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L'héritage de Gosa

Comme convenu, Socrate avait était enfermé dans un coffre pour être livré à l'ermite de Gosa. Un message y était même cloué, évoquant les évènements passés. Le vieil homme avait accepté de se faire livrer des denrées alimentaires chaque semaine sans établir de contact avec qui que ce soit. Même pas le marchand qui le livrait. En effet, à cause de son âge avancé, il ne pouvait plus chasser lui même ses repas. Pourtant, le vieil homme était plein de ressources.

D'ailleurs, le voilà qui arrivait dans ses habits amples traditionnels. Il était en réalité un moine-guerrier. Il était venu prier le repos des victimes d'un tyran de pirate qui avait rayé le village de la carte. Il trainait sa carcasse, le visage fortement ridé et le regard grave. Ses cheveux, sa barbe, et même ses sourcils avaient poussé et atteignaient une longueur inhabituelle mais ils n'étaient pas négligés pour autant. 
Il saisit le petit mot cloué d'un geste et porta son attention sur son contenu. Après quelques instants, il s'agenouilla avec difficultés et quelques grimaces pour l'ouvrir. Aussitôt le blondinet en bondit en beuglant.

- J'étouuuuuffe !

Il était debout, les poings levés au ciel, l'air ... bête. Il cherchait du regard d'où venait la voix, il trouva le vieil ermite avec une rougeur sur le front : il l'avait touché en ouvrant le coffre de toutes ses forces pour en sortir. Puis, plus rien. Il s'était tu en voyant toute la fureur concentrée dans les yeux de ce vieil inconnu.

- Silence, avorton !

Le cri de l'ermite avait déchiré le silence comme un éclair déchire le ciel, aussi tonitruant que le tonnerre. Au même instant, il avait abattu violemment la tranche de sa main sur le sommet de son crâne, ce qui lui fit tirer dans la langue dans "Gouya" en s'étranglant dans le choc.

Quand Socrate se réveilla, il était allongé auprès d'un feu dont il sentit la chaleur le réconforter. Quand il ouvrit les yeux, il faisait face à un ciel étoilé.


- Eh bé. Quand on t'assomme, tu ne fais pas semblant.

Le Ricidule se frotta les yeux avant de se redresser pour voir qui lui parlait. C'était le vieil ermite qui était assis sur une pierre en train de tailler une branche pour l'acérée et s'en servir comme arme.


- Ca fait deux jours que tu dors. J'ai eu peur. Oui, j'ai eu peur de manquer de nourriture.

Il lança son pic en bois juste aux pieds de Socrate, planté dans le sol.


- Parce que c'est toi qui a avalé ma nourriture, alors ce sera à toi d'aller chasser !
- Chasser ?

Le blondinet s'était assis en tailleurs devant le feu qui cuisait quelques brochettes et des racines. Il huma leur doux fumet avant de reprendre la parole.


- Je ne sais même pas me battre ...
- Oh, misère ...

- Mais tu as l'air de savoir de te débrouiller, le vieux. Elles ont l'air bonnes tes brochettes. C'est quoi ?

Il tendit sa main pour s'emparer de la viande, le vieil homme intervint.


- Le jeune tigre enjoué et affamé veut s'attaquer au vieux buffle, mais il a supporté le blizzard au sommet de la montagne !

Au moment où il hurla son proverbe préventif, il enfonça son index et son majeur dans l'épaule de Socrate, lui paralysant totalement le bras.

- Voilà ce que je n'aime pas chez les gens ! Voleurs, violents et sans gêne !

Socrate n'en avait que faire. Ce qu'il l'étonnait, c'était son bras.

- Wooooh ! Comment t'as fait ça le vieux ? T'es démentiel ! Et tu veux pas chasser ?! Bah alors montre moi !
- La Voix du Moine ne se communique pas à n'importe qui, jeune avorton ! Et je suis trop vieux pour chasser. Il y a, dans cet archipel, un tigre qui fait la loi sur la faune et la flore locale. Je ... Je ne peux pas le tuer mais durant ma jeunesse, il a appris à me respecter. Seulement, il faut bien qu'il se nourrisse et petit à petit, il se rapproche de mon camp dont tu vas bientôt partir. Je ne demande rien à part la solitude ! Ce n'est pas possible de respecter ma volonté à la fin ? C'est si difficile que ça ?
- Calme toi le vieux ! J'y suis pour rien moi.
- C'est "Monsieur" !

De colère, il donna un coup de poing dans le ventre de Socrate qui décolla du sol pour s'écraser sur le tronc de l'arbre juste à côté, sans mettre les pieds par terre. Quand il retomba, choqué par tant de puissance, le vieil ermite se tenait devant lui.

- A défaut de t'envoyer chasser, tu te débrouilleras seul. La vie à la dure, ça forge. Et moi je vais t'inculquer les règles de la politesse puisque tu sembles ne pas les avoir apprises. C'est la base de la société, avorton !
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Le soleil se levait en cette déjà chaude deuxième journée. L'ermite armé d'un bâton frappa trois coups sur le sol.

- Debout Avorton, ton initiation commence aujourd'hui et maintenant, dit il très solennellement.
- Quoi ? Déjà ? répondit Socrate en baillant, les yeux mi-clos.
- Non, tu peux attendre et mourir de faim dans ton sommeil, étouffé par la bêtise.

- Ah ...

Et il se remit à pioncer, ce qui irrita d'amblée le vieux Tsai.

- Bien évidemment que non ! Réveilles-toi ! Sur le champ ! Qu'est ce que tu ne comprends pas dans "main-te-nant" ? Je te donne dix minutes pour te préparer !

Le jeune adolescent s'assit donc en tailleur presque aussitôt, ayant dormi tout habillé. Le vieux était en train d'affûter encore la branche qu'il avait taillé la veille. Quelques instants plus tard, il se retourna et lui lança l'arme rudimentaire.



- Tiens, aujourd'hui, tu vas chasser ce fameux tigre colossal.
- D'accord, rétorqua Socrate sans se démonter, prêt à se lever et à partir comme s'il allait accomplir une banale tâche.
- Attends, espèce d'idiot ! Ne crois pas pouvoir l'avoir comme ça ! Ecoute moi donc, je vais te donner ta première leçon pour arpenter le Chemin de la Sagesse.

Le blondinet se rassit donc en tailleur, aussi béat qu'un gamin à qui on allait raconter une histoire.



- J'ai même franchi le Chemin de la Sagesse à ton âge et j'ai donc commencé mon pélerinage. A ce moment là, l'on m'avait envoyé dans la jungle profonde et inextricable. Plusieurs fois, j'ai croisé la route d'un serpent qui tentait de me donner des conseils. Je n'avais pas reconnu là le Dieu-Serpent. Je m'étais fié à l'image du Serpent que j'avais : un animal fourbe, tentateur et venimeux. Vexé, il s'étonna "Pourquoi ne veux tu pas m'écouter ? Je connais cette jungle par coeur et tu es perdu et blessé. Si tu ne m'écoutes pas, tu n'iras pas bien loin ...". Je fis mine ne pas l'écouter. Je continuai donc mon chemin, toujours aussi perdu et davantage blessé par les ronces puis je me dis que je n'avais rien à perdre à écouter ce serpent. Alors je suivis ses ordres et si tôt, mon chemin se débroussaillait et j'arrivais enfin à destination. En me reposant à l'ombre d'un arbre, le Dieu-Serpent se manifesta une dernière fois : "Ne juge pas trop vite les choses, apprends à les connaitre toi même pour te faire ta propre idée. Par exemple, tu ne savais pas que je suis également un symbole de luxure et de science. Tu ne m'as même pas reconnu en tant que manifestation divine ...". Tout cela pour te dire que tu ne peux pas chasser le tigre féroce sans le connaitre. Découvre le, apprends à le connaitre, traque-le et dompte-le mentalement. Deviens plus fort et enfin, chasse-le.

Socrate avait des étoiles dans les yeux, passionné par cette histoire d'images, de dieux, de serpent et de jungle. Lui même, à son tour, il voulait appliquer la sagesse du serpent et regarda son pique de bois de long en large.



- Hmm, il m'a l'air piquant et solide, ça doit être du bon bois, tonitrua-t-il, faussement plein d'assurance.

Le vieux Tsai soupira, exaspéré, et l'invita à le suivre d'un geste de la main. Quelques centaines de mètres plus loin, ils virent le tigre renommé au loin, en train de chasser des lapins. Ils se cachèrent donc dans un fourré pour l'épier.



- Je vois, il chasse des lapins ... recommença-t-il. Intéressant.
- Idiot ! le corrigea l'ermite. Regarde plutôt. Les lapins se regroupent et attaquent en groupe. C'est leur moyen de se défendre des prédateurs. Le tigre mange les lapins, c'est la nature. Alors les lapins apprennent à se protéger contre lui.
- Ca m'a l'air dangereux, confia Socrate.
- Et ça l'est. Si tu veux, nous pouvons nous contenter de baies pour aujourd'hui. Il y en a plus proche, vers notre campement.

Ils firent donc demi-tour aussitôt et le vieux Tsai lui indiqua le petit bosquet aux arbrisseaux à baies. Il y en avait de toutes les sortes.

- Fais très attention, certaines peuvent être mortelles.

Cette dernière parole arrêta tout net Socrate qui commençait à toutes les cueillir ... et les manger. Et donc à paniquer en les recrachant toutes.

- Patiente et observe, conseilla Tsai.

Affolé, Socrate balaya tout le bosquet à la recherche d'un indice. Au bout d'un -long- moment, il vit des lapins manger certaines baies et éviter certaines autres.

- Tu vois, commença l'ermite, plein de condescendance, eux savent quelles baies sont bonnes à manger. S'ils en mangent et qu'ils ne souffrent pas, alors il n'y a pas de raison pour qu'elles nous fassent souffrir.

Sur ces mots, Ricidule se mit à courir cueillir les bonnes baies quitte à faire fuir les lapins puis ils rentrèrent au camp se repaitre de leur régal. Le reste de la journée se passa sans encombre, Socrate s'entraina à étudier tout et n'importe quoi.
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Au troisième jour, le soleil était également là. Il se levait tout juste, comme Socrate qui était avide d'histoire. Il avait gardé son arme en bois tout le temps sur lui, comme un trésor.

- C'est quoi l'histoire aujourd'hui ? demanda-t-il bouillant d'impatience.
- La leçon, Avorton, corrigea le vieux Tsai. La leçon. Aujourd'hui tu vas chasser les lapins.
- Nan ! Tout mais pas ça !
- Les baies ne sont pas assez nutritives et consistantes. Il nous faut de la viande et c'est la moins dangereuse à chasser. Le tigre n'est plus là, je l'ai entendu rugir cette nuit sur la colline au nord. Et tu y parviendras avec la leçon, j'en suis sur. D'ailleurs, la voilà.


Le vieil ermite prit une longue inspiration et continua. Socrate, lui, était toujours aussi réceptif.

- Je continuais donc mon pèlerinage. Assoiffé et affamé je décidai donc de m'abreuver du lait du troupeau de chèvre sauvages en face de moi. A peine en touchais-je une que tout le troupeau se braqua sur moi, prêt à me charger. Alors m'apparut l'image du Dieu-Buffle. Il vint me dire de ne pas chercher à me tirer ce traquenard, de ne pas aller à l'encontre de leur force, mais plutôt de me protéger et de me laisser aller. Pur réflexe, quand la première chèvre me chargea, je tentai de la repousser. C'est alors qu'une deuxième vint me charger dans le dos. C'était devenu une évidence : je ne pouvais pas lutter contre toutes ces chèvres. Alors je me recroquevillais et me faisais ballotter entre chaque coup de tête. Comme je ne chargeais pas à lutter et comme je me protégeais, la douleur était moindre. Finalement les chèvres impuissantes se soumirent et je pus m'abreuver à volonté. C'est alors que pour la deuxième fois, l'image du Dieu-Buffle m'apparut. "Lors d'une épreuve insurmontable, il vaut mieux se préserver que se défendre pour survivre. Une fois le calvaire passé, le souci mis à nu sera bien plus accessible.".

- Je vois, s'écria Socrate, allons y !

Les deux compères se levèrent et rejoignirent le parterre de baies jonchés de lapins. Armé de son pic en bois brandi en l'air, Socrate fonça dans le tas en rugissant de toutes ses forces. Les lapins furent dans un premier temps apeurés puis réunis, fondirent sur Socrate qui croulait sous le nombre, comme une vague de boules de poils engloutissant le jeune adolescent.
Il donnait quelques coups de poing de ci de là mais à chaque rongeur qu'il envoyait bouler, il en revenait le double.

- Protège toi, abruti !
hurla Tsai.

La masse difforme de boules de poil cessa de bouger. Quand les lapins pensèrent avoir tué l'humain, ils se dispersèrent bien vite. Socrate gisait inerte sur l'herbe durant quelques secondes avant d'esquisser soudainement un rictus et de saisir à la volée deux lapins par les oreilles.

- Pfftrr ! Imbéciles ! rit-il.

Quand il se releva, tous les autres lapins firent volte-face, affolés, et poussèrent tous un petit "Grouiiiik !" avant de s'évanouir dans leurs terriers. Ricidule retourna vers son Maitre, fier de lui, et rentrèrent au village se délecter des fruits de la chasse.
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Ce matin là, Socrate était levé avant le vieux Tsai, et même avant le soleil. Il le regardait bêtement dormir. Dès que l'ermite eut le malheur d'ouvrir un oeil, Socrate se rua dessus.

- C'est quoi la leçon du jour ? Hein ? Dis ? C'est quoi ?

Le vieux Tsai retira calmement le haillon qui lui servait de couverture pour la nuit et dans la seconde qui suivait, il écrasait son poing sur le sommet du crâne du jeune adolescent.


- La leçon du jour, c'est qu'il ne faut me sauter dessus du matin ! éructa l'ermite visiblement irrité.

Il se leva et persifla un petit "Merdeux !" entre ses dents. Socrate, lui, se frottait la tête et boudait dans son coin.

- Nan, j'boude pas !

Si. Il boudait.

- Ah qui tu parles, Avorton ? s'étonna le vieux Tsai entre deux baies qu'il boulottait joyeusement avant de hausser les épaules et jeter à nouveau son dévolu sur son petit déjeuner. Tu ferais mieux de te préparer et convenablement, aujourd'hui, nous avons du travail. On va à la chasse au tigre et pour ça, on a un long chemin à faire. On part dès que j'ai fini de déjeuner, après la leçon.

Joyeux, Socrate saisit sa lance en bois plein d'entrain puis une grosse poignée de baies qu'il fourra dans sa bouche et encore deux autres dans ses poches.

- Chouis prêt !

A son rythme, le vieux Tsai l'était aussi. Il s'approcha de l'arbre mort dans leur camp et passa son bras dans le tronc pourri par le début du branchage pour en tirer un magnifique sabre à l'étui d'un jaune presque solaire. Socrate était émerveillé.

- Q-Qu'est ce que ... Qu'est ce que c'est ? demanda-t-il, curieux.
- La solution à un éventuel danger, répondit solennellement l'ermite.
- Tu vas te battre ? insista Socrate.
- S'il y en a besoin, comme je viens de te le dire.
- Mais tu sais te battre au moins ?

- La ferme, Avorton, tu deviens insultant.
- Nan mais je me disais, comme t'es vieux ...
- Assez ! coupa court le vieux Tsai. Voilà la leçon du jour.

Ces quelques mots avaient stoppé net le blondinet qui s'était assis, prêt à s'abreuver de sagesse.

- Alors que je continuais mon pèlerinage, je commençais à avoir des doutes. "Est ce que cela sert-il vraiment ? En vaut-il la peine ? Atteindrai-je un jour la Sagesse ?". Alors m'apparut l'image du Dieu-Héron qui vint me souffler "Quand la brume trouble tes sens, quand tu te crois perdu, envole toi au dessus de cette brume et tu retrouveras le soleil. Il est toujours là. Et il brille encore plus quand on se sert les coudes.". C'était pourtant clair. Il fallait que je sache où placer mes espérances et il fallait surtout que je m'y tienne, il ne fallait pas que je perde foi. C'est ce qui m'a fait tenir le chemin. Et même quand je marchais sur le lit de cette rivière presque tarie, que je m'enfonçais dans les sables mouvants, j'ai su m'en sortir grâce au précepte. Je me suis donné la peine de m'en sortir pour mes convictions. J'ai regardé le soleil en face et m'aperçut qu'une branche solide pouvait me tirer de ce mauvais pas.
- Ouah ... Et tu en as combien des leçons pour attardés dans le même genre.

Tsai lui fracassa la poignée de son Meitou sur le crâne.

- Ce ne sont pas des leçons pour attardés, s'énerva-t-il.
- Mais si, y'a des animaux pour que je comprenne !

Il l'agrippa par le col.

- Respecte un peu mon folklore ! Voilà pourquoi je n'aime pas les gens !
- Mais ... Papy, tout se passait bien ... se lamenta Socrate.
- Jusqu'à ce que tu ouvres ta grande bouche et piétine sur l'Histoire du Chemin de la Sagesse que je tentais de t'inculquer ! Sache que tu m'as gravement blessé ! Ces contes ont une grande valeur à mes yeux. Mais nous avons du pain sur la planche, alors marche. Suis-moi, et de près.
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- Tu vois la colline, là, juste en face. C'est par là qu'on va et comme on ne peut pas l'escalader, il faut faire le grand tour. D'ici tu peux apercevoir le bois. C'est là qu'est le tigre actuellement. On devrait arriver tout en haut ce soir, rejoindre le bois ne sera qu'une formalité. Je te préviens, le chemin est long et assez peu praticable.

Toute la journée il arpentèrent la route jusqu'au sommet de la colline. Quand Socrate n'en pouvait plus, à bout de force, le vieux Tsai lui rappelait le précepte du Dieu-Héron et Socrate regardait la colline et c'était comme s'il avait retrouvé des ailes. Ce qui le motivait, c'était le fait qu'ils s'en approchait à grands pas. A chaque fois qu'il butait dans des racines ou se piquait dans des ronces, Tsai lui rappelait qu'il ne pourrait pas atteindre le sommet de la colline. Ils avaient même fait une halte revigorante le midi pour se nourrir et repartir aussitôt.

Une fois arrivés, l'un comme l'autre était épuisé. A cause de l'âge avancé ou de l'inexpérience et de l'inhabitude. Le vieux réunit ses dernières forces pour faire un feu avant de s'endormir, Socrate plongé dans ses rêves de combats monumentaux avec les animaux des contes.

Le lendemain matin, le vieux Tsai avait laissé dormir Socrate. Quand il se réveilla tard dans la matinée, il fut déçu que son Maitre ne l'ait pas réveillé pour la leçon du jour. Ce à quoi l'ermite lui répondit qu'il devait être totalement préparé à son affrontement contre le tigre.

- Maintenant que tu es prêt, je voudrais que m'écoutes et que tu me comprennes plus que jamais. Cet animal est vraiment dangereux. Avec ta force brute et les conseils de mes leçons ne te suffiront pas. Comme m'avait dit précisément le Dieu-Tigre, "ne confonds pas force et puissance". Je ne pense pas que tu puisses comprendre sans démonstration.

Le vieux Tsai sortit un Dial de son baluchon et le tendit à Socrate.

- Frappe dessus de toutes tes forces.


Socrate s'arma de son pique en bois et obéit à son Maitre.

- Et ça fait quoi ?

- Ceci est un Impact Dial. Il absorbe toute ta puissance physique et te la rend en la décuplant. Il faut une grande force mentale pour contenir le choc. Prépares toi, je vais venir appuyer le sommet de la coquille contre ton index.


Comme rarement il ne l'avait fait, Socrate se concentra avec tout son sérieux. Il respirait lentement puis tendit son bras quand il se sentit prêt. Le vieil ermite se taisait également et approchait lentement le Dial de l'index. Quand enfin il y eut le "clic", Tsai grogna entre ses dents mais Socrate ne cilla pas. Il convulsait mécaniquement mais se tenait toujours debout. Après quelques secondes, il ouvrit la bouche pour parler mais ne cracha que du sang avant de s'écrouler, ne pouvant plus bouger.

L'ermite l'installa confortablement puis continua sa leçon comme si de rien n'était.

- Je vois que tu as compris la différence entre la force et la puissance. La force fait appel à la volonté et la puissance à tes conditions physiques. Et il faut au moins ça pour venir à bout de ce tigre pas comme les autres. Je vais te faire un onguent, je crois que tu as ramené des baies dans tes poches.

Il glissa sa main dans la poche de Socrate et n'y trouva qu'une purée de baie.

- Ah ... Ce doit être le coup.

Il tourna son regard sur celui du vieux gamin et y vit comme un brasier s'allumer dans son regard, comme des étincelles meurtrières prêtes à ravager sa cible. Tsai se retourna, il tournait en réalité son dos au fameux tigre. Aussitôt, il posa sa main sur la garde de son Meitou mais sentit quelque chose le retenir. C'était la main de Socrate, debout, prêt à en découdre avec la bête furieuse.

- Hoy, recules, ordonna-t-il sèchement et sérieusement. Tu oses t'attaquer à un vieux ?

Le tigre qui montrait ses crocs portait maintenant son attention sur le blondinet qui lui fondait dessus, pique menaçant de lui transpercer le cuir en main. L'animal tenta de le mordre mais ne reçut un coup de bâton pour toute récompense. S'en suivit une danse entre le tigre qui voulait lui donner des coups de pattes et Socrate qui les esquivait. Gauche, droite, gauche, droite. Millimétré, parfaitement rythmé. Le jeune adolescent porta un premier coup, ce qui transperça les chairs de l'animal qui entra en pleine rage. Il se cabra, levant ses pattes aux griffes aiguisées comme des rasoirs et se rabattit sur Socrate. Il eut à peine le temps de le repousser et de lui enfourer le pique en travers la gueule pour éviter ce que ce ne soit sa tête. Une fois la machoire fermée, il ne restait que du petit bois. Tombé sur le derrière, Socrate était devenue la proie de l'animal qui tentait à nouveau de le mordre. Bête réflexe, le blondinet se protégea avec son bras gauche que le tigre croqua, ce qui fit hurler Socrate de douleur. Ce n'est pas pour autant qu'il allait lâcher l'affaire, rouant de coups du bras droit les côtes du tigre. Presque inutile. Puis un autre cri se fit retentir.

- Grand bi : Crash !

Surpris, Socrate tourna la tête vers où venait le cri. Il aperçut le vieux Tsai complètement enflammé, il faisait tournoyer son Meitou sur le côté, par la queue en tissu en ornait la garde. Bientôt une lame de feu se détâcha pour décrire un grand cercle. A ce moment là, le vieil ermite raccourcit la queue de son arme ce qui crée un autre cercle de feu mais plus petit et qui tournoyait vivement dans le grand. Le tigre lâcha enfin son étreinte pour s'enfuir mais il n'en eut pas le temps, se faisant percuter par le deux lames d'air enflammées en forme de cercle. On aurait dit que c'était l'oeuvre d'une tronçonneuse enflammée.

Sur le sol gisaient deux corps. Celui de Socrate et celui du tigre. Le vieux Tsai, torse nu, se chargea des deux poids sur ses épaules et se pencha au bord de la falaise formée par la colline. Il regarda Socrate comme s'il était toujours conscient et lui parla, le regard plein de malice.

- Ca, c'est un secret, ça tombe bien que tu ne puisses pas le voir.


Puis il se jeta dans le vide. Bien sur, la réception se fit sans embuche, le vieux ayant ralenti sa chute par une de ses techniques bien à lui.
Quand Socrate se réveilla, alléché par la bonne odeur de viande qui régnait sur le camp enfin retrouvé, il était couvert d'une peau de tigre géante.
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- T-Tu l'as tué ?


Le réveil était difficile, il se gratta la tête avec une grimace, signe d'incompréhension. Il lui manquait des bouts de mémoire. Il repoussa sa couverture avec son bras endoloris et la douleur le fit se rappeler du combat.

- La morsure ! Toi en feu ! Et ... tu l'as tué ... On est déjà rentré en plus ... Ouah ... T'es puissant dans quelle mesure ?

- Mange, ça va être froid.

- Mais la viande est en train de rotir !

- Bon, ça va ! râla Tsai. Je vais t'expliquer, installe toi vers moi et mangeons. Avant d'être moine, j'étais un guerrier sanguinaire. Un jour, je suis tombé sur une vieille femme qui m'a demandé si je ne regrettais pas tous les morts que je faisais. Si je me préoccupais d'eux. Si j'imaginais la douleur pour leur famille. Depuis ce jour, sa voix et les voix de mes victimes me hantent. Je me suis donc tourné vers le pardon et me suis enrôlé dans un Monastère. Je me suis juré de n'utiliser mon Meitou qu'en cas de légitime défense. J'ai passé le reste de ma vie à trainer ce lourd fardeau seul. Priant le repos de mes victimes et de toutes les autres aussi. Voilà quelques années que je suis ici.

- Pourquoi ? Cette île est déserte, c'est un coin paumé !

- Cette île fait partie d'un archipel. Il y a plus de cent ans, le village de Gosa non loin était animé. Mais un pirate homme-poisson tyranique a ravagé le village, le rayant de la carte parce que ses habitants ne pouvaient plus payer les taxes toujours plus chères qu'il imposait. En priant pour ces pauvres âmes, je lutte contre la tyrannie mais à ma façon, en faisant ce qui me tient le plus à coeur. Viens, nous allons visiter les ruines du villages. Marcher nous fera le plus grand bien après ce copieux repas.

Tous deux marchaient d'un pas lent, contemplant chacune des maisons de bois devenues des tas de fagots. C'était le silence le plus total, tous deux submergés par l'ambiance fantomatique et monumentale qui régnait dans le village.

- Les maisons doivent regorger de trésors, expliqua Tsai, mais je ne me refuse d'y toucher comme je m'opposerai manu militari à quiconque voudrait le faire. Ce serait profaner leur tombe.

Socrate restait coi, et regardait, inquiet, le vieux Tsai quand il incantait des prières. Une bonne heure tourna avant qu'ils ne décidèrent de rentrer au camp.

- Bon. Eh bien ... il est temps que tu fasses tes valises
, conclut le vieil ermite. Même si tu n'as rien d'autre que ton pique en bois et ta couverture en peau de tigre. Je t'ai appris tout ce que je pouvais t'apprendre. Permets moi de t'offrir ce collier fabriqué avec la dent de celui qui a failli te prendre la vie.
- Et d'ailleurs, il est où ton Meitou ?
- Je l'ai remis à sa place. Je ne pense qu'il puisse me resservir mais je ne veux pas qu'il tombe dans les mains de n'importe qui. Quiconque viendra ici et parviendra à casser ce tronc d'arbre mort en héritera.
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Aussitôt, Socrate, une idée dernière la tête, accepta le présent de celui qui avait été son Maitre de fortune, le visage irradié par un sourire bêtement malin. Alors que le vieux Tsai vaquait à ses occupations, le jeune adolescent se concentrait. "La Force du Tigre, la Robustesse du Buffle, l'Espérance du Héron, la Sagesse du Serpent".

Il tenait le croc des deux mains qui étaient collées contre son coeur, les bras pliés. Son Maitre se retourna quand il enfonçait de toute sa force le croc dans le bois pourri. Le bois se fendillait dans de petits craquements sourds et étouffés, Socrate forçait de plus en plus, le vieux Tsai écarquillait les yeux quand soudain une grosse partie du vieux tronc d'arbre humide et pourri vola en éclat, laissant apparaitre, intact, le Meitou. Visiblement heureux, Socrate s'en accapara et, complice mais désinvolte, dit au ermite :

- Eh, Papy, t'allais pas le laisser dans les mains d'un sanguinaire, pas vrai ?

Le vieux Tsai restait bouche bée. Au large, le bateau du marchand qui avait capturé Socrate pour le livrer ici voguait à allure réduite, prêt à livrer le vieil ermite.

- Oh fait, Papy ! s'écria Socrate. C'est quoi ton nom ?

Ému, le vieux répondit :

- Tsai. Souviens toi du vieux Tsai !

Socrate lui souriait à pleine dent, dévalant en courant la pente herbeuse qui menait à la plage où était amarré le bateau. L'ermite l'accompagnait lui aussi en allant à son allure puis en s'apercevant que le Capitaine-marchand rechignait à accepter Socrate à bord, il lui cria :

- Acceptez le, Capitaine, ce n'est plus le même homme !

Désemparé, il dut accepter. Socrate monta à bord, puis le bateau commença lentement à s'éloigner. Pour toute dernière parole, il beugla :

- Au revoir, vieux Tsai !

Dans la tête du vieil homme, un mécanisme de recherche dans la mémoire se mit en route. Il avait déjà entendu ces mots il y a fort longtemps ... "Au revoir, vieux Tsai" ... Brutalement, il eut littéralement l'illumination du siècle. Son passé ! Sa folie sanguinaire, son pardon, son rachat auprès de la Marine, sa querelle avec son supérieur, l'hypnose et l'abandon ! Il n'était pas du tout moine ! C'était un Marine aux manières très sanglantes, souvent rabroué par son supérieur qui l'a hypnotisé pour lui faire croire que c'était un moine-ermite et qui l'a laissé dans ce village désert en lui disant "Au revoir, vieux Tsai" ! A peine se rémora-t-il cet épisode qu'il se mit à s'égosiller, affolé et en s'agitant dans tous les sens.


- Hé ! Je veux partir avec vous ! Je ne suis pas un ermite en fait !

Socrate continuait de lui faire coucou et dit à un gars de l'équipage.

- Je crois qu'il est content de m'avoir connu.
- Hé, p'tit merdeux, reviens ! Oh !
- Oui ! Coucou !

Quand le bateau s'évanouit enfin à l'horizon, le vieux Tsai se résigna.

- Et putraille, tiens ! Monde de merde !

Il revint à son camp et bouda durant une heure entière.

- Nan, je boude pas !

Si, il boudait.
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