Gris. Tout était gris. Des nuances inexpliquées, des odeurs grises. De la moisissure, de la douleur. Un canevas gris aux relents putrescents. Une sensation oppressante d’impuissance qui enserrait la poitrine et fouraillait les entrailles. Ce qui vint en premier fut la lumière. Diaphane, incertaine. Elle se glissait, ricochait sur les imperfections du décor avant de se perdre en ténèbres opaques. Pas de vision claire de son calvaire. Une simple lueur diffuse qui lui brûlait la rétine. Il ne voyait pas le ciel, il ne voyait pas ses pieds. Il était immobile entre deux mondes. Un calvaire amplifié par des questions sans réponse. Il se rendit compte qu’il était humain, qu’il avait des bras. Des jambes. Mais il ne bougeait pas. Il ne bougeait plus. Ses forces, sa volonté. Tout cela lui échappait. De l’eau entre ses doigts. Un feu sans fumée le consumait, et il ne savait pas pourquoi. Un râle guttural s’échappa du fond de sa gorge, émanation claudicante d’un débris d’homme. Puis il comprit. Au fur et à mesure que ses yeux s’habituaient à sa nouvelle condition, il percevait ce qui l’entourait.
Une texture caoutchouteuse, mollassonne. Un goût ferreux, écœurant. Et il vit. Il vit l’intérieur de leur chair. Il vit un nourrisson aux yeux révulsés, grouillant d’une masse informe et mouvante. Il entendit les chiens s’arracher les membres des morts. Le croassement furibond des charognards qui planaient au-dessus de cette héroïque boucherie. Ce qu’il avait pris pour une déficience de son audition n’était en réalité que le bourdonnement des insectes qui faisaient festin. Quant à la chaleur étouffante qui régnait ici-bas, ce n’était que les résidus des cadavres entassés par-dessus lui. Fèces, urine et sang se mêlaient dans une fragrance qui lui aurait fait rendre le contenu de son estomac, s’il n’était pas déjà vide. Il commit cependant l’erreur d’inspirer une grande goulée d’air. Et se mit à tousser. La masse des charognards se mit en branle, un repas chaud … du sang frais. Quelque chose qui les changerait de cette diète infâme qui durait depuis des jours ?
Les corps se mirent à bouger, à onduler. De l’espace, la liberté ! Il comprit alors qu’il n’était pas paralysé, qu’il pouvait bouger. Il agrippa un bras, le tira en arrière. Le corps chût et lui tomba dessus. Un visage tuméfié, à la gorge déployée. Une femme nue, écœurante. Il se débattit, sans avoir assez de force pour enlever cette masse glacée, rigide. Les replis de la chair de son agresseur l’empêchaient de faire mieux. Il s’effondra encore plus, lorsque le jour se fit à lui. Il entendit des voix, et la carcasse qui l’étouffait disparu. Il inspira à grandes goulées cet air nouveau. Des masses noires se dessinaient sur le soleil hivernal, humaines ou … ?
« Là, y’en a un qui respire ! »
C’était une voix puissante, un brin rigide. La voix tendue d’un homme en souffrance. Il le savait. Sans trop savoir comment, c’était le genre de chose qu’il savait. Tout comme il savait qu’on ne lui ferait pas de mal. Qu’il était sauvé, secouru. Pour l’instant.
« Le pauvre gars … il est à moitié carbonisé. Manchot, borgne. Putain, y’en a qui s’accrochent à la vie … »
Il sentit des mains fermes lui attraper le coude et le tirer vers l’extérieur. Brûlé ? Manchot ? Borgne ? Se posait alors la question … comment était-il avant ? Avant … avant quoi ? Il écarquilla les yeux, du moins l’œil, et commença à haleter de panique. Il ne comprenait pas. Que faisait-il ici ? Pourquoi ? Son cœur s’emballa, il essaya de se débattre sans succès.
« Tout doux l’ami. Tout doux … tout va bien, c’est fini. Goa a été sauvée : tu risques plus rien. »
Non, il mentait. Quelque chose dans sa voix. C’était le ton compatissant d’une mère à son enfant, avant que la garde ne fracasse leur porte et ne les réduise à néant. La garde … comment savait-il cela d’ailleurs ? Peu importait, on le tirait de là. Il comprit alors la douleur d’une naissance. Au chaud, au cœur du tas de cadavres, ses brûlures n’étaient pas tant un problème. Mais face au froid mordant de l’hiver, c’était autre chose. Il se replia en deux, hoquetant un cri que nul ne put entendre. Comme des milliers de lames lui perforant la peau. La douleur irradiait son corps et le paralysait plus efficacement qu’aucune prise. Des larmes silencieuses se glissèrent sur ses joues avant de se perdre dans la terre gorgée du sang des innocents.
« Tch. Vite, une couverture, et trouvez-moi un endroit à l’ombre. Je veux savoir ce qui lui est arrivé à celui-là … »
On le souleva, tirant sur ses blessures. La douleur en fut si forte qu’il perdit connaissance. La seule chose dont il se souvint alors, ce fut le bleu océan des yeux de son sauveur. Des yeux à la couleur familière …