Les vagues claquent contre la coque. Et de l’autre côté, ma tête s’appuie dans la douceur moite de mon oreiller à la recherche d’un sommeil toujours aussi insaisissable. Sur le ventre, j’étouffe de ne pas pouvoir penser à rien. Mon souffle est court comme si j’ai fait l’effort et mon cœur bat à un rythme incontrôlable. Il fait chaud. Et ce soir, le sommeil ne viendra pas se faire cueillir si facilement. Encore une fois. Et demain sera un réveil en sursaut, la couverture suintante de sueur, ultime trace d’une nuit à l’esprit et au corps agité. Je me retourne et je fais face au plafond. De l’autre côté, quelqu’un d’autre dort. Plus haut, Shishou et Iwa maintiennent la barre en cette nuit agitée. Ce n’est pas la tempête, juste une bise puissante et imprévisible. On a de la chance, car sur Grandline, le vent manigance souvent la mort avec la mer.
Les yeux grands ouverts, je ne peux que me rendre à l’évidence. Ce n’est pas ainsi que je trouverais le sommeil. Il ne faut pas le chercher. Il faut le laisser me cueillir. Et c’est en pensant à totalement autre chose que l’on est moins vigilant. À quoi donc penser si ce n’est les douleurs d’Innocent et le pardon de l’Ordre ? Un malheur avant un bonheur qui n’en est pas un. À quoi bon sourire quand, en face, c’est la peur qui me répond ? Non. Il ne faut pas y penser. Pensons à autre chose. Le Haki par exemple. Je possède ce pouvoir. J’ai les capacités de l’utiliser. Je l’ai déjà fait, inconsciemment. Et maitriser ce pouvoir, cela passe par le fait de pouvoir l’utiliser quand bon me semble. Ça parait tellement dur. Comment utiliser quelque chose qui se cache au fond de nous, comme une bête inconnue ? Comment utiliser quelque chose sans avoir aucune idée de la méthode ? C’est comme le cœur. J’ai entendu que certaines personnes pouvaient contrôler le rythme de leur cœur. Mais comment ? L’esprit contrôle le corps et j’ai beau me dire que je veux réduire son rythme endiablé, mon cœur reste sourd à moi, sa maitresse ! Ils ont su. Ils se sont entrainés. Ils ont maitrisé cette capacité.
Cela devrait être possible avec le Haki. Ce pouvoir aussi puissant que mystérieux, il erre en moi et je n’ai qu’à tendre la main pour le toucher. Pour l’utiliser. Et je tends le bras, je tends la main, et je touche l’air du bout de mes doigts comme pour atteindre quelque chose qui n’existe pas. Risible. Les belles paroles de Kestrel ne sont pas grand-chose à l’épreuve de la réalité. J’essaie. Je me concentre. Je fais vibrer mon corps. Mais rien n’y fait. Je reste sourde à mon empathie. C’est frustrant. Beaucoup de choses le sont. L’impression de ne pas avoir les clés de sa vie entre ses mains. Avoir des talents que l’on ne peut exploiter. Et devoir subir, en serrant les dents, alors que la solution se trouve entre ces mains. Il suffit d’apprendre à serrer le poing et c’est une tache tellement difficile, en fait.
Les minutes passent, puis l’heure. Finalement, j’abandonne. Je m’étais redressée, je m’écroule à nouveau sur mon matelas, encore moins prompt à m’endormir qu’avant. Mon impossibilité à réussir m’empêche de penser correctement. L’échec a un gout amer en bouche. C’est difficile à vivre, alors, je resserre mes jambes contre moi, dans une position fœtale. J’aimerais me vider l’esprit, mais ce n’est pas simple. Heureusement, j’ai lui. Et je décide alors de m’accorder le temps que je suis censée lui accorder chaque jour. Il n’y a pas de phrases rituelles et de simagrées comme psalmodiées à voix basse, en fermant les yeux ; il n’y a qu’un dialogue d’un cœur vers quelque chose de bien plus grand, de bien plus puissant et de totalement insondable. Se livrer entièrement, sans mentir.
Ça me fait frissonner, un éclair qui me traverse tout entier. Je lui parle. Je prie. Pour les autres. Pour ma famille. Pour des amis. Pour elle. Pour l’avenir. Je ne pense plus à moi-même, je pense aux autres. Je ne pense plus à trouver ma force, je pense à la force qui manque aux autres. Avec lui, c’est plus simple. C’est rassurant de tout remettre dans les mains d’un autre. On se sent moins responsable, plus soutenu. On voudrait de l’aide que l’on n’ose pas demander, car demander, c’est mettre son souci avant celui des autres. C’est une prière encore plus muette derrière l’attention que je porte, en silence, aux brebis du monde. C’est comme ça. Je voudrais être forte, mais je veux toujours que l’on vienne me prendre pas la main.
Comme un père. Une mère.
Viens.
J’entrouvre les yeux et je la vois. Une main, presque fantomatique, juste devant moi. Elle semble s’évaporer comme si le rêve se termine. J’ai le réflexe de la saisir. Pour ne rien manquer ; ne pas manquer cette chance. Et suivre cette petite voix énigmatique dans ma tête. Une erreur de l’avoir fait ? Peut-être. Car une fois que mes doigts croisent les siens, je m’aperçois que je suis tout aussi fantomatique que cette main, comme un voile de fumée oscillant pour ne pas se disperser sous la brise. Je ne suis pas qu’une main, je suis moi, être de fumée aux couleurs nacrées. Et cette main n’est pas qu’une main, c’est un être humanoïde dont le visage reste blanc ; anonyme. Il ne sourit pas, mais je sais qu’il le fait. Et je regarde en arrière pour mieux contempler mon corps recroquevillé sur lui-même. Mon souffle est lent et j’ai le sentiment de le voir au ralenti. J’ai peur. Et je suis fascinée en même temps. Je n’arrive pas à situer ce que je vis. Peu importe. Je le vis.
Il y eut un passé. Il y a le présent. Il y aura le futur.
Mais quel futur ?
L’avenir. L’empathie. C’est ça. Ce pouvoir qui permet de prévoir le futur. Une brève fenêtre sur les secondes à venir. Et ce pouvoir terrible de changer le futur. Je l’ai entre mes mains qui ne sont que fumées. Je ne suis pas en dehors de mon corps. Je le sens encore, au bout de mes doigts et même jusqu’au bout de mes cils. Il répondra à mes injonctions si je le désire. J’ordonne de bouger mon doigt et mon corps répond. Tout cela n’est qu’un monde qui m’accueille. Un monde qui vit en symbiose avec le réel où nous pouvons passer de l’un à l’autre. Ceux qui le peuvent. Ceux qui ont ce pouvoir.
L’avenir est fascinant. Je peux sentir ce qui va se passer. Je peux le voir. Et je peux décider d’agir ou non en conséquence. La vague s’approche, plus forte, et elle va percuter le navire avec suffisamment de force que ma tête va venir percuter faiblement ma main à moitié fermée. Et parce que je le sais, je peux changer l’avenir. Je peux bouger pour que cela n’arrive pas. Je peux faire en sorte que ce qui doit se réaliser ne se réalise pas. C’est un pouvoir terrifiant. Il me suffit d’un geste. Un geste pas assez rapide. La vague passe. Le futur devient présent. Le temps est rapide. Le temps ne s’arrête pas. C’est une constante de ce monde qui ne connait pas de maitre. C’est un flot dans lequel nous nous noyons tous jusqu’à perdre la force de lutter pour être toujours à la surface. Et lorsque le courant est trop fort pour nous qui vieillissons, nous mourrons. Nous sommes laissés là par le temps qui continue sa route, appartenant alors à un passé de plus en plus oublié par ceux qui continuent de lutter dans ce torrent.
Le temps est aux frontières de nombreux mondes. Je m’en rends compte maintenant. Il y a le monde où j’ai réagi et le monde où je n’ai pas réagi. Ce dernier est le mien. Le premier n’a jamais existé. Ce n’est qu’une possibilité. Et je me rends compte alors de quelque chose de plus grand encore. Pourquoi serais-je unique ? Pourquoi ce deuxième monde n’existerait pas ? Il n’est pas nécessaire d’avoir un monde, mais une infinité de mondes. C’est inconcevable, mais sommes-nous capables de l’imaginer ? Dans le fond des choses, seul le Seigneur connait les secrets de l’existence. Peut-être qu’il y a cette infinité de mondes, partant d’une graine et se développant en un arbre des possibles. Il y a les branches mortes, les branches qui régressent, tombant vers le sol, mais aussi les branches qui percent vers le soleil. Pour enfin donner le fruit chéri qui récompense tout ce travail. Qui fait de ce monde un monde réussi.
Un fruit qui donne une nouvelle graine. Les mondes ne seraient qu’un éternel recommencement ? Tout comme la vie ? Naitre pour grandir pour enfanter pour mourir, laissant la place à un nouvel être. Tout ne serait que recommencement baignant dans la trame imperturbable du temps qui s’écoule.
Mais alors, pourquoi vivre ? Pourquoi exister alors que l’on n’existe pas au milieu d’une infinité nuée de mondes qui nous écrasent ? Pourquoi vivre si l’on fait partie d’une série de monde qui tend vers la mort ? Pourquoi vivre alors que tout ce qu’on fera ne pourra en rien améliorer la destinée de notre monde ? Et puis, quel monde ? Puisqu’une infinité prend sa source d’un unique monde à l’instant t, comment peut-on dire que l’on appartient à l’un et pas à un autre ? Et à ce même moment, le choix implique la création d’autres mondes.
C’est comme une énorme machinerie ou les existences seraient brisées dans les rouages de l’univers. Nous ne sommes pas des grains suffisamment gros pour enrayer la machine. Et puis, le voulons-nous ? Détruire cette belle mécanique aux relents divins ? Si nous sommes des grains rebelles, nous serons aspirés par cette mécanique, fusionnant avec les grains qui forment cette machinerie, particule contre particule. Unique et indivisible, mais n’existant pas comme étant un, mais comme étant tout. Un est tout. Tout est un. Je suis l’univers. L’univers est infini.
Ce sont des choses qui me dépassent et dont je prends conscience. C’est merveilleux et si terrible en même temps. Nous ne sommes pas seuls, et pourtant, nous sommes si isolés par des limites qui dépassent même notre conception du monde. Je ne suis plus ignorante. Et je voudrais l’être à nouveau tant tout cela est inacceptable. Vivre pour rien ? Vivre et se démener contre les grandes eaux ne servent à rien ? Pourquoi ne pas se laisser couler dans le tourbillon du temps ?
Viens.
L’autre me tire vers lui, passant au travers du bois et des chairs. Il m’emmène plus haut, plus loin ; ailleurs. Dans la nuit noire, les étoiles sont certainement belles et le vent probablement frais. Je ne sens rien puisque mon corps est toujours au même endroit. J’ai juste conscience de tout cela. Je le sais. Et je les vois. Ils sont innombrables. Infinis. Les cœurs des êtres de ce monde. Les cœurs des êtres de ces mondes. À côté du grand fleuve du temps se forme la rivière des vivants. Qu’ils soient humains, végétaux ou animaux, ils fusionnent dans un tourbillon de nacres, indivisible, comme une trainée sur le plafond du monde, parmi les étoiles bienveillantes, témoins anonymes de ce qui se passe. Après eux, je fusionne avec d’autres. Conscience endormie et intouchable. Elles sont là, de l’autre côté d’un miroir aveugle. Il y a eux. Il y a moi. Je suis innombrable, mais je deviens unique. Unique avec bien d’autres consciences. Un est tout. Tout est un. Je suis ce courant. Ce courant est infini. J’atteins les sommets. Sous une voute céleste.
La Voie Lactée.
Je n’ai même plus conscience de moi. Plus conscience de ce monde. Je suis quelque chose. Quelque chose qui traverse les barrières des mondes. Quelque chose qui fait fi du temps. Qu’elles soient du passé ou du futur, les consciences convergent, s’adaptant, s’associant. Elles sont les mêmes, unis en cette chose si précieuse. Et le courant de nos âmes passe au-delà du temps. Il coule sur la machinerie du monde. Il est l’énergie qui permet d’avancer. Le temps est la roue à aubes tournant grâce à nos cœurs battant à l’unisson. Le monde existe parce que nous existons. Et nous existons parce que le monde existe. Un éternel recommencement. Encore. Mais c’est un but. Car le temps est vieillissement. La machine rouille. Nous l’entretenons. Mais nous aussi, nous changeons. Nous sommes plus faibles. Nous nous écartons de notre destinée première. La machine du monde se dégrade malgré nos efforts. Car nous ne sommes plus suffisamment pour être l’un.
L’Unique.
Nous sommes en lui. Et le Seigneur est Amour.
Alors ce courant est l’Amour.
L’amour des cœurs. L’amour qui coule éternellement. Le temps n’a pas de prise sur lui. Il est ce que nous sommes. Nous aimons. Et c’est l’amour qui permet de donner le fruit. Un est tout. Tout est un. Je suis l’amour. L’amour est infini.
Vivre pour aimer. Aimer pour vivre. C’est la clé.
Je comprends.
Et j’ai tant d’amour à donner. Elle a de longs cheveux et un visage adorable. Ses yeux s’agitent dans un demi-sommeil ou le noir est synonyme de désespoir. Ses mains tremblent. Deux larmes coulent aux coins de ses yeux. Sa bouche entrouverte laisse passer un souffle chaud et saccadé. Il fait chaud, mais elle a si froid ; seule. Petite chose dans un univers trop grand. Grande tristesse dans son petit cœur. Et au travers des cauchemars, elle appelle à l’aide.
Adrienne …
Elle appellera à l’aide. Et cette fenêtre de temps s’éclipse en un clin d’œil, laissant place à une bourrasque digne des plus grandes tempêtes, traversant de part en part le navire. Rien ne résiste. Rien ne contrecarre sa route. Elle suit le chemin béni par le courant des âmes. Les mains fantomatiques lui indiquent son pas. Ils lui indiquent le souffle à prendre. Ils lui indiquent le battement de son cœur. Jusqu’à ce que le présent rattrape le futur.
Adrie...
Je suis là.
Un souffle dans le creux de ses oreilles. Un souffle qui éloigne les nuages noirs de la tristesse. Et dans ses yeux s’entrouvrant, recouverte d’une fine pellicule de larmes, elle perçoit ma chaleur. Elle perçoit mon regard braqué vers le sien. Elle perçoit mes puissants bras l’entourant avec douceur. Elle perçoit ma présence autour d’elle, venant la réchauffer, venant la réconforter.
Elle perçoit mon amour.
Venant l’aimer. La chérir.
Et alors qu’on se regarde, elle me sourit. Et l’amour détruit sa peur. Et l’amour détruit mes erreurs. C’est un raz de marée faisant table rase. Il n’y a plus d’elle. Il n’y a plus de moi. Il y a nous, se lovant l’un contre l’autre, s’aimant comme deux sœurs. Deux âmes sœurs. Et au loin, je sens le courant continuer sa route, s’enrichissant de notre amour. Et la machinerie du monde repart de plus belle, juste un petit grain, mais quel petit grain ! Ainsi va le monde.
Tout près, l’apparition s’éclipse, agitant sa main comme pour un adieu. Et sur sa face se dessine le visage céleste. Un seigneur s’éclipsant pour laisser l’amour s’épanouir. Il est amour. Nous sommes amour. Nous sommes unis. Un.
Et cet amour sera éternel.
Les yeux grands ouverts, je ne peux que me rendre à l’évidence. Ce n’est pas ainsi que je trouverais le sommeil. Il ne faut pas le chercher. Il faut le laisser me cueillir. Et c’est en pensant à totalement autre chose que l’on est moins vigilant. À quoi donc penser si ce n’est les douleurs d’Innocent et le pardon de l’Ordre ? Un malheur avant un bonheur qui n’en est pas un. À quoi bon sourire quand, en face, c’est la peur qui me répond ? Non. Il ne faut pas y penser. Pensons à autre chose. Le Haki par exemple. Je possède ce pouvoir. J’ai les capacités de l’utiliser. Je l’ai déjà fait, inconsciemment. Et maitriser ce pouvoir, cela passe par le fait de pouvoir l’utiliser quand bon me semble. Ça parait tellement dur. Comment utiliser quelque chose qui se cache au fond de nous, comme une bête inconnue ? Comment utiliser quelque chose sans avoir aucune idée de la méthode ? C’est comme le cœur. J’ai entendu que certaines personnes pouvaient contrôler le rythme de leur cœur. Mais comment ? L’esprit contrôle le corps et j’ai beau me dire que je veux réduire son rythme endiablé, mon cœur reste sourd à moi, sa maitresse ! Ils ont su. Ils se sont entrainés. Ils ont maitrisé cette capacité.
Cela devrait être possible avec le Haki. Ce pouvoir aussi puissant que mystérieux, il erre en moi et je n’ai qu’à tendre la main pour le toucher. Pour l’utiliser. Et je tends le bras, je tends la main, et je touche l’air du bout de mes doigts comme pour atteindre quelque chose qui n’existe pas. Risible. Les belles paroles de Kestrel ne sont pas grand-chose à l’épreuve de la réalité. J’essaie. Je me concentre. Je fais vibrer mon corps. Mais rien n’y fait. Je reste sourde à mon empathie. C’est frustrant. Beaucoup de choses le sont. L’impression de ne pas avoir les clés de sa vie entre ses mains. Avoir des talents que l’on ne peut exploiter. Et devoir subir, en serrant les dents, alors que la solution se trouve entre ces mains. Il suffit d’apprendre à serrer le poing et c’est une tache tellement difficile, en fait.
Les minutes passent, puis l’heure. Finalement, j’abandonne. Je m’étais redressée, je m’écroule à nouveau sur mon matelas, encore moins prompt à m’endormir qu’avant. Mon impossibilité à réussir m’empêche de penser correctement. L’échec a un gout amer en bouche. C’est difficile à vivre, alors, je resserre mes jambes contre moi, dans une position fœtale. J’aimerais me vider l’esprit, mais ce n’est pas simple. Heureusement, j’ai lui. Et je décide alors de m’accorder le temps que je suis censée lui accorder chaque jour. Il n’y a pas de phrases rituelles et de simagrées comme psalmodiées à voix basse, en fermant les yeux ; il n’y a qu’un dialogue d’un cœur vers quelque chose de bien plus grand, de bien plus puissant et de totalement insondable. Se livrer entièrement, sans mentir.
Ça me fait frissonner, un éclair qui me traverse tout entier. Je lui parle. Je prie. Pour les autres. Pour ma famille. Pour des amis. Pour elle. Pour l’avenir. Je ne pense plus à moi-même, je pense aux autres. Je ne pense plus à trouver ma force, je pense à la force qui manque aux autres. Avec lui, c’est plus simple. C’est rassurant de tout remettre dans les mains d’un autre. On se sent moins responsable, plus soutenu. On voudrait de l’aide que l’on n’ose pas demander, car demander, c’est mettre son souci avant celui des autres. C’est une prière encore plus muette derrière l’attention que je porte, en silence, aux brebis du monde. C’est comme ça. Je voudrais être forte, mais je veux toujours que l’on vienne me prendre pas la main.
Comme un père. Une mère.
Viens.
J’entrouvre les yeux et je la vois. Une main, presque fantomatique, juste devant moi. Elle semble s’évaporer comme si le rêve se termine. J’ai le réflexe de la saisir. Pour ne rien manquer ; ne pas manquer cette chance. Et suivre cette petite voix énigmatique dans ma tête. Une erreur de l’avoir fait ? Peut-être. Car une fois que mes doigts croisent les siens, je m’aperçois que je suis tout aussi fantomatique que cette main, comme un voile de fumée oscillant pour ne pas se disperser sous la brise. Je ne suis pas qu’une main, je suis moi, être de fumée aux couleurs nacrées. Et cette main n’est pas qu’une main, c’est un être humanoïde dont le visage reste blanc ; anonyme. Il ne sourit pas, mais je sais qu’il le fait. Et je regarde en arrière pour mieux contempler mon corps recroquevillé sur lui-même. Mon souffle est lent et j’ai le sentiment de le voir au ralenti. J’ai peur. Et je suis fascinée en même temps. Je n’arrive pas à situer ce que je vis. Peu importe. Je le vis.
Il y eut un passé. Il y a le présent. Il y aura le futur.
Mais quel futur ?
L’avenir. L’empathie. C’est ça. Ce pouvoir qui permet de prévoir le futur. Une brève fenêtre sur les secondes à venir. Et ce pouvoir terrible de changer le futur. Je l’ai entre mes mains qui ne sont que fumées. Je ne suis pas en dehors de mon corps. Je le sens encore, au bout de mes doigts et même jusqu’au bout de mes cils. Il répondra à mes injonctions si je le désire. J’ordonne de bouger mon doigt et mon corps répond. Tout cela n’est qu’un monde qui m’accueille. Un monde qui vit en symbiose avec le réel où nous pouvons passer de l’un à l’autre. Ceux qui le peuvent. Ceux qui ont ce pouvoir.
L’avenir est fascinant. Je peux sentir ce qui va se passer. Je peux le voir. Et je peux décider d’agir ou non en conséquence. La vague s’approche, plus forte, et elle va percuter le navire avec suffisamment de force que ma tête va venir percuter faiblement ma main à moitié fermée. Et parce que je le sais, je peux changer l’avenir. Je peux bouger pour que cela n’arrive pas. Je peux faire en sorte que ce qui doit se réaliser ne se réalise pas. C’est un pouvoir terrifiant. Il me suffit d’un geste. Un geste pas assez rapide. La vague passe. Le futur devient présent. Le temps est rapide. Le temps ne s’arrête pas. C’est une constante de ce monde qui ne connait pas de maitre. C’est un flot dans lequel nous nous noyons tous jusqu’à perdre la force de lutter pour être toujours à la surface. Et lorsque le courant est trop fort pour nous qui vieillissons, nous mourrons. Nous sommes laissés là par le temps qui continue sa route, appartenant alors à un passé de plus en plus oublié par ceux qui continuent de lutter dans ce torrent.
Le temps est aux frontières de nombreux mondes. Je m’en rends compte maintenant. Il y a le monde où j’ai réagi et le monde où je n’ai pas réagi. Ce dernier est le mien. Le premier n’a jamais existé. Ce n’est qu’une possibilité. Et je me rends compte alors de quelque chose de plus grand encore. Pourquoi serais-je unique ? Pourquoi ce deuxième monde n’existerait pas ? Il n’est pas nécessaire d’avoir un monde, mais une infinité de mondes. C’est inconcevable, mais sommes-nous capables de l’imaginer ? Dans le fond des choses, seul le Seigneur connait les secrets de l’existence. Peut-être qu’il y a cette infinité de mondes, partant d’une graine et se développant en un arbre des possibles. Il y a les branches mortes, les branches qui régressent, tombant vers le sol, mais aussi les branches qui percent vers le soleil. Pour enfin donner le fruit chéri qui récompense tout ce travail. Qui fait de ce monde un monde réussi.
Un fruit qui donne une nouvelle graine. Les mondes ne seraient qu’un éternel recommencement ? Tout comme la vie ? Naitre pour grandir pour enfanter pour mourir, laissant la place à un nouvel être. Tout ne serait que recommencement baignant dans la trame imperturbable du temps qui s’écoule.
Mais alors, pourquoi vivre ? Pourquoi exister alors que l’on n’existe pas au milieu d’une infinité nuée de mondes qui nous écrasent ? Pourquoi vivre si l’on fait partie d’une série de monde qui tend vers la mort ? Pourquoi vivre alors que tout ce qu’on fera ne pourra en rien améliorer la destinée de notre monde ? Et puis, quel monde ? Puisqu’une infinité prend sa source d’un unique monde à l’instant t, comment peut-on dire que l’on appartient à l’un et pas à un autre ? Et à ce même moment, le choix implique la création d’autres mondes.
C’est comme une énorme machinerie ou les existences seraient brisées dans les rouages de l’univers. Nous ne sommes pas des grains suffisamment gros pour enrayer la machine. Et puis, le voulons-nous ? Détruire cette belle mécanique aux relents divins ? Si nous sommes des grains rebelles, nous serons aspirés par cette mécanique, fusionnant avec les grains qui forment cette machinerie, particule contre particule. Unique et indivisible, mais n’existant pas comme étant un, mais comme étant tout. Un est tout. Tout est un. Je suis l’univers. L’univers est infini.
Ce sont des choses qui me dépassent et dont je prends conscience. C’est merveilleux et si terrible en même temps. Nous ne sommes pas seuls, et pourtant, nous sommes si isolés par des limites qui dépassent même notre conception du monde. Je ne suis plus ignorante. Et je voudrais l’être à nouveau tant tout cela est inacceptable. Vivre pour rien ? Vivre et se démener contre les grandes eaux ne servent à rien ? Pourquoi ne pas se laisser couler dans le tourbillon du temps ?
Viens.
L’autre me tire vers lui, passant au travers du bois et des chairs. Il m’emmène plus haut, plus loin ; ailleurs. Dans la nuit noire, les étoiles sont certainement belles et le vent probablement frais. Je ne sens rien puisque mon corps est toujours au même endroit. J’ai juste conscience de tout cela. Je le sais. Et je les vois. Ils sont innombrables. Infinis. Les cœurs des êtres de ce monde. Les cœurs des êtres de ces mondes. À côté du grand fleuve du temps se forme la rivière des vivants. Qu’ils soient humains, végétaux ou animaux, ils fusionnent dans un tourbillon de nacres, indivisible, comme une trainée sur le plafond du monde, parmi les étoiles bienveillantes, témoins anonymes de ce qui se passe. Après eux, je fusionne avec d’autres. Conscience endormie et intouchable. Elles sont là, de l’autre côté d’un miroir aveugle. Il y a eux. Il y a moi. Je suis innombrable, mais je deviens unique. Unique avec bien d’autres consciences. Un est tout. Tout est un. Je suis ce courant. Ce courant est infini. J’atteins les sommets. Sous une voute céleste.
La Voie Lactée.
Je n’ai même plus conscience de moi. Plus conscience de ce monde. Je suis quelque chose. Quelque chose qui traverse les barrières des mondes. Quelque chose qui fait fi du temps. Qu’elles soient du passé ou du futur, les consciences convergent, s’adaptant, s’associant. Elles sont les mêmes, unis en cette chose si précieuse. Et le courant de nos âmes passe au-delà du temps. Il coule sur la machinerie du monde. Il est l’énergie qui permet d’avancer. Le temps est la roue à aubes tournant grâce à nos cœurs battant à l’unisson. Le monde existe parce que nous existons. Et nous existons parce que le monde existe. Un éternel recommencement. Encore. Mais c’est un but. Car le temps est vieillissement. La machine rouille. Nous l’entretenons. Mais nous aussi, nous changeons. Nous sommes plus faibles. Nous nous écartons de notre destinée première. La machine du monde se dégrade malgré nos efforts. Car nous ne sommes plus suffisamment pour être l’un.
L’Unique.
Nous sommes en lui. Et le Seigneur est Amour.
Alors ce courant est l’Amour.
L’amour des cœurs. L’amour qui coule éternellement. Le temps n’a pas de prise sur lui. Il est ce que nous sommes. Nous aimons. Et c’est l’amour qui permet de donner le fruit. Un est tout. Tout est un. Je suis l’amour. L’amour est infini.
Vivre pour aimer. Aimer pour vivre. C’est la clé.
Je comprends.
Et j’ai tant d’amour à donner. Elle a de longs cheveux et un visage adorable. Ses yeux s’agitent dans un demi-sommeil ou le noir est synonyme de désespoir. Ses mains tremblent. Deux larmes coulent aux coins de ses yeux. Sa bouche entrouverte laisse passer un souffle chaud et saccadé. Il fait chaud, mais elle a si froid ; seule. Petite chose dans un univers trop grand. Grande tristesse dans son petit cœur. Et au travers des cauchemars, elle appelle à l’aide.
Adrienne …
Elle appellera à l’aide. Et cette fenêtre de temps s’éclipse en un clin d’œil, laissant place à une bourrasque digne des plus grandes tempêtes, traversant de part en part le navire. Rien ne résiste. Rien ne contrecarre sa route. Elle suit le chemin béni par le courant des âmes. Les mains fantomatiques lui indiquent son pas. Ils lui indiquent le souffle à prendre. Ils lui indiquent le battement de son cœur. Jusqu’à ce que le présent rattrape le futur.
Adrie...
Je suis là.
Un souffle dans le creux de ses oreilles. Un souffle qui éloigne les nuages noirs de la tristesse. Et dans ses yeux s’entrouvrant, recouverte d’une fine pellicule de larmes, elle perçoit ma chaleur. Elle perçoit mon regard braqué vers le sien. Elle perçoit mes puissants bras l’entourant avec douceur. Elle perçoit ma présence autour d’elle, venant la réchauffer, venant la réconforter.
Elle perçoit mon amour.
Venant l’aimer. La chérir.
Et alors qu’on se regarde, elle me sourit. Et l’amour détruit sa peur. Et l’amour détruit mes erreurs. C’est un raz de marée faisant table rase. Il n’y a plus d’elle. Il n’y a plus de moi. Il y a nous, se lovant l’un contre l’autre, s’aimant comme deux sœurs. Deux âmes sœurs. Et au loin, je sens le courant continuer sa route, s’enrichissant de notre amour. Et la machinerie du monde repart de plus belle, juste un petit grain, mais quel petit grain ! Ainsi va le monde.
Tout près, l’apparition s’éclipse, agitant sa main comme pour un adieu. Et sur sa face se dessine le visage céleste. Un seigneur s’éclipsant pour laisser l’amour s’épanouir. Il est amour. Nous sommes amour. Nous sommes unis. Un.
Et cet amour sera éternel.