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Ainsi s'en vont les âmes

Un beau jour sur le Cap des Jumeaux. Un très beau jour pour les mouettes qui profitent des vents chauds pour se laisser planer mollement au-dessus des vagues. Ainsi s’en vont-elles, parcourir la mer. Un long voyage pour retrouver leur nid et nourrir leurs petits.

La poussière du Cap virevolte, emmenée dans une étrange danse que le vent domine, elle est en suspension dans l’air, puis retombe sur la caillasse. Ainsi s’en va-t-elle, se déposer sur les joues creuses et sèches d’une survivante.

Le sang qui macule le sol a séché et se confond maintenant avec la couleur pourpre du roc.  Ainsi se termine une boucherie de pirates. Ainsi se terminent toutes les batailles. L’hémoglobine tache le sol, s’étend, se répand, comme une blessure  d’où les tripes jaillissent. Une lave qui ne brûle pas. Quels monstres galopent et s'éloignent de la source où la matière pourpre et moins fluide que l'eau est tombée ? Ce sont les âmes des hommes qui se sont battus vaillamment ici. Avec leur courage, avec leurs tripes. Ils s'en vont faire un repos sans rêve ni cauchemars. Ainsi s'en vont-ils, parcourir un long chemin avant le paradis, pour quitter cet enfer.

On peut encore entendre leurs cris. Grands brûlés, grands éventrés, grands égorgés, grands transpercés... Grands hommes tous cabossés par leurs semblables. Ne voyez-donc vous pas leurs ombres qui cheminent encore ici ? Ainsi restent les âmes qui n'ont pu trouver la paix.

La mort. La faucheuse est partout. Elle est là. Non. Il est là. Le vivant qui a massacré récemment. Oui... Lolyd... Loylol... Non... Lolilol Barret. Non. Barren. Lloyd Barrel. Celui qui, de ses poings plus durs que l'acier et aussi tranchants que du verre, a tué et torturé sous les yeux d'une pauvre tourmentée, cinq personnes. Cinq humains. Cinq vies qui n'ont rien demandé.

Il n'a épargné qu'elle.

Aujourd'hui, elle a le teint jaune, un peu cireux. La sueur et le sang collent à son visage se mêlant à la poussière accumulée par le vent. Les yeux noirs, sans vie, restent à fixer un point sans fin devant elle. Elle n'a pas bougé depuis qu'il est parti. Sent-elle seulement encore son corps ? Quand on arrive à un tel point de détresse et de vide, on peut se le demander.

Une voix arrogante et sifflante résonne encore dans sa tête.

Toujours.

Et encore.

Lui.

Enfoiré.

Non, t'es qu'une enflure.

Pourquoi t'as fait ça ?

Connard.

Tout s'emmêle. La mécanique de son cœur accélère. Les pensées s'alignent en désordre dans sa tête. Plus rien n'a de logique. Même sa vie s'en va, petit à petit. Son sang s'est aussi répandu comme un démon pour marquer cet endroit de son passage. Le fer rouge de l'hémoglobine. Plus rien n'a de sens. Et même sa tête, elle la perd.

Le hurlement des torturés se fait toujours entendre. Et aujourd'hui, bien des heures après que Lloyd Barrel soit parti...

-RAAAAAAAAAAAAH..... !

Ainsi s'en va une voix brisée de guerrière.


Dernière édition par Honaka Suzuke le Lun 21 Juil 2014 - 23:09, édité 2 fois
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-Hé… Pépé… Pépé  ! Réveille-toi ! On est arrivés !
-…Grmmh ?
-Tu vas pouvoir retrouver ton phare chéri…
-Teh ! C’pas trop tôt gamin ! C’qui est certain, c’est qu’j’retourne plus sur c’te foutue patrie !
-Papy…

Romuald pousse un léger soupir en descendant du dirigeable qui les a amenés à bon port. Le vieux Samuel n’a jamais eu un caractère facile. Avec l’âge, ça s’est pas arrangé. Et le passage des Saigneurs, ça l’a pas radouci non plus. Clock Work n’est plus qu’une cité coulée. Pourtant, le jeune homme croit en la renaissance du pays où il est né. Il le sent, il le sait. Un jour, quelqu’un viendra et remettra l’ordre dans ce chaos indescriptible, où la loi du plus fort règne : soit tu sais cogner, soit tu te fais bouffer. Une jungle de maisons à moitié détruites et de ruelles insalubres. Mais s’ils ont réussi à vivre au-dessus de l’eau, pourquoi pas en –dessous ? Oui, le jeune homme en est certain aujourd’hui : Dominic réussira l’exploit de réaménager entièrement la ville engloutie.

En attendant, il accompagne son grand-père, gardien des phares du Cap, par où passent les pirates et les voyageurs. Après deux bons mois d’absence (durant lesquels Samuel n’a pas cessé de se plaindre une seule fois), revoilà le gardien. Ce lieu est à la fois pour les solitaires, mais aussi pour les joies ou les grandes batailles. Tantôt les pirates restent neutres et ne tentent rien de complètement absurde, tantôt ils s’attaquent au vieil homme qui se défend comme il peut. Ça n’a pas empêché certains de détruire un phare... Ils ont profité d’un moment d’absence comme toujours.

Le grand-père empoigne ses bagages avec difficulté, fixe le dernier bâtiment encore viable. Son front se plisse, ses rides se creusent et il renifle un peu. Pourquoi a-t-il toujours le sentiment que des gigolos de pirates se sont encore amusés quand il n’est pas là ?

Il sent une main sur son épaule et se retourne pour fixer son petit-fils. Vingt années de courage, de vigueur et de muscles. L’exact reflet de ce qu’a été le vieux gardien dans sa jeunesse. Des yeux dorés, des cheveux bruns, une barbe de quelques jours et carré d’épaules, Romuald a un physique assez avantageux. La clope à la main, il esquisse un léger sourire :

-Si jamais tu v-
-Grmbl… Laisse tomber, tu ne me reverras pas de sitôt à Clock Work ! J’risque pas d’revenir après c’que j’ai vu… Dominic n’est qu’un arnaqueur perdant son temps ! L’île est finie, y’a plus rien à faire.
-Eh ! J’ai même pas fini ma phrase, papy ! Et je ne te permets pas de dire ça de ton île natale ! Clock Work sera reconstruite et tu pourras y profiter d’une retraire bien méritée !
-Sous l’eau ? Avec mes rhumatismes ? Allons bon !... Et ma retraire, Romuald, je ne la prendrais que quand TOI, tu te seras décidé à reprendre la surveillance des phares !

Le jeune homme prit un des sacs sans répondre, la mâchoire crispée et le regard vide d’émotions, vaquant à la (fausse) contemplation du phare se trouvant sur la rive voisine.

...

Enfin, ce qu'il en restait il y quelques mois à peine. Complètement rasé, plus qu'un tas de gravats et une sorte de trou à la place. Samuel ne va apprécier. Oh que non. Il va encore aller se plaindre pour exiger remboursement et reconstruction auprès du gouvernement... Romuald préfère donc garder le silence, quitte à laisser son grand-père rager tout seul devant les restes d'un phare qui était déjà à moitié délabré. Il est son dernier parent proche, mais n’est vraiment pas facile à vivre. Surtout quand le vieil homme souhaite qu’il reprenne sa suite, alors que lui, veut seulement profiter de la beauté des fonds marins de Clock Work.

Et les deux gardiens prennent la route caillouteuse, pour remonter jusqu’à la dernière lumière qui brille pour les marins. Seuls détenteurs des clés qui permettent de maintenir une lueur d’espoir dans la tempête qui gronde.

***

… Non… ? Ils n’ont pas fait ça… ? Si… ?

Un cri horrifié retentit dans tout le Cap. La découverte d’un crime qui se doit d’être puni. Mais où est l’auteur de ce massacre ?

-NONDIDJU ! Is ont osé graver ÇA ! Ah, si je les rattrape, crois-moi qu’ils vont m’entendre ces rigolos !... UN DRAGON ! Non mais, ils se croient vraiment tout permis ces voyageurs !
-Et un nouveau drapeau tout en haut… Très moche d’ailleurs, à se demander s’ils ont remarqué leurs piètres talents d’artiste..
-Grmmbl… ‘Vais finir par planter un panneau « Interdiction de toucher aux phares »… Romuald, la prochaine fois que tu viens, essaie de trouver du plâtre ou du ciment pour que j’efface cette horreur !... Romuald… ?

Le jeune homme s’est arrêté. La bouche ouverte, le sac qui pend au bout de son bras. Le vieil homme grommelle un peu, plisse les yeux pour tenter d'apercevoir ce qu’il fixe. Son rictus grognon disparaît alors comme l’eau tombe d’une cascade. C’est drôle, ça le radoucit pas mal, avec sa barbe fournie, son ventre de bon gaillard et ses yeux bleus un peu tristes.

Mais, lui aussi, il l’a vue. Entourée des cadavres de plusieurs personnes. Seule.

Spectatrice d’une tuerie sans nom.


Dernière édition par Honaka Suzuke le Dim 20 Juil 2014 - 17:38, édité 1 fois
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Taptaptaptaptaptaptap.

Tout tourne tandis qu’on monte toujours et encore plus haut dans le phare. Les marches se succèdent, les souffles se font pénibles et saccadés. On se rend jusqu’à la source d’un soleil au milieu de l’orage.

-… Grmblblbl… Z’ont aussi cassé la porte d’en bas… Pose-la sur la table, qu’on puisse voir un peu dans quel état on l’a mise…
-… Très mal papy…
-J’avais remarqué, merci ! Il faut seulement voir si ses blessures ne sont pas superficielles…

Plaf. Le corps tombe sur la table avec un bruit sourd et les membres se laissent emporter par le mouvement, restes d’un pantin désarticulé. Elle a les paupières fermées, le teint pâle, on pourrait la croire endormie, si on laisse de côté le sang et les hématomes recouvrant son visage.

On écarte les tissus qui recouvrent sa chair pour savoir. Savoir quoi ? Qu’elle n’est qu’une femme ? Qu’elle a perdu face à ce qu’elle souhaite plus que tout défier et surmonter ? Non.

La blessure est là, marquant son flanc gauche du sceau d’une mort qui n’attend que le dernier soupir pour couper les fils animant la marionnette. Le mal est fait. Mais depuis quand ? Depuis quand attend-elle que quelqu’un ou la faucheuse vienne la ramasser ? Ils sont arrivés un peu tard. Elle n’est plus qu’une ombre sur les deux plans que l’homme présente de lui-même.

Le vieil homme pose une main usée par le labeur sur la table. Romuald ne dit rien, laisse l’ange passer, attends simplement. Mais attendre quoi ? Son grand-père n’est pas vraiment médecin, connaît quelques bases, mais pas assez pour savoir quels médicaments lui administrer. A voir la plaie béante qui lacère le flanc de la jeune femme, il sait déjà qu’ils ne peuvent rien faire de plus pour elle. Surtout s’ils restent ici.
Le front plissé de Samuel n’est pas là pour rassurer quand il reprend d’une voix grave :

-C’pas joli joli à voir… On va essayer d’nettoyer et d’rabibocher tout ça … C’est d’médicaments dont elle aura besoin vu la fièvre d’cheval qui lui étourdit la cervelle !
- Beh, j’peux toujours tent-
-NON. En l’amenant sur Clock Work, tu ne feras que la condamner. Et vu son état, je doute qu’elle puisse survivre une journée sur cette île maudite…Et toi aussi tu ferais mieux de t’en éloigner, petit crétin… Grmmblblh…
-Okay, okay, j’ai compris !… Et j’ai entendu ta dernière phrase … Enfin. Revenons à cette rescapée. On peut au moins faire qu’elle aille mieux ? Parce qu’là, j’jurerais qu’elle s’rend tout droit en enfer…
-Ch’pas… Pour l’moment, apporte-moi un grand baquet d’eau, un peu d’alcool, un chiffon, une bougie et un couteau. On va essayer d’cautériser c’qui peut l’être. Puis, on v’rra si elle a b’soin d’médic’.

Le jeune homme opine de la tête avant de s’engouffrer dans la pièce d’à côté, comme une ombre silencieuse pour rapporter ce que son grand-père lui a demandé.

Le vieil homme soupire en se laissant tomber sur une vieille chaise de bois et de paille, un peu abîmée et plutôt grinçante sous son poids. Il contemple l’intérieur du phare, de la seule lumière qui parvient aux marins lors des tempêtes, de l’espoir qui leur reste lorsque tout est noir. C’est tout ce à quoi on pourrait s’attendre. Circulaire. Petit. C’est son chez soi depuis bien longtemps à présent. Il y est habitué. Ces vieux fauteuils aux tissus bleus. Cette bibliothèque en bois de chêne et un peu rayée. L’une des étagères penche d’un côté, cassée depuis longtemps mais supportant toujours le poids de ses livres. Et ce lit dans lequel il dort, dont les ressorts sont bien usés à présent, mais qui reste son compagnon durant ses rêves et ses cauchemars. Et tout le reste, ce qu’il utilise au quotidien. Cette théière cabossée… Tout cela, il ne le quittera que le jour où son propre soleil se couchera pour l’éternité.

Et cette table où il…

Ah… Oui, c’est vrai.

C’est sur elle que ses yeux se posent. Il ne comprend pas ce qu’il s’est passé. Tant de violence qui l’a amenée aux portes de la mort. Peut-être l’a-t-elle mérité. Il n’en sait rien. La seule chose qu’il sait, c’est que ses mains tremblent. Tremblant de n’avoir pu aider cette pauvre âme brisée, tremblant de peur aussi. Il n’a pas croisé l’homme qui a réalisé pareil massacre. Et, c’est terrible de se dire ça, mais il ne peut s’empêcher d’être soulagé. Il ne l’a pas vu et ne le verra jamais.

Taptaptap. De grands pas précipités. C’est son petit-fils qui revient. Le gardien du phare se relève en grommelant. C’est l’heure. Romuald dépose la bassine remplie d’eau sur un tabouret, humidifie un premier chiffon blanc et en imbibe un deuxième d’alcool. Une bougie et des allumettes dépassent de sa poche, ainsi qu’un couteau.

Combien de fois ont-ils répété le même scénario ? Nettoyer d’abord le sang, désinfecter la plaie avec de l’alcool, avec minutie et précision. Puis, on cautérise et on suture comme on peut. La suture est pas souvent géniale, les fils pètent, re-hémorragie et infection, on re-soigne... Et on croise les doigts. Ou bien on prie l’bon dieu. On fouille aussi la pharmacie. Mais elle est plutôt là pour soigner des petits rhumes. Pas des infections ou des fièvres de cette ampleur…

Quelques croix de bois sont apparues ensuite. Mais pas en fer. Non. Pas l’enfer.

***

De l’eau. C’est humide. Ça dégouline sur son ventre. C’est frais. Ça fait du bien. Elle a la tête qui résonne de drôles de bourdonnements et une drôle de moiteur règne dans son corps.

Aïch ! Maintenant, ça pique. Un peu.

PAS QU’UN PEU, PUTAIN !

Elle murmure des mots incompréhensibles dans une sorte de demi-conscience. Les pupilles et les paupières qui tourbillonnent de tous les côtés, comme la lumière d’un phare, tu vois c’que je veux dire ? Son regard ne s’attache plus à rien.

Ça pue l’alcool. Un genre de truc qui te nettoie si bien l’estomac qu’c’est pas possible d’en boire, ne serait-ce qu’une gorgée. Et elle pousse un nouveau râle, parce qu’elle vient de se souvenir qu’elle a soif. Le gosier totalement sec et la langue rêche.



Ça brûle.



ÇA BRÛLE BORDEL !

Elle s’agite à présent et sans qu’elle ne s’en rende compte, un hurlement terrible s’échappe de sa gorge de pierre.

Ainsi s’en vont les cris des âmes perdues.
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-Samuel.

-Eteins ta clope, Romuald. C’pas fumer à côté d’elle qui va l’aider à s’rétablir.

-Elle a de la fièvre.

-Je sais.

-Elle a besoin de médicamens.

-Je sais.

-Donne-lui en, alors.

-Y’en a pas, tu l’sais très bien…

-A Clock Work, y’a des médecins. Et y’a des médic’.

-

-Fais pas la sourde oreille, papy. Tu le sais aussi bien que moi.

-

-J’peux m’occuper d’l’emmener là-bas et de veiller sur elle le temps qu’elle se rétablisse. Tim lui administrera le traitement nécessaire… Elle a un stock plein encore et elle fait tout pour le garder quasi intact…

-Depuis quand tu te préoccupes des inconnus toi ?

-C’est notre boulot, non ? Faut bien que je commence à un moment ou à un autre.

-... Grmmmbl. Quand une raison t’arrange, faut évidemment que tu la sortes... Mais, écoutes-moi bien Romuald. Elle est sous ta responsabilité. Si jamais elle meurt… Tu r’viens ici. Et tu prendras ma suite quand j’serais trop vieux pour m’occuper d’ces phrares.


-T’es déjà trop vieux, papy.

-… Petit crétin.

-Héhéhé.

-Réfléchis bien. J’r’viendrais pas sur ces conditions. Si elle crève, c’est ton problème.

-Pas aujourd’hui, Samuel. Pas aujourd’hui que la mort viendra.
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Le vent ébouriffe les cheveux bruns de Romuald. Il profite du coucher de soleil sur le Cap, particulièrement magnifique ce jour-là. La petite flamme orange s’éteint dans les langues salées et houleuses de la mer.  Ironie ou simplement le hasard ? Pour ajouter une part d’ombre d’ombres au tableau, son grand-père réalise une tâche innommable que l’on cède volontiers aux croque-morts. Mais quand on est gardien du cap, il faut s’habituer à voir les cadavres passer. Au fil, du temps, on s’aiguise et on devient un couteau-suisse, capable de bien des choses dont on tait le nom. Même si le jeune gardien n’est pas sûr de la voie qu’il souhaite emprunter.

Le phare, les voyageurs, tout ça… C’est sûr que ce serait une place confortable et stable. Un peu périlleuse. Mais si jamais il réussissait à vivre très vieux sans trop s’en prendre dans la figure, il serait certain de couler des jours tranquilles. Pourtant, ce chemin tout tracé, cette voie d’or et de prospérité ne l’inspire pas plus que ça. N’importe qui aurait sauté avec gourmandise sur cette place, ce fauteuil  bien moelleux et ce festin bien garni. Mais pas Romuald. Il sait que sa route n’est pas là. Et trop de tranquillité amène l’ennui. Au moins, sur Clock Work, il ne risque pas de s’ennuyer. Toujours quelque chose à faire, qui se passe ou quelqu’un qui t’aborde pour te chercher des noises. Et c’est toute cette agitation, cette tension, qui abreuve Romuald d’une soif qu’il ne saurait expliquer. Recevoir des coups et en mettre lui apporte une sorte de paix qu’il n’avait jamais connu.

-Cinq croix anonymes en plus.

Romuald ne répond rien. Se contente de fixer ce superbe coucher de soleil. Même si le jeune homme ne peut s’empêcher de grimacer de dégoût en repensant à l’état des corps sans vie découverts plus tôt dans la journée. On trouve rarement d’aussi terribles et ignobles massacres sur le cap. Il sent la main de son grand-père sur son épaule. Rassurante, paternelle et protectrice depuis toujours. Le grand gaillard brun n’a plus que lui. Il est tout ce qu’il lui reste après la chute de Clock Work. Alors oui, Samuel est grincheux, pas commode et têtu comme une chèvre,  mais Romuald l’aime comme ce qu’il est. Un papy qui s’inquiète et qui s’est occupé de lui pendant de nombreuses années.

Devant le soleil, on peut voir une croix de bois s’élever sur la pointe du cap. Puis deux. Et trois. Un champ est planté là et fait plus qu’assombrir le tableau. Romuald ne dit rien, une cigarette au bout des lèvres, expirant une dernière bouffée de tabac. Le vieux Samuel reste silencieux, une pelle à la main et les doigts sales de la terre fertile se trouvant ici, gorgée par les morts et leurs acides gonflant la terre.

***

Le premier appel pour le départ du Cap des Jumeaux retentit. La corne gémit, tandis que les dernières lueurs du soleil s’éteignent avec le lever de dame lune.

-Tiens-là bien… Faudrait pas qu’elle s’retrouve plus amochée qu’elle ne l’est déjà…
-T’inquiète, il lui arrivera rien. Prends soin de toi sinon. Gaffe à c’qu’un des monstres marins vienne pas te bouloter ou qu’un pirate vienne te refroidir la cervelle. T’es quand même déjà assez vieux pour c’métier. Les personnes âgées, on les laisse pas seules normalement.
-Sale gosse… Fais attention à toi aussi, Romuald. Et fais pas de conneries hein. J’te connais d’puis qu’t’es qu’un pleurnichard, on m’l’a fait pas à moi. Arrête de plonger dans les ruines. Ça t’évitera tous ces ennuis avec les hommes-poissons.
-T’seras pas tout le temps là pour m’rappeler ce que je dois faire, papy... Mais t’en fais pas. M’arrivera rien. Pour l’heure, c’surtout pour cette femme que j’m’inquiète.


Romuald attrape son sac de voyage d’une main. Il tient l’inconnue de l’autre, sur son épaule, encore inconsciente et marmonnant des mots incompréhensibles. Qui sait de quoi ses rêves sont remplis à présent ? Ce que les deux hommes savent par contre, c’est que si la fièvre ne baisse pas et que l’infection continue, elle continuera de délirer...  Jusqu’à ce que les palpitements cessent petit à petit et que le souffle chaud de la vie quitte son corps.

Deuxième appel. Le son de la corne résonne encore plus et son cri pourrait s’apparenter à l’un de ceux des torturés que l’on trouve à Impel Down.

Le navire du soir est prêt à partir, il ne reste plus qu’au jeune homme de monter à bord, billets en poche. Mais Samuel le regarde de ses yeux noirs de vieil homme, fatigué et las. Il y autre chose dans ce regard, qui le pousse à retarder le départ du bateau de la Translinéenne. Quelque chose qu’il n’arrive pas à saisir, mais qui le pousse à rester silencieux et à patienter. Son grand-père n’a pas fini ses recommandations. Y’a des mots qui lui tiraillent la langue, et ça, Romuald le voit bien.

Dans un silence un peu gêné, les deux hommes s’observent. Tous les deux ont la peur au ventre.  L’angoisse et l’anxiété de n’être pas sûrs de se revoir.

-Je reviendrai.
-T’as intérêt. Ramène-moi la bonne bouteille de rhum la prochaine fois.

Troisième appel. Bref. Retentissant et insistant. Romuald se presse de grimper sur le navire, allonge la jeune femme délicatement sur un côté. Puis, regarde une dernière fois le ponton d’embarquement, d’où le vieux Samuel l’observe. Hop, ancre remontée, hommes à leur poste et capitaine à la barre. Tout est prêt.

Et tandis que le bateau commence à s’éloigner tout doucement des phares jumeaux, gardiens des marins perdus dans la tempête,  il a le cœur serré.

Il aurait juré voir son grand-père pleurer un peu.

Faut dire que, durant son séjour à Clock Work, Romuald s’est retrouvé à genoux. En sang. Le visage boursouflé. Et quand il est rentré, il a fait comme rien. L’vieux  gardien a pas pipé mot non plus. Mais à ses yeux noirs et inquiétants, le  grand gaillard brun voyait bien que son papy avait compris.

Romuald risque d’se faire sauvagement enterrer six pieds sous terre, chaque jour qui passe sur Clock Work.


Dernière édition par Honaka Suzuke le Lun 21 Juil 2014 - 23:23, édité 1 fois
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C’est ainsi que l’on quitte le Cap. Soit avec insouciance. Soit le cœur palpitant, pleins de regrets et de mots que l’on n’a pas dit à temps.
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