Tic, tac, tic, tac, tic, tac…
Mon corps s’écroule, mais je l’entends. La mélodie. Je la tiens, elle est là. Je la serre contre moi. J’ai mal, ça brûle. Il fait froid, j’ai peur. Bien qu’elle me réconforte. Le monde est muet, autour de moi. Je n’entends qu’elle.
Tic, tac, tic, tac, tic, tac…
Je frissonne. Une dernière harmonie, pour la route. Les battements s’espacent, encore. Le sommeil m’assomme. Je perds espoir. Je perds mon sang. Et la douleur. Alors je la lâche, elle tombe devant moi. Ah, le paysage s’assombrit, grisâtre, mon corps se paralyse. Je ne sais pas pourquoi, je tiens à elle. Elle chante le fils que j’ai abandonné. Et le temps. Mes yeux se ferment, je desserre les dents. Et je m’endors.
…***Du coup je débarque aux premières heures du jour. Il caille sérieusement dans le coin. Non pas que le bateau de transport de voyageurs eut possédé un chauffage - bah pas en deuxième classe en tout cas – créditant l’incroyable baisse de température, mais à peine eussé-je mis un pied sur l’île que je fus déjà parcourue de frissons de la tête aux pieds. La poisse. Cette fois-ci, on m’a confié une mission plutôt simple. En gros, Luvneel, c’est le trou noir du Gouvernement Mondial. Y’a pas de base de la Marine et les seuls soldats qu’il y a à Luvneelgraad sont pas foutus de compter jusqu’à cinq - et c’est d’ailleurs ce qui les maintient en vie. Vu que c’te pays n’est ni puissant, ni prestigieux, ni riche, on s’en fout un peu de ce qu’il s’y passe, hein.
Seulement voilà, depuis quelques temps les actions des révolutionnaires se font moins discrètes et plus efficaces. Y’a pas grand monde d’au courant bien sûr - et la Marine fait partie de ce « pas grand monde » - mais un marché noir se développe tranquillou, là à Luvneelpraad. Luvneelpraad, quand j’y suis arrivée, j’ai pas vraiment eu envie d’y rester. Bon, à priori j’avais rien à craindre, mes cours d’infiltration auprès d’Era Cles étaient visiblement complets, et j’avais revêtu mon plus bel apparat de pirate. Du coup j’me suis pointée, et au bout d’une heure, j’étais encore à chercher la ville, alors que depuis le début j’étais dedans.
Car apparemment, Luvneelpraad est l’un de ces bidonvilles où fleurissent la criminalité, et que c’est un endroit glorieusement sinistré par un tsunami passé plusieurs décades auparavant. Et comme on a jamais pris la peine de rénover la ville, il n’y a pas un seul bâtiment qui tient debout sur des kilomètres et les routes sont totalement impraticables. Du coup, moi qui pensais alors faire de la randonnée sur une suite de terrains vagues, j’étais tout simplement sur l’une des avenues de ce qui avait dû être bien avant une belle et grande cité. Et y’avait pas grand monde : pas de clochard, pas de révolutionnaire, pas de pirate, pas grand monde. Du coup, je décide d’utiliser mes incroyables capacités de subterfuge auprès du seul habitant présent sur des milliers de mètres à la ronde.
- Oh oh oh petiot ! Par barbe rousse saurais-tu où je pourrais trouver des armes pour mon équipage de pirates, sacrebleu ?
- …
Pas de réponse, le nabot capte que dalle et c’est triste à voir. Il me regarde juste avec ses grands yeux globuleux et ses cheveux ébouriffés, me rappelant étrangement un ouistiti sauvage. Il me dévisage de haut en bas, probablement intimidé par la magnificence de mon déguisement. J’le comprends. J’ai pitié de lui. Pour ça, j’oublie un moment le froid polaire du pays et j’lui refile mon manteau, enfin, une vieille cape de pirate toute usée. Bon maintenant il va pouvoir me rensei… ah le salaud, il s’enfuit ! Maudit garnement ! Comme on dit : fais du bien au vilain, il te chie dans la main ! De toute façon c’était pas de la marque, gnahaha. Brr, le vent est sec, il me fouette en me heurtant. En plus, il vient de tous les côtés, impossible de se mettre dos à lui. Mon nez commence à couler, ainsi que mes yeux, et j’y vois déjà plus rien ! Et pis soudain, une voix gutturale sortie de nulle part résonne dans mes oreilles.
- Vous cherchez quelque chose, m’dame ?
J’me passe le revers de la main sur les globes oculaires, histoire d’y voir quelque chose ! Ah, en voilà un haut en couleur ! Je vous décrirais bien son visage s’il était visible, mais fort malheureusement ce que j’avais devant moi était l’archétype du descendant des hommes des cavernes. Enrobé dans une grande mitre en laine grossière, un fusil accroché dans le dos, il était impossible de déchiffrer l’expression de l’individu tellement ses cheveux roux et bouclés, sa barbe brune et ses épais sourcils ne formaient qu’un. Abandonnant finalement la recherche de ses prunelles sous son épaisse toison, je décide après une bonne minute de répondre à sa question.
- Mille sabords, oué ! Je suis pirate mon n’veu, et euh… j’ai appris que je pouvais trouver des armes ici… Pour l’équipage d’euh… le grand cap’tain Barbe-Qui-Pique ! Vous le connaissez sûrement pas, euh… on vient juste de prendre la mer, héhé ! On a accosté pas loin. Crossenbois !
Pas sur que le dernier mot existe dans le lexique pirate, m’enfin soit ; le voilà éclairé ! J’espère que ça va passer… mais oui ça va passer !
- …
Il a l’air sceptique, enfin je crois. C’est probable, en tout cas il a pas bougé d’un poil. D’un poil, héhéhé. Bon, pas le choix, je me force à jouer mon personnage à fond. Je me lance dans une énonciation de jurons de pirates, ou presque :
- Sacrevert-marron-noir ! Par la barbe du scorbut de jupit...
- C’est bon, suivez-moi m’dame.
Je me force à regarder devant moi. C’est à peine si j’me cache pas derrière mon guide, des fois. C’est bien dissimulé, comme coin, moi qui pensais que cette ville délabrée était déserte. Voilà qu’on avait pris quelques sentiers, escaladé trois talus, et qu’il y a désormais, des deux côtés de la route, assis sur des parpaings, des dizaines de soldats de la révolution. Bien que la plupart s’occupent de leurs oignons, au sens littéral du terme, y’en a toujours d’autres pour me lorgner dessus : certains sans trop d’intérêt, certains avec scepticisme, d’autres avec une expression malsaine sur le visage. Histoire de faire la conversation, je demande au gros :
- Dis, ça te dérange si je t’appelle Olaf, Olaf ?
- …
Encore une fois pas de réponse ! Du coup, de plus en plus inquiète, je colle au train du cube moustachu, regardant constamment derrière moi, sans trop voir où l’on va. C’est d’ailleurs la raison qui me fit rencontrer brutalement son postérieur triple épaisseur lorsqu’il se stoppa net sans crier gare.
- On est arrivés.
Dans le style dénué de vitalité, tu peux pas faire mieux. En plus, le mec commence déjà à vaquer à d’autres occupations, alors que j’m’en va’ pour le remercier. Peut-être qu’il s’appelle pas Olaf, peut-être qu’il l’a mal pris, ou qu’il a pas apprécié que je lui rentre dedans quelques minutes plus tôt. J’aurais bien aimé lui poser quelques questions, moi, à commencer par :
- Il est où le marché ?!
Non, j’en reviens pas. C’était ça leur marché au black ? Tu vois, quand on me dit marché, je m’imagine une petite place pavée au sein d’une ville, celle où y’a des stands et des échoppes, voire quelques magasins, où les gens se penchent au dessus de leurs comptoirs pour crier leurs produits frais, où l’on peut sentir la bonne odeur de la tourte ou du fruit mûr. Ou encore de la poudre à canon si c’est un marché d’équipement militaire.
Bah là non c’est pas ça, c’est même pas couvert en fait. Y’a pas de place, toujours les mêmes briques étalées par terre, toujours les mêmes vieux pavés retournés et la végétation qui s’engouffre par les fissures dans le sol. Y’a pas de stands, juste des grands pans de taule pliés en quatre, à la limite quelques tréteaux, et des planches en bois par dessus. Pas vraiment d’organisation non plus, certains se sont installés sur des talus, d’autres en plein milieu de ce qui ressemble le plus à une rue. Je me rapproche d’un vendeur.
- ‘Voulez quelque chose ma p’tite dame ?
J’regarde ce qu’il a. Un manche d’épée cassée, un sabre complet mais émoussé, une vieille canardière à faire pâlir un armurier. Bourdel, comment peut-on acheter ça ? La réponse vient direct : un pirate édenté choppe l’épée émoussée par le mauvais bout, se blesse, rigole bêtement, et l’achète.***Depuis une heure je fais le tour des rues et y’a rien de spécial. Ah si, tout à l’heure en déambulant, je suis tombée sur une femme étrange. Elle avait la quarantaine, de longs cheveux bruns, et était vêtue d’une tenue mauve-pourpre à la fois humble et sophistiquée. Un tricorne de soie violette lui habillait la tête, ce qui m’informa illico de son rang de capitaine pirate. Contrairement aux autres gueux qui peuplaient le coin, elle avait un puissant charisme et une aura qui me fit prendre des couleurs. Elle ne me remarqua même pas, je devais avoir la même tronche que tous les autres gusses, avec à peu près la même dégaine, mais moi je me souviens d’elle. Bref c’est le genre de personne qui laisse une trace dans la mémoire des autres.
Je continue d’ailleurs à y repenser en mangeant mon casse-croute, affalée là sur une pierre. Il est midi, j’ai toujours pas trouvé le repère des révolutionnaires responsables de tout ce bazar, mais plus ça va et plus quelque chose me dit qu’il faut que je me taille d’ici. Depuis un p’tit bout de temps, les yeux sont tournés vers moi. Seulement voilà, j’ai essayé de retrouver le chemin dans ma tête, et j’suis totalement paumée. Soudain, je suis carrément arrachée à mes pensées par une grosse patte qui me choppe à l’épaule. Je reconnais la voix caverneuse de l’homme tout aussi caverneux qui m’avait amenée ici.
- M’dame, veuillez me suivre.
Et si je suis pas d’accord, hein, Olaf ? De ce fait, je me retourne pour affronter l’individu. Je plonge mes deux yeux dans son visage poilu, imaginant l’emplacement de ses prunelles, et débute un combat de regards. Je me mets sur la pointe des pieds, penche légèrement le visage, et m’approche à quelques centimètres de sa touffe. Il sent le sauciflard, mais je tiens bon. Alors, en ultime réponse de ma rébellion, je lui lâche finalement :
- Sans problème, vu que tu insistes, Olaf !
Et merde, c’est ça aussi d’être influençable. Bon c’est quoi le plan B ? M’arracher le bras et m’enfuir en courant ? Car c’est qu’il me tient bien le bougre, c’est à peine s’il me soulève au-dessus du sol. J’peux rien faire, juste me lamenter d’être aussi niaise. Ils vont m’emmener dans un endroit sombre et me torturer pour me soustraire des informations. Je finirai mes jours dans une marre de sang et pourrirai dans une cave obscure de Luvneelpraad. Ah, je vois déjà ma fin se peindre dans ma tête, et rien que ça, ça me donne le tournis. Je désespère déjà, oui je me rends.
- Laissez cette jeune femme tranquille, elle est avec nous !
Beuh, c’est qui ça ? Je connais pas cette voix. Toujours est-il que la poigne du molosse se desserre et que je retrouve lentement ma liberté. Il s’éloigne sans même me zieuter. C’est un bon chien de garde ça. Du coup je me retourne pour voir qui est mon sauveur, histoire de lui serrer la main, histoire de lui payer un coup. Je commence déjà à sourire, sans même me douter de qui ça peut être. En même temps, une ombre menaçante se glisse dans mon dos furtivement. Je n’ai pas le temps de voir de qui il s’agit.
Mon corps se paralyse et je n’ose pas bouger mes yeux. Je reconnais l’odeur de ces cheveux, la force de cette étreinte autour de ma taille. Je reconnais jusqu’à la douceur de cette peau. Non ça ne peut pas être elle, elle est morte. Elle a disparu il y a longtemps, c’est ce que m’a dit la vieille Lulu. Je dévie le regard vers la jeune femme, mon sourire s’élargit de plus belle, mes yeux se couvrent de larmes. Je la tiens dans mes bras, elle est belle et bien vivante. Elle est plus grande, plus forte, et charnue là où il faut, mais c'est elle !
C'est ma sœur, Angela !
Dernière édition par Annabella Sweetsong le Lun 31 Mar 2014 - 20:07, édité 1 fois