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Sur la crête du punk

L'enseigne grince dans le vent. Ça s'entend de l'intérieur, malgré la rumeur de la faune locale, le bruit des choppes cerclées de fer qui raclent le bois collant et gras de crasse, le claquement des chicots des ivrognes en manque d'amour qui peuplent le rade. J'ai avalé ma liqueur, j'aurais du prendre une bière. Mais faut que j'reste lucide, et j'sais ce qui se passe quand j'me laisse aller à sombrer au fond du verre. J'perds le sens de l'absolu, c'est l'attrait du grand rien qui prend le dessus et je me laisse aller comme contre un oreiller ; j'oublie le monde, j'oublie les gens, j'oublie jusqu'à la valeur de mon nom, et de fait, j'obéis à toutes les mauvaises forces qui me traversent. Il reste vite plus que mes poings pour frapper, ma gorge pour gueuler et ma méchanceté pour faire mal.

Ouais, l'oubli, c'est le premier des péchés ; d'ailleurs, le pardon, c'est la première des vertus et il se fait dans le souvenir. Tout est lié, dans l'ordre du bien.

J'sors ma blague, j'roule une clope.

-T'as du feu ?
-... que v'là.
-Merci.

Une bouffée. Me pique un peu la gorge, j'ai l'impression d'avoir avalé l'air local jusqu'à l'essence. J'm'en sens que plus vivante. Et j'peine à retenir un sourire en voyant passer une Jeska qui peine à cacher l'indignation incommodée qu'elle éprouve certainement. J'sais pas trop si c'est elle qu'a eu l'idée de venir dans cette tenue, aussi... mais c'est très con, dans tous les cas. Dans mes groles de femme pirate, j'suis à l'aise, pas emmerdée ; dans ses atours de soubrette, par contre, elle collectionne les mains au cul, les sifflets et les mille et unes petites manifestations de sympathie de la part de toute la clientèle du rade. Mais j'me délecte pas longtemps du spectacle. Elle a son taff à faire, j'ai le mien qui m'attend. J'me penche sur le comptoir, la fumée plein la bouche.

-Mec ? C'est ici qu'il crèche, Flist ?
-Ça s'pourrait. Tu lui veux quoi, à Flist ?
-Le rejoindre.
-Ah. Héhé.
-Il recrute, non ?
-Oh, toujours. Les pertes, ça assure l'embauche, c'est bien connu.
-Comment j'fais pour le rencontrer ?
-T'as un blaze ?
-Ouais.
-Montre.

J'sors mon wanted trafiqué. Serena Porte-Flemme, 57 millions morte ou vive. Avec le sceau de la marine, une jolie photo avec un sale sourire et une fausse tâche de sang sur les fringues. Le tout gentiment délavé par l'eau de mer, parce que j'suis sensée être naufragée.

-Jamais entendu parler. Prime pas dégueu', pourtant. Où sont tes potes ?
-Noyés. J'suis la seule survivante.
-Ah, oui. Des choses qui arrivent dans la zone. Bon. J'vais faire remonter tout ça à Flist, t'auras sans doute la visite d'un lieutenant. 57 briques, c'est pas mal, mais c'est pas ça qui va foutre en émoi un type qu'a la confiance du Malvoulant, tu piges ?
-...
-Fais pas cette gueule.
-J'ai plus qu'à attendre, alors ?
-Pas longtemps.
-Alors redonne moi un rhum.

J'tourne le dos au comptoir, mon verre de nouveau à la main et ma clope entre les doigts. J'fais pas gaffe quand on m'cause, non seulement pour m'donner de l'allure, mais surtout parce que j'veux pas tisser de liens avec les gars que j'vais buter. J'ai rien de personnel contre eux, alors je pourrais pas faire semblant si je me mets à leur parler. Faut que j'm'érige un mur, que j'les pense pas comme des hommes. Sinon, jamais j'pourrais suivre mes ordres. Les liquider parce qu'ils sont d'la bande à Flist, que Flist est un gros poisson, et qu'il faut l'isoler pour mieux le planter. Un plan gentiment rationnel, en clair, une tactique de lâche qu'j'avais pas eu de mal à approuver, mais qui commence à m'écœurer un peu au fur et à mesure que j'comprends à quel point j'suis familière de tout ça. J'serre la main au panache. Puis y'a une voix qui me susurre à l'oreille.
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Ton âme est jonchée d’orties. Elles étaient aux pieds des branches que t’as pas voulu fréquenter. Tu sais, la piraterie, le cynisme, et l’entrée pour accéder aux manifs des Foules. Les choses que tu incarnes sans le vouloir ou pas, qui sait. Mais j’ai l’impression d’avoir toujours connu cette Porte-Flemme que tu étais, que tu es et que tu ne seras pas. Dommage. T’as une tête à te raser le crâne. Tu sais ?

Ça faisait longtemps, Serena. J’étais parti m’enfermer loin, dans le royaume de l’ennui où je jouais aux échecs avec mes idées noires. J’étais les pièces blanches parce qu’elles ont les pieds dans le néant. Noir. Ou dans la merde, ça dépend du point de vue. Et elles, bien qu’elles le soient, noires, elles sont tout de mêmes celles qui avancent dans le blanc. Parce qu’elles sont mieux vêtues, ce sont des idées.

Je te regarde de loin apprendre à griffer la vie avec tes vrais airs de truande et ton bout de papier. Tu flippes parce qu’au fond ça te plait, avoir le droit de cracher sur le parquet usé du rade, et qu’on te regarde pas comme si t’avais commis un crime contre l’humanité. Avoir le droit d’aimer haïr et de juger, et de juger, et boire un peu de ce nectar psychédélique, l’eau de l’esprit noir clouté de cloques dégueulasses, des occasions gâchées.

Te retiens pas, bordel. Sois toi, essaie pas de te retenir. Insulte tout ce qui passe, prends un os de mouton et bats-toi. C’est tout ce que tu sais faire, et ce que t’as toujours fait, te battre.

Contre quoi ?

L’injustice… Il faut apprendre à vivre dans un corps qui meurt. C’est pour ça qu’on se bat, parce qu’on vit dans un paradoxe qui se fout de notre gueule, alors qu’il a toujours été dans notre dos. Pour deux choses.



Nous poignarder, et nous la mettre

Et tu sens que ton fardeau a pris du poids. Puisque tu portes tout ce que tu rejettes. Dans ton rêve tu es plus lourde, dans ta vie, plus légère. Dans ta vie, je ne suis pas là, alors ce qui te parait absurde, je ne le mets plus en évidence, alors, ce n’est qu’un mensonge lentement répété, chaque matin.
    -J'te présente Kraig.
    -Hoy.
    -Démerdez-vous ensemble, j'ai du monde au comptoir. 200 berrys pour les consos. Okay, j'garde la monnaie. Et sans vouloir m'mêler de c'qui m'regarde pas, tu d'vrais arrêter d'faire cette gueule, la vie est pas si crasse à Jaya.
    -Alors tu veux rejoindre Flist ?

    J'émerge de mes pensées, pas trop vite. J'sens qu'mon regard s'est encore durci, qu'mes épaules se sont crispées, puis relâchées. J'ai mal au dos, j'suis tendue de partout. Je mire le mec dans les yeux. Un type soigné, petite moustache fine de mousquetaire, bouc et pattes sur un visage taillé en longueur. Bien sapé, ça doit pas mal payer d'bosser pour le second d'un empereur. J'note qu'il a des éperons à ses bottes, et qu'ils sont gentiment rouillés et tâchés de sang. C'est pas son gentil sourire qui va m'avoir. J'suis sur une terre de chiens, et ce mec est un assassin. Comme je l'ai été, comme je continue à l'être. C'est quoi la différence entre toi et moi ? On essaye d'être propres sur nous, on croit qu'on l'est, mais on est que des bêtes à peine levées sur nos deux pattes de derrière. On sait pas regarder le soleil, faut qu'on se fixe sur la terre, sur les ombres, sur les tombes. Et qu'on trouve notre kiff dans l'obscurité la plus totale.

    C'est mystérieusement jouissif.

    -Y semblerait. T'es son recruteur ?
    -D'habitude, Flist s'occupe lui-même des recrutements quand il s'agit de rookies prometteurs. Mais il est occupé pour le moment.
    -Ça m'aurait pas coûté d'attendre.
    -Faut pas reporter à demain ce qu'on peut faire le jour même, ma jolie.
    -Tu m'causes pas comme ça, ducon.
    -Hola, oh, on calme ses ardeurs.
    -Sinon ?

    J'ai pas l'temps d'sentir l'air s'épaissir qu'il est déjà saturé, et que je me retrouve couchée contre le sol, à plat ventre, immobilisée et la botte éperonnée de Kraig tout contre ma gorge. Il a même pas transpiré, j'l'ai même pas vu bouger. On est profondément enfoncés dans Grand Line, ça me revient brusquement à l'esprit. J'suis qu'une lieutenante, c'est pour ça que j'suis infiltrée, qu'on est tous infiltrés.

    On est pas assez forts pour cette mission. C'est du putain de suicide sauvage. J'pourrais arrêter cette comédie, rejoindre Flist pour de bon. J'ai pas d'identité, de toutes façons. Porteflamme ou Porte-Flemme, vertueuse ou Keuponne, ça change quoi finalement ? Vivre un peu plus longtemps avec le frisson du danger, ou un peu moins avec l'assurance du vrai ? Et qu'est-ce que c'est au juste que ça ? La voix du Seigneur ? Elle perce pas les murs épais du rade ; Oswald ? Super, mon seul ami, et c'est qu'une moitié d'ami. Pas question de sympathiser avec son côté obscur. Julius ? Ah, ouais... celui qui m'a condamnée à la justice comme on condamne à la potence. J'sais toujours pas si j'dois lui être redevable ou lui en vouloir à mort.

    Un éclair blanc. J'aurais pas du boire. C'est le vertige de la ligne de crête, les deux vents contraires qui se rencontrent et qui créent une énergie orageuse, l'attrait de la souille et l'appel du Bien. J'déplie les doigts, je lève une main.

    -Okay, pardon.

    J'sens l'éperon qui s'en va, une pogne qui se tend, que j'saisis. J'ramasse un soufflet, mais j'bronche pas.

    -Je veux bien être gentleman, mais il faudra être correct. Nous sommes des pirates, mais ça n'empêche pas une certaine tenue. C'est bien compris ?
    -Oui.
    -Bon. Qu'est-ce qui vous motive tant à rejoindre les rangs de Flist ?
    -J'ai perdu mon équipage dans une tempête. J'suis la seule survivante, j'cherche à me recaser dans un groupe qui m'permettra d'vivre comme je veux sans avoir à passer par un autre naufrage qui remette tout en question.

    J'me rends compte que ma voix est plus sincère que l'exige le rôle, plus sincère que ce que j'voudrais. J'ai résumé mes projets d'vie, dans le fond. J'me suis calée dans la marine pour exister comme je pouvais (en bravant la mort, en étant violente, en ayant un cadre) tout en évitant les longues périodes de dérive solitaire. J'regarde du mauvais côté d'la crête, un vent violent m'y pousse à toute force, j'ai peine à rester debout. Et j'regarde le vide, tout en bas. J'y trouve un regard fou que j'me surprends à trouver beau.

    Apprendre à vivre dans un corps qui meure.

    C'est tout le foutu paradoxe. J'ai le choix entre accomplir ma mission ou devenir mon propre rôle. Mon second rôle ? A moins que ce soit le premier qui soit passé à l'arrière plan. Je sais plus trop.

    -Bien. Et êtes vous prête à vouer votre vie à exécuter les ordres de votre nouveau capitaine ?
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    -Oui.

    Ça se conclue sur une poignée de main. J'ai du mal à contrôler la chaleur de mon corps pour pas la lui cramer. Ça ferait mauvais genre, et puis, j'ai pas trop envie de révéler mon pouvoir. Surtout après l'histoire que j'ai inventé. J'suis supposée avoir dérivé sur une latte, le corps plongé dans l'eau de mer. J'ai occupé le temps de la navigation jusqu'à Jaya à faire des exercices de respiration, pour détacher le plus possible les pouvoirs de mon fruit de mes états d'âme. Ça a l'air de bien marcher pour le moment. Faut juste être relâchée. Un truc qui a toujours été difficile à appréhender pour moi.

    -Très bien. Vous avez des compétences particulières ?
    -L'artillerie, et puis je cogne pas trop mal aux poings. J'ai l'habitude de mener des hommes.
    -La cuisine ?
    -Pas trop.
    -Vous savez lire ?
    -Oui. Pourquoi ?
    -Flist n'aime pas beaucoup les illettrés.
    -Oh.
    -Bon, très bien. Je vais reporter tout cela au capitaine, vous pouvez vous considérer comme membre à part entière du troisième navire de sa flotte. Suivez-moi, je vais vous présenter à vos nouveaux compagnons.

    Il ricane, ça contraste salement avec son attitude de bourgeois bouffé aux mites. J'le suis quand même, en pensant déjà à comment je vais réagir. Ça m'étonnerait qu'on me laisse rejoindre Flist comme ça, sans une crasse, un bizutage, un test, quelque chose dans le genre. Les gars que je vais voir, ça sera sûrement pas des enfants de cœur. Peut-être qu'ils vont vouloir voir jusqu'où je peux aller. Ils seront pas déçus. J'ai comme du vent dans la tête et derrière le dos. J'suis le pantin des événements, alors que je devrais avoir l'impression d'en être le maître. J'me sens bizarrement à l'aise, c'est pour ça. Pas besoin de me contrôler, tout me vient spontanément. Ma parole rare passe pour du sérieux un peu grossier, ici. Ma gueule de fille des rues fait plutôt bon genre. Ma démarche et mon agressivité latente passent pour des vertus. J'ai pas à me contenir, c'est facile. Trop, je me dis, j'essaye de me le dire de toutes mes forces.

    C'est trop facile. Mais terriblement attrayant. J'suis comme une gamine qui pense à ce que ça serait de passer toute l'année en vacances. Comme une feignasse de dockers qui tente de se faire porter malade pour rester peinard au bistrot avec ses potes sales et vulgaires, et du pastis à volonté.

    Et j'ai beau me fouetter le sang avec ces images, j'dois dire que j'hésite, pour la première fois que j'suis dans la marine. Je pourrais faire en sorte d'arrêter de faire comme si c'était un rôle. Me retourner contre les Rhinos, les trahir, ça reviendrait à gagner la confiance de Flist. Mais j'sais que j'irais pas jusque là, ça m'écœure de trop malgré la paresse qui me gagne. J'ferais juste comme si je les connaissais pas... comme une lâche. En quelques jours, j'peux détruire tout ce que j'ai entrepris jusque là, tirer un trait sur le passé, commencer une nouvelle vie, plus conforme à ma nature biologique de parasite. J'suis une trace de rouille qui s'est prise pour un tournesol, digne de jaillir au-dessus de la terre et de tourner ses pétales brillants vers la lumière.

    -Ils arrosent leur dernière prise dans la petite salle, au fond.
    -Vous me présentez pas ?
    -Prouvez que vous êtes une meneuse.

    Il disparaît dans un claquement de manteau, limite dédaigneux. J'suis colère. J'rentre en tapant des bottes, comme si je m'étais pas pris une rouste y'a deux minutes. Je gueule, de ma voix la moins noble, la plus éraillée, celle qui sent le whisky et la clope. J'force à peine. C'est pas un hasard si j'ai pris l'habitude de parler bas, même pour maudire.

    -C'est ça, les hommes de Flist ?

    Provocation. Sinon, ils auraient jamais levé la tête de leurs verres. J'vais payer en retour, mais c'était ça ou m'écraser. J'ai pas peur.

    -T'es nouvelle, gamine ? T'sais, t'as pas besoin de ça pour qu'on t'remarque. Ramène tes miches, bois un coup.
    -Ouais, t'as de la chance, on est pas d'humeur. On est bien, tranquille, y'a de l'argent pour tout le monde. Faut pas gâcher ça.
    -Sauf si t'insistes, j'me ferais un plaisir.
    -Héhé, sacré Bras-de-Levier. Aller, viens, pose-toi, on va pas te bouffer.
    -Sauf si t'insistes.
    -J'crois qu'elle a compris, Bras.

    Je m'attendais pas à un accueil aussi peace. Ça sent la débauche et la bouteille débouchée depuis dix heures du mat', mais j'me sens un poil conne d'un coup. La sensation d'avoir mal compris. Je me pose. On me serre un rhum qui dégage une odeur pas très naturelle. Genre coupé à l'essence, ou plus sûrement au parfum bon marché.

    -Tu t'appelles ?
    -Serena.
    -Okay.

    Claquement de doigts, j'ai pas le temps de réagir que j'sens une rangée de phalanges me mordre la joue. J'dévisse de mon fût qui sert de siège, je roule dans la poussière. J'me relève, plus alerte que jamais. J'ai l'adrénaline qui pulse à blinde, le regard fou. Les poings dressés devant moi. J'suis armée, bande de cons. Si j'peux pas vous démettre façon bushido, j'vous achèverais à la poudre.
    Drôle de mélange dans ma tête. Je kiffe les voir se lever, faire craquer leurs épaules. Le moment où tu sais que tu risques gros, et que tu peux prouver que tu vaux mieux, de manière visible, concrète. L'attrait du sensible, le regard du Punk. J'y cède voluptueusement en projetant tout mon corps dans une première droite, puis une deuxième.
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    Ces mecs sont la crasse que laisse le monde en passant sur le tapis rouge. Et toi aussi. Abats-toi, j’suis là. Prends mes poings, c’est les tiens. Et montre leur qui tu es. Une vieille enfant, une jeune longée. Si t’as vu autant que tu le dis, si t’as vécu autant que tu le dis, ça se verra à la force des mandales que tu vas envoyer.  Là est le sentiment du cogneur. Et j’suis dedans. Prends ton cœur aussi. Ton cœur est pas faible. Prends Vaillant, prends ta haine de Joe. Tout ça, prends. Et fous la leur. Fous leur une beigne façon trompe-la-mort dans l’esprit. Une de ses bouteilles que t’envoie à la mer dans la gueule, mais prends pas le récipient, non, que les mots.

    La crête, tu vois, c’est ma faiblesse et ma force. Et toi c’est quoi ? ça peut être tout, tes cheveux roux, tes tâches de rousseur, ta gueule de j’en ai trop vu. Merde Serena. Ce que j’aime chez toi c’est que tu changes sans changer. T’entends ça ? C’est le rugissement de l’âme. Et putain qu’elle gueule. Laisse là prendre l’air, déchaine-toi. T’es plus rien de ce que t’as été. Porteflemme.

    Bouffe-les.

    Merde quoi, t’es une enfant oubliée de la Vie, adopté par la Rébellion. On a fait un grand et long Voyage mais on s’est échoué sur l’Océan du Désespoir. Et on nage. Ça fait longtemps qu’on nage vers sa Sœur, hein ? Mais je suis toujours là. Regarde, y a ton frère aussi, à côté de toi.

    Quoi ? Non ! Coule pas.

    Et affronte-le. Putain qu’il t’aime. Il me le dit tous les jours. Tu sais que j’ai failli lui foutre une beigne ? Je l’ai fait. Et ça m’a fait comme me prendre mon propre poing dans la gueule. Je suis aussi ton frère.

    Oublie tout ce que t’as été, Porteflemme. Bouffe-les. Avance vers cette putain de ligne d’arrivée, et jamais ne te préoccupe des autres, ceux à qui tu penses devoir quelque chose. La seule personne que tu ne dois pas décevoir, c’est toi-même.

    Mais… Tu pourrais. Parce que tu dois oublier tout ce que t’as été.
      -Trempe dans ton foie et tu trempes dans ta bile.

      J'murmure. Une sorte de comptine, une chanson douce comme mon pas est léger. J'sens pas mes jambes. Je suis une vague qui hurle, un vent qui lance, un poing qui cogne. Quand je ramasse, c'est avec une sale rage au ventre, une méchanceté joyeuse. Je m'écrase sur les rochers, ça explose, ça fait des bulles rouges, des embruns crades, le calme. Et au loin, une nouvelle vague qui ondule sur la mer, qui gonfle. J'me redresse comme si j'étais jamais tombée.

      Un homme au sol. Nez défoncé.

      J'grince des dents. Je suis la guerre qui frappe sur un tambour. Les nerfs affutés jusqu'au fil, les dents longues, les kento comme des marteaux briseurs de mâchoires, broyeurs de cartilages, arracheurs de dents. Du rythme et des clameurs densifient l'air que je respire à grosses goulées, comme une vorace. Ma vie est une volonté de puissance qui ne s'exprime que dans la lutte, j'exulte, je frappe, j'attaque ! Braaak !

      Deux autres. Plexus enfoncés.

      J'gueule comme si j'étais possédée par le diable. Je suis la flamme qui tremble dans les courants d'air, en tous sens, malmenée, fluide, toujours brillante. La flamme ? Une flamme noire, alors, électrique, en boule, qui démange comme un membre longuement privé de sang auquel l'on rend sa liberté et ses couleurs. Je brûle d'un feu qui avale le passé, qui coupe les liens avec le reste du monde. Plus que Jaya, plus que ce bâtiment, plus que cette pièce, plus que cet espace limite autour de moi où je deviens vulnérable. Tous les chakras ouverts, simple réceptacle, miroir à projections décalées, je bloque, je recule, je virevolte. Aaaaah !

      Encore trois. Molaires, épaule, mâchoire déchaussées.

      En garde. Debout, fière. Vide, simple courant, moins qu'une idée, moins qu'un esprit, un vecteur. Un lien entre les deux œuvres, la noire et la rouge, purifier et créer. Évacuer tout ça, chasser le naturel, revenir au galop. Se réduire à être un poing et une hanche qui se tourne, pour voir sa propre énergie devenir réelle, exploser au contact dans une pluie d'humeurs et d'os. Rouge, couleur des rois.

      J'impose mon style, mon verbe rare se fait gouaille en passant dans mes gestes. Ça lui va mieux. J'suis bleue, pourpre et nacre sur fond de néant. Je morfle, tremble un peu, pas trop.

      -Poussez vos culs. J'me la fais.
      -...

      Une barre de fer, des bras comme des cuissots, un regard violent. Je t'aime déjà, mec. Pour autant qu'on puisse aimer avec les poings fermés et le désir d'affirmer sa volonté, la volonté du lion. T'es qu'un mulet fier de pouvoir porter plus lourd que toi. J'suis un grain de poussière devant ta chaussure, mais je connais l'astuce.

      J'vais viser les yeux. Tch.

      Brassée d'air fendue. Le métal froid me frôle, je garde un sang à son image, je reste à portée. Je cherche l'ouverture. En vain... un coup. J'suis coupée en deux, j'me crispe alors qu'il faudrait laisser faire, me reprendre, mais... un autre. Celui-là m'a fauché les jambes, je rampe en geignant comme une merde, j'me retourne, j'appuie sur les deux ma... rgl. Trois.

      J'me retourne, haletante, j'veux voir ça en face. Bravache. Encore tenir au panache. J'entends pas les rires. J'écoute pas ma peur. J'ai la rancœur qui me tape sa rengaine aux tempes, qui me chante les mots de ma faiblesse, ou plutôt... Toi, Punk. Qui me glisse une image dans l'esprit comme on passe de la came sous le manteau. En fraude. A la sauvette. Une lumière tombe devant mes yeux, en même temps que le fer se prépare à finir de planter mon orgueil.

      C'est l'une des dernières choses que le frangin a du voir avant de mourir. Une matraque, un sabre, du mépris, n'importe quoi. Mais voilà. J'ai un sursaut. Mes mains s'emparent du bâton, mon corps louvoie comme un serpent. Mon souffle s'est agité, j'ai le corps qui devient fièvre, fournaise, puis volcan. Le fer s'incline, le fer rougit. Glapissement, mais pas de mon côté. J'me redresse, lentement, en m'appuyant sur la barre. Mes veines sont saturées d'une chaleur qui rayonne, mon mental de plomb a pris la noblesse de l'or. Transfigurée, je bondis et je plante. Pas net, sonore et dégueulasse. Je tue pas, j'suis pas assez ninja.

      J'suis alchimiste. Je baise le destin, j'emmerde l'harmonie, les principes me gravitent autour selon mes propres lois.

      Vaillant aurait jamais du mourir.
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      Ouais, il aurait pas du mourir. J'vous mire tous dans les yeux, et j'vois que des chacals, des mousquetaires avec du sang sous les ongles, des assassins en tenues de guignol. Mon regard est glacé. Ma main aussi, et de même pour mon arme que j'ai pas lâchée. Ça m'empêche pas d'avoir ressorti ma poivrière que j'tiens ferme de la gauche, en visant les têtes. Mes poings sont encore pleins de la sensation d'avoir frappé : la peau échauffée par les fringues en toile de celui-là, qui se traîne avec la mâchoire en vrac ; les phalanges qui se rappellent bien le claquement du cuir ciré de cet autre qui aurait pas du prendre la peine de se recoller le buste au-dessus des guibolles vu la tronche de son tibia. J'ai le sourire, léger et cruel. J'sais que c'est moi qu'ai fait ça. Un coup de botte avec tout mon poids, sans force, en attaquant son pote qui se planquait derrière lui avec un surin dans la pogne.

      J'me sens infiniment puissante. Comme j'aurais toujours du l'être. Faire graviter l'univers autour de moi, si je peux pas suivre son mouvement sans me faire écraser, sans voir mourir ceux qui ont de la valeur à mes yeux. Être Dieu au sens le plus démoniaque du terme, un démiurge, un artisan despotique à défaut d'être une créature heureuse et sans histoire.

      -Fini de jouer les branle-couilles ?

      J'aboie, je mords plus que je menace. Mon bras armé commande, cette barre de fer me fait l'effet d'un sceptre. J'me sens grandie, démesurément. Bonne à piétiner tous ceux qui oseraient aller dans un sens qui n'est pas celui qu'édicte ma volonté. Elle m'apparaît comme ce qu'il y a de plus saint au monde.

      Plutôt que tes désirs, change l'ordre du monde.

      -Le bizu' s'arrête là, ou on échange les rôles ?

      Ma main chauffe de nouveau. J'me souviens que j'étais pas sensée divulguer le secret, pour mon fruit. Rapport à la crédibilité de scénario. J'peux encore les intimer au silence, ou leur cramer la langue un par un. J'm'en sentirais largement capable si j'en avais encore quelque chose à foutre de ma couverture. J'ai les deux pieds au bord du précipice, et le vent peut bien m'y pousser, il fera jamais que me donner l'impression de voler. J'ai plus un pouce de rage ; plus que la jubilation, l'adrénaline qui pulse dans mes veines sous une forme distillée. Ça me met la tête sur orbite. J'ai plus que le corps qui me parle, heureux d'être là, l'ego gonflé par le sentiment de maîtrise qui l'envahit comme une braise sur du papier.

      J'me suis jamais sentie aussi bien, Punk. Tout est clair. Tout est cohérent. Je souffre pas, je sens plus les ballotements de ma vie parce que je suis au centre. Au centre de la tourmente, on ressent pas le vent. On a juste l'impression que le cyclone émerge de soi.

      Et là, c'est pas une impression. La peur dans leurs yeux, la haine, l'étonnement, j'en suis l'auteur. La bête se relève. Soumise, parce qu'effrayée.
      J'entends pas la petite voix de ma raison qui s'est planquée derrière Mars, cette petite voix qui me dit que même si ce sont des hommes de Flist, ce sont sûrement rien que des rookies, que j'ai peut-être subi qu'un test à la con. Cette voix vicieuse qui me dit que j'ai été mise au courant de la situation, du conflit entre Elize et lui. Qu'il recrute en masse, mais qu'il a besoin de sujets capables de faire preuve d'un minimum de force.

      J'entends pas, j'entends pas, je veux pas entendre. Je pose tout juste le pied sur la voie du Punk, c'est extatique, c'est grisant. Faut m'y laisser. C'est bon.

      -Très bien, miss Porteflemme. Ça suffira comme ça.
      -M'sieur Kraig...
      -On ne...
      -Ramassez vos morceaux et remplissez vos verres. Arrangez-vous pour ne pas être aussi pathétiques lorsque vous serez en situation de combat réel.

      Il m'entraîne dans son sillage. Je range mon cracheur de mort, je laisse tomber la barre qui résonne longtemps en cognant par terre. Et on retourne dans la salle principale de la taverne. Un nouveau rhum apparaît contre la paume de ma main. J'le lape d'une seule traite, avec reconnaissance.

      -Très bien, cela leur aura servi de leçon. Ces types là sont des mutins qui se pensent tout-puissants en oubliant qu'ils doivent tout à Flist. Merci de vous être si bien prêtée au jeu, miss. Vous faites honneur au prix que les autorités accordent à votre vie.

      Il sourit, en désignant mon faux avis de recherche qu'est resté posé sur le comptoir poisseux. J'suis pas connue sur Grand Line, et sûrement pas sous ce nom. Il avait une occas' de vérifier ma bonne foi tout en apprenant la vie à ces mecs. J'me suis laissée avoir. Mais bizarrement, j'm'en fous. J'suis encore auréolée de ma gloire. Pour le moment, ça me suffit de savoir que j'vaux mieux qu'eux. Qu'j'ai un pouvoir.

      Mes idées se brouillent de plus en plus avec l'approche du dernier verre, j'ai rien que cette intuition qui me reste dans la tête, une nouvelle prière. Adressée qu'à moi-même.

      Plutôt que tes désirs, change l'ordre du monde.

      La tournée est remise sur un signe de tête de Kraig. Je bois mécaniquement, je lui réponds pas. J'suis toute entière livrée au paradoxe de c'qui se joue dans ma tête. Ce que j'ai construit qui bat en retraite face à la force qui grandit en moi, qui veut s'affirmer seule et pour elle-même. Les formules du Punk qui tournent à toute allure. Les quelques mots de ce qu'il me raconte qui montent au cerveau pour le gonfler de sang brûlant.

      -Une dernière chose. Pourquoi ne rien avoir dit en ce qui concerne votre pouvoir ? J'ai bien vu ce qui s'est passé. Ça ne colle pas non plus avec votre histoire de survivante d'un naufrage...

      J'lève les yeux. Sa satisfaction a laissé place au doute. J'ai envie de l'envoyer chier.

      -Je vous aurais dit la vérité, vous m'auriez pas crue.

      Il est intrigué. J'reprends la main, je domine. La suite dépend de moi. Et pendant que je fais durer en vidant la dernière goutte de mon verre, j'savoure de le voir attendre. Mais une croix s'est imposée à mon regard. Faut déjà que je fasse un choix ? J'peux dire la vérité sur les Rhinos, plomber tout le taff des collègues et les condamner à mort. Signer mon entrée définitive dans la piraterie la plus crade, celle des traîtres. Ou attendre encore un peu. Prendre des détours. J'gamberge pas trop. J'vais instinctivement vers ce qui me laissera le plus de latitude.

      -J'suis foutrement incapable de savoir comment j'suis arrivée sur Jaya. Mon équipage et moi, on a bien été victimes d'une tempête. Mais la chute d'une poulie m'a fait perdre conscience. J'me suis réveillée en vue de l'île, le cul posé dans une chaloupe du navire. Pour le reste, j'ai pas l'habitude de passer tout mon répertoire au premier concert, si vous voyez ce que je veux dire.

      Il dit plus rien. Il fait tourner la glace dans son verre de scotch. J'suis ivre. J'allume une clope déjà roulée. La sensation de puissance est toujours là, je porte toujours les poings du Punk. Avec fierté.

      -Bah. Peu importe. Contentez-vous de suivre les directives de Flist et de profiter de Jaya. La vie est courte, miss Porteflemme.

      Il se lève. Je le laisse faire, sans rien dire.

      -Prenez le temps de prendre vos marques sur l'île. Ce soir, vous rencontrerez Flist. Soyez ici pour huit heures.

      Il sort. Je fais même pas semblant de bouger. Je reprends un rhum, puis un autre. Le décor tourne autour de moi depuis déjà un moment. Mais il n'est pas anarchique, il ne m'emporte pas dans son mouvement.

      Je suis le centre autour duquel le monde gravite.

      Mes pensées se perdent dans ce néant qui m'aspire, dans ce concentré d'oubli, cette potion chamanique dont les solitaires ont fait leur jouissance, ce nectar psychédélique. Lorsque mes mots arrêtent enfin d e p   o  ...rter d ns m a . tête. J. trin que vec... t i. Pnk.

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      SANTÉ

      Mais j'étais désolé de pas pouvoir être là pour la porter quand elle chuterait. Sa tête puait le vide...avec une touche de mort aux rats. Et je la regarde se perde dans les soixante secondes qui suivent, qui aspirent les pensées, qui aspirent les bonnes pensées, le monde où plus personne n'existe, ni moi ni Vaillant. Une minute qui est censée soulager, le trésor de l'ivrogne mais tu t'aperçois d'une chose. Oublier ses vieux démons c'est arrêter d'avancer.

      A ta crête invisible, Serena...