est plus calme, et au passage, plus menaçant.
"Pfff. Faux jeton. Tu es aux anges, parce que tu peux aller réconforter la morveuse. Ouvre grand les bras, elle se jettera dedans pour sangloter, et tu pourras la sauter avant que la journée ne s'achève."
"Qu'est-ce que tu..."
"Changement comportemental. L'étonnement. Le ton passé de coléreux à cassé, Le léger mouvement de recul du corps. Tout prouve ce que j'allègue. Aller, va auprès d'elle papy. Elle veut un nounours à serrer contre elle, et tu veux une adolescente. Reste à cerner où est le salopard et le gros dégueulasse..."
Énervement à son comble. Conséquence, un coup censé me fracasser le menton, apparemment. Je me penche sur le côté. Dans le même mouvement, je me relève, et attrape le bras tendu, que je tord. Un quart de seconde plus tard, je crochète la jambe de papy-mal-rasé, et le plaque sur le pont, un bras dans le dos.
"Hé nounours, s'attaquer aux gens, c'est plus dur que d'être une épaule où vont pleurer les gosses."
"Hé salopard, le combat, ce n'est pas juste plaquer les gens. Mon autre bras peut bouger."
"Et aloraaaarg !"
Pas le temps d'achever ma phrase. Mon épaule est transpercée par une sorte de lance. Je me dégage, et nounours se relève. Son bras est une lance... C'est concevable ça ?
"Héhé... Je sens que te percer de trous va me détendre énormément..."
"Essaye toujours, nounours... Tu me revaudras ça."
"STOP TOUS LES DEUX !"
Nounours s'en va. Retrouver la morveuse je suppose. Je regarde ma blessure. Un peu de sang en coule.
"Tu me revaudras ça... Au centuple. Par ta mort, lente et désolante..." Je marmonne encore quand Lloyd se porte à mes côtés.
"Hé le borgne. Tu cherches les corbeaux, n'est-ce pas ? J'accepte de t'amener à eux. En échange, tu exécutes mes ordres, tu ne cherches pas à tuer tous les membres de mon bateau, et tu concoures à mon grand coup. C'est acceptable non ?"
"..."
"Non ?"
"C'est acceptable. Ce grand coup, tu m'en parles un peu plus ?"
Acceptable, pour quelque temps. On réglera nos comptes, un jour.