Tous regardent la porte massive du hall, comme paralysés dans l’attente de ce qui ne devrait plus tarder à apparaître… Et avec un certain étonnement je me surprends moi-même à fixer les battants encore immobiles, obéissant aux mêmes lois de la curiosité et de l’appréhension que tout l’monde. Plus un mot… tous tendons l’oreille…
Légers bruits, prémices fugaces que la distance a encore du mal à laisser échapper. Puis peu à peu le brouhaha enfle. Des cris qui percent l’espace de plus en plus souvent. Nos oreilles les happent, s’en emparent et tentent de les déchiffrer. Puis, tel un grondement d’orage, les bruits prennent en force tandis que les derniers invités se rapprochent, chargeant l’air d’une tension qui se colle au palais et vous hérisse le poil. On entend maintenant clairement de nombreux éclats de voix, chaotiques, véritable cacophonie aux allures barbares, auxquels se surajoutent chocs et cliquetis métalliques. Une armée déferle sur nous ; invasion sauvage grondant des hautes plaines.
Les bruits emplissent maintenant tout le hall malgré l’épaisseur du bois et de la pierre… Ils sont là, juste derrière… Mais non, le brouhaha enfle toujours plus au fur et à mesure que la menace se rapproche encore. On a l’impression de les avoir juste sous son oreiller, mais non. Le tintamarre prend toujours plus de force. Hurlements, cris, éclats de voix et jurons entremêlés ; on ne s’entend même plus penser.
VLAN !!
Les deux battants de plus de six mètres claquent en s’ouvrant tel un immense livre !
Dont s'en extirpent ses plus horribles personnages.
-Miyard ! Salut cht’e compagnie ! V’zetes t’y joviasse d’ny voair ?-Hey ! Me morch’ point sur l’arpion toai !
-Z’allez t’y pô stopper vot’ char là derrière ? Peussez pô ou v’lç qu’y ‘en a un qui veuh s’bouffiacer sa volée.
-Alors ? l’ont-y mon kilt ?
-Calîce mais attend, l’ont ni a meume pô eu l’temps d’demandeuh.
-J’avions point l’souvenènir qu’c’euteu si p’tio ici. Ou alors c’euh moai qui ai hachte d’grandit d’torrieu.Brouhaha, brouhaha…
Raz de marée bleu et roux qui se déverse tandis que la digue a cédé, se répandant en un flot épais et bouillonnant, non sans avoir omis au passage d’écraser sans un regard les deux pauvres types qui se trouvaient derrières les portes prêts à leur ouvrir. Incrédules, nous contemplons sans mot ni geste la vingtaine de pygmées des profondeurs se propager dans les locaux avec des airs de touristes sans gènes, sûrs de leurs droits et de la gentillesses des autochtones et de leurs petits vases folkloriques. C’est tout juste si je n’serais pas étonné d’en voir un sortir un escargo-appareil photo pour se faire un souvenir au passage.
-Nan mais j’te jure fieu aviant ceu c’teu masse d’plus grand sacré chap’. Un panard dans l’baziard qu’ceux stalagmites z’y étions pô.
-Cré meuh nô c’toi qu’ty j’jacte nawouak. T’es ostie d’trop crépi c’tout, tu dix vagues c’tout.
-Masse de drôl’ment cozu la déco qu’ils nous zont t’y fait d’pio leu dernior fouais qu’j’en dis.
-Mouais, c’ty un poil d’brune tape dans l’œil que j’en dis moai.
-Qu’est-ct’y qu’tu m’reluques toé ? Ci t’y qu’tu veux ma pogne dans l’pif ?!Brouhaha, brouhaha…
-Tiens Amish, Pogne donc ma tabernacle d’bazard à ph’to, ceuh pô tous les jours qu’on r’vient j’veudreu m’fiaire un chouette de souv’nir.Ah. Qu’est-ce que j’disais hein.
En tous cas vu leurs airs à s’faire virer à coup d’pompe dans l’derche, c’est assez étonnant d’voir personne réagir, et plus encore de voir toute la clique à Skylla jouer les poissons d’roches et baisser les yeux à la moindre friction. Soit le gang des Hommes poissons n’est vraiment pas à la hauteur de sa légende, soit ces gars sont des terreurs. Des terreurs sans gène apparemment.
Puis y en a un dans l’lot qui sort pour ainsi dire, affichant un air supérieur et parfaitement assuré à même de faire passer ses compères pour de timides étudiants en bal de promo. En soit, rien que ça c’est un record faut bien avouer. Et niveau sans gène j’me pose en jury de luxe, catégorie internationale. Le meneur du coup à n’en pas douter, même si le lot tient plus du banc de piranhas en incessant tourbillon plutôt qu’une meute dirigée et fidèle.
Bref, le type se détache dans la cohue générale de ses confrères en pleine allégresse, les laissant à leur visite/rixes/cherchage de poux marins, ne rayez aucune mentions inutiles. En quelques pas le voilà planté devant un Skylla qui se donne le minimum syndical et prudent de grands airs, ce qui face à un nabot de cent cinquante centimètres est d’autant plus vexant qu’il arrive sans mal à vous prendre de haut. Perspective montante pour un regard condescendant, l’homme-écrevisse encaisse pour la bonne cause : la sienne.
-Salut Miyard, un plaisir de te voir ici, ça faisait longtemps.-Miyard ! Chô p’tite tête, cieu t’y qu’ça roule pour ti et ta clique ?-On fait aller, on fait all*/…-Miyard ! Pô l’temps pour c’bazard, onn’ est pô v’nu s’faire des mamours d’peulitesses d’calîce.-Hum. Et qu’est ce qui vous amène ici du coup, si c’est pas trop demand*/…-Miyard ! Ceuh ty ce fazard d’couillon là qu’euh perdu son kilt !-Meuh, môm’ peuh mé faute d’abord…-Miyard ! Ouais alors du coup v’là ty pas qu’on est viénu mater ici s’il y était ti pas. On s’suis ?Raskal et moi toujours en retrait un peu malgré nous contemplons une des petites énergumènes à l’air plus penaude que les autres, se cachant des deux mains ce que dame nature n’a pas daigné cacher sans l’aide d’un slip, propre de préférence. Derrière lui c’est tout son clan qui fait momentanément une pause dans son invasion pour se foutre allégrement de sa gueule, écopant au passage de nombreuses menaces qui ne feront qu’ajouter à leur motivation.
Brouhaha, brouhaha…
-Veux z’allions mirer ce que veux zallions mirer si j’vous met la pogne d’ssus nom de Véreux d’patente à gosse !-Miyard ! ferme donc s’z ton claque m’mot ostie ! Ty m’euh ciez chauffer les esgourdes sur ltout l’trajeuh pour d’voir en plus à l’supporter ‘ci-fait.-Beuh… c’est ty rien qu’leuh ôtres qui ne font qu’à m’chicaner.-Miyard ! j’veux pio saveur !-Euh… du coup vous venez voir si son… « kilt » n’est pas là ?-Miyard ! V’là. -Mais hum… il l’avait lorsqu’il est parti la dernière fois ?-Miyard ! Mio semb' bien… mais pour c’que j’en c’connais. T’en dis quôa toai ?-‘Tenant qu’vous l’jacter, me semble que je l’avais-ty ouais.-Du coup, c’est assez peu probable qu’il soit là non ?Long silence gênant…
Les gnomes bleus se regardent tous les uns les autres comme si soudainement une grande règle de la vie leur avait était cachée au début du jeu… Et comme tout mauvais joueur de qualité, ils réagissent en conséquent.
-Tabernacle j’vi l’avions dit que c’euteuh une idée d’ciboire d’fan d’calîce ça !
-Quoais ?! Tu t’fous, c’étions toais qui voulaeuh v’nir !
-Mô ?! Jameuh d’cte vie, c’étaeuh Yann qu’l’idée l’a poussé !
-Des tourpinouches d’tout ça ! J’suis pour rien dans ceuh affires moais ! C’ty vous zôt’ les torgnieux !
-Tu sais c’qu’il te jacte le torgieu !
-Queu ? Qu’euh-c’qui m’jacte le torgnieu !
-Il te calvaire ! Et va surtout t’mettre son harpion dans les gosses !
-V’s y que j’t’atteuh s’pèce d’sale mauvais parleur t’tabernac’ !Brouhaha, brouhaha…
S’ensuit une joyeuse pagaille, ou tout à chacun semble s’efforcer de mettre ses idées dans le crâne de ses compagnons, avec un pied et/ou un coude en supplément de préférence. Véritable boule de membres et d’injures qui se débat dans la vase, avec seulement le fameux Miyard qui reste en retrait en se pinçant l’arrête du nez… Je jurerais avoir vu l’autre nudiste hésiter un instant devant cette réaction, avant de céder au plaisir de son instinct et de plonger dans la cohue avec joie coup de poings et jurons pittoresques ! J’crois même l’avoir vu tenter de chiper un kilt à l’occasion.
Skylla lui semble se délecter de la scène, tel le spectateur ravi de retrouver la représentation fidèle à elle-même. Par contre, il sera bien le seul vu la gueule de ses hommes qui semblent loin d’être rassurés à les voir s’entredéchirer de la sorte, voyant visiblement la chose comme un mauvais présage. Comme si d’une façon ou d’une autre ils avaient peur de remplir un peu plus le tiroir des victimes collatérales et défouloirs de mauvaise humeur.
-Miyard ! Zy reste plus qu’euh furter dans zun ôtre zone hein ?-Héhé, il me semble bien ouais.-Miyard, bon ben c’teuh un brin d’bonheur en tous cas. ‘Va juste faire un bout d’tour du coin d’teuh réserves ; v’là ty pas qu’tu voudreuh pô quitter des cheums sans un ptiot casse dalle pour la fache de descente hein ? Juste un ch’ti bout d’pain et une chtite lichette d’alceul hein, ty nous ceunais.-C’est ça, juste un quignon… je vous connais.-Miyard ! Bon ceuh ty peuh bientôt f’ni vous zôtre ?! On d’décarre !Brouhaha, brouhaha…
-Vlan ! Bouffe ci dans l’pif !
-Ciboire d’calvaire !
-Aieuh ! Crétame d’acre gué !
-Rends meuh mon kilt ceuh l’mien spèce de Calvinisse !Brouhaha, brouhaha…
Autant pisser dans un violon sans fond apparemment.
-Attend Miyard, y’a un truc que je voudrais te dire au passage.-Miyard ! Queuh qui y a ?-J’voudrais te présenter quelqu’un.-Miyard ! Queuh c’que j’en ai à carrer d’ton queulqu’un ? J’ai une trogne à cheurcher l’amur ?-Attends c’est pas ce qu’*/…-Miyard ! Nan par c’que j’ai toutes les sardines et les mérous que j’veux ok !-Attends je*/…-Miyard ! Bon ‘près si elle a des loches fachte de mastoc et qu’elle seuh ‘si bien voleuh qu’ma brave mater j’dis pas. J’désespère pas d’tomber un jour sur la blonde d’meuh vie t’vois.Brouhaha, brouhaha…
-La blonde de sa vie au chef ça s’reuh un vieux bouc des mers ! Arfarf arf !
-Ahahahah ! Tiens prends ça !
-Ahrahrahr vrai !-Miyard ! Vos gueules bande de sacripants ! SBAF !
Brouhaha, brouhaha…
-Bref : Thunder F. […]Ah… on y arrive. Non pas que j’l’avais pas vu v’nir ou que j’le redoutais plus que ça, mais j’avoue qu’à choisir j’aurais éludé l’passage. Feu des projecteurs sur moi et Raska*/… ah ben non juste sur moi en fait vu comment cette charogne de dandy s’est écarté instantanément de vingt bon mètres en un éclair. Charogne.
Le chef des Feegles me toise alors d’un œil nouveau, où je peux deviner qu’il est loin d’être aussi bête qu’il pourrait le paraître. Regard dur donc, du genre qu’on balance à un intrus aux abords d’une frontière d’un air de dire « Tu viens faire quoi ici ? T’es qui d’abord ? Et t’as combien sur toi sans indiscrétion ? ».
Skylla laisse alors apparaître dans son dos un sourire éclatant de malveillance, avant de continuer d’un ton neutre sa présentation :
-[…] et il est venu là dans l’intention de soumettre à sa cause tous les clans hommes poissons.Silence de mort. Plus un mouvement dans le hall.
La boule de coups s’est mise sur pause, bras encore levés et poignes toujours serrées, mais toutes les têtes et les regards braqués dans ma direction. Silence de mort ouais… avec les putains d’regards qui vont avec et qui m’font comprendre en une fraction d’seconde que : de un, non je ne suis pas le bienvenue ; de deux, le principe de soumission leur est assez désagréable ; de trois, ils préfèrent foutre ensemble sur la gueule d’un seul étranger que bien gentiment entre eux…
La masse compacte de petits êtres rancuniers se déplie donc avec une coordination exemplaire sans le moindre bruit, sans qu’aucun d’eux n’aient à un seul instant quitté mon visage du regard. Vingt paires de pied et dix-neuf kilts avancent alors vers moi lentement et sans la moindre hésitation, serrant des poings et raffermissant leurs mains sur les gardes de leurs armes. Putain, il en aura pas fallu beaucoup…
… et de quatre : ça risque d’être ma fête sous peu.